Parcours de l' oeuvre de Simon Steen-Andersen

par Michèle Tosi

Compositeur, performeur, artiste sonore, les termes par lesquels Simon Steen-Andersen se définit en tant que créateur le rattachent à cette communauté d’artistes aux prises avec le son et avec l’espace dans lequel celui-ci est sculpté : une expérience au centre de laquelle le compositeur aime se trouver, accordant au geste et à la perspective visuelle de l’action en train de se faire une place singulière : « Mon but n’est pas de me situer à un endroit (la musique) puis d’y ajouter quelque chose d’autre (du visuel), mais de me situer à l’intérieur de la musique puis d’étendre cette dernière à partir de cette position1 ». Avançant le concept de musique audio-visuelle, Steen-Andersen met à l’œuvre tous les ressorts de l’imagination pour montrer la musique autant que la faire entendre. Si l’amplification et la vidéo sont des composantes majeures de son projet compositionnel, il écarte toute sophistication technologique, préférant trouver ses solutions au sein de l’écriture et un outillage low-tech, qu’il construit parfois lui-même et qu’il peut manipuler en direct. Sans renoncer aux cadres et aux modèles de la tradition, Steen-Andersen s’ingénie à les faire évoluer, voire à les réinventer, à l’aune de sa vision compositionnelle. Avec une soixantaine d’opus à son catalogue qui débute en 1998, Steen-Andersen poursuit son travail avec la même conviction, dans une sphère artistique éminemment personnelle, ciblant de manière toujours plus affinée ce point de rencontre entre le sonore et le visuel.

Montrer le mouvement

En 1999, alors qu’il est encore étudiant à Aarhus, Steen-Andersen écrit un premier quatuor à cordes pointant d’emblée son intérêt pour les cordes et plus précisément pour le mouvement que l’archet déploie dans l’espace : « J’ai considéré l’énergie comme le seul matériau de départ », précise-t-il concernant cette œuvre de jeunesse aussi courte que prémonitoire. La forme en est éclatée autant que l’écriture des quatre parties, Steen-Andersen s’intéressant davantage aux trajectoires sonores et à l’énergie qui les propulse. Dès ses premiers opus, il éprouve en effet le besoin de sortir la musique de sa sphère abstraite et de lui conférer une dimension physique en donnant à voir le geste qui la fait naître mais aussi la source qui la produit : une démarche qui n’est pas sans évoquer celle d’Helmut Lachenmann et son concept de « Musique concrète instrumentale ». Pression pour violoncelle est à ce titre une pièce emblématique du compositeur allemand, dans laquelle l’instrument à cordes apparaît « comme un objet à scruter, à démonter, et dont la fonction resterait encore à découvrir », écrit Martin Kaltenecker dans l’ouvrage essentiel qu’il consacre au maître de Stuttgart2. L’approche de l’instrument en tant qu’objet à explorer, et même à démonter, comme on voit les instrumentistes le faire dans In Spite Of And Maybe Even Therefore (2007) participe du projet de Steen-Andersen, qui réfléchit quant à lui aux moyens de visualiser l’« opération », dans un équilibre recherché entre ce qui est vu et ce qui est entendu.Study for string instruments #1-3(2007-2011) constitue un ensemble de pièces significatives quant à l’évolution de son travail dans le domaine de la musique audio-visuelle : « Mouvement du son ou son du mouvement ? », interroge-t-il dans la notice d’œuvre de Study #13. Seuls les déplacements (celui de l’archet et de la main gauche) sont notés sur la partition qui, pour cette raison, peut être jouée par n’importe quels instruments à cordes (voire par d’autres familles d’instruments). « Il s’agit d’une chorégraphie pour interprète autant que d’une musique pour instrumentiste, autrement dit un jeu chorégraphique, ou même une sorte de danse s’accompagnant elle-même », poursuit-il dans la présentation de l’œuvre. L’étude #1 restreint le champ d’investigation au glissando, un geste-mouvement cher au compositeur : « Un glissando est aussi un matériau beau et neutre. Il n’y a pas d’harmonie, ni nécessairement de commencement ou de fin, et cela reste en suspension libre. C’est la raison pour laquelle j’utilise souvent des glissandos […]. Si l’on fait cela correctement et qu’on l’équilibre bien, alors le glissando est ce qui se prête le mieux pour faire une chose où l’on ne sait plus ce qui est venu en premier : l’idée du mouvement ou le résultat sonore4 ». Dans la version pour trombone (avec sourdine) et violoncelle (pratiquement atone), le mouvement de la coulisse contrepointe celui de l’archet dans un espace dûment construit.

La série des treize « translations » (nous traduisons par transpositions) intitulée Next to Beside Besides (NTBB pour l’abréviation) est une aventure au long cours, menée par le compositeur de 2003 à 2006, qui s’origine dans la pièce pour violoncelle Beside Besides (une déclinaison du concept d’« à côté »). Sollicitant de l’archet comme de la main gauche du violoncelliste des techniques de jeu spécifiques relevant d’un artisanat minutieux, Steen-Andersen tire les sonorités de l’instrument (doté d’une sourdine métal) vers le bruit au profit d’une chorégraphie de gestes soigneusement réglée. Lui vient alors l’idée de montrer ce mouvement en le transposant sur toutes sortes d’instruments sans penser le son a priori : « J’ai pris plaisir à bouleverser la hiérarchie entre mouvement et son », souligne-t-il5. Naît ainsi la série de Next to Beside Besides #1-13(2003-2006), autant de « transpositions chorégraphiques » (pour flûte piccolo, accordéon, violon, saxophone, piano, guitare, etc.) où les mêmes mouvements sont reproduits sur d’autres « corps sonores ». Placée à côté de la violoncelliste, la percussionniste sur la caisse claire amplifiée (NTBB #4) actionne de la main droite un bâton de bois cranté qui frotte « furioso » sur les bords du fût tout en maintenant en tension, à la main gauche, trois baguettes positionnées sur la peau où elle exécute les variations plus fines de l’écriture6. Le geste n’est plus dépendant du son (là ou l’intention précède le jeu instrumental) ; il n’est plus agent de la composition mais considéré pour lui-même, induisant (ou non) une résultante sonore. La transposition pour caméra miniature (NTBB #10) est de fait entièrement silencieuse. Précisons que chaque instrument est préparé (assourdi, étouffé, en bref détourné de sa sonorité habituelle), une manière de faire porter l’attention de l’auditeur non plus sur le son référentiel de l’instrument mais sur le mouvement exercé sur ce dernier. Les treize versions peuvent être entendues séparément ou jouées en même temps, tel un ensemble de pièces en « mode unisson » où vont cohabiter le semblable et le différent.

Ciblant de semblables objectifs, le Quatuor à cordes n°2 (2012), « a bow’s quartet » selon Steen-Andersen, bouscule les habitudes d’écoute et fait advenir un genre nouveau. Radical et prospectif dans sa démarche, le compositeur situe l’écriture des cordes dans une nouvelle perspective qui renverse le processus des modes de production ; autrement dit, le rôle actif de la main gauche (positions, intonation, vibrato …) qui dépend de l’activité de l’archet est déplacé vers les mouvements du bras droit, ceux des archets eux-mêmes. Ainsi toutes les qualités de timbre recherchées dans le jeu traditionnel du quatuor à cordes sont-elles effacées au profit d’une matière bruitée et peu différenciée d’un instrument à l’autre. Dans ce « quatuor d’archets », les baguettes sont préparées et munies de capteurs pour mieux « approcher » la friction de l’archet sur les cordes. Le résultat équivaut à l’effet de zoom d’une caméra, avec ce décalage saisissant entre ce qu’il serait concevable d’entendre dans un tel contexte et ce qui est perçu sous l’effet de l’amplification. Comme dans Rerendered (2003-2004), où le piano est « en chantier », des choses imprévues — les « impuretés » qui intéressent Steen-Andersen autant que le son pur — vont surgir incidemment, liées aux gestes et à la résistance des matériaux. Naît alors un univers d’une acuité sonore et d’une diversité rythmique étonnantes : frottements, grincements, granulations, bruits parasites, rugosités et grésillements infimes, tout est méticuleusement noté sur la partition et conduit sous l’action de courts processus. C’est l’Amiga 5007 de ses jeunes années qu’évoque le compositeur quant à la qualité acoustique des archets, qui lui rappelle ses trouvailles sur son générateur de sons à quatre canaux. Ainsi, du son de synthèse à la réalité acoustique, le Quatuor à cordes n°2 témoigne-t-il de ce passage de l’abstrait au concret que le compositeur appelle de ses vœux.

Lo-fi, low-tech…

Avec son sens pratique et un penchant pour les objets à manipuler, Steen-Andersen choisit scrupuleusement ses outils et modèle son dispositif sonore au gré d’un imaginaire foisonnant. Dans On And OFF And To And Fro, il a recours à trois Velleman M25SFM (mégaphones avec microphone quadrangulaire et pavillon) qui ne sont plus fabriqués, « un modèle historique, un peu comme un Stradivarius » ajoute-t-il facétieusement8. Au côté de sa partenaire violoniste, dans Study #2, le compositeur est sur scène à sa pédale whammy9, en phase avec le mouvement de l’archet de l’interprète (un suivi du geste sans Antescofo !) pour sculpter en direct le son de l’instrument. Cet adepte du « low-tech » fait appel à une caméra de surveillance relayée par le logiciel QuickTime dans son travail avec la vidéo. « Avoir à la fois une qualité cinématographique parfaite, une haute résolution et des couleurs intenses n’est pas une bonne idée. On retombe alors dans un rapport hiérarchique normal entre film et musique d’accompagnement », fait-il remarquer10. Dans Run Time Error (2009), la pièce fétiche du compositeur où il se met en scène, il est filmé en train d’arpenter les sous-sols d’un hôtel (ou tout autre espace diligemment préparé) muni d’un micro avec lequel il investigue les surfaces/objets/reliefs susceptibles d’alerter son oreille. Sorte de percussionniste fou, il teste, heurte, gratte tout ce qui est censé réagir sous sa baguette, dans une traque acrobatique, et drôle parfois, des sons-bruits que capte son micro. On perçoit également la tension énergétique déployée par le performeur à travers les affres de sa respiration. Au concert, le support audio-visuel obtenu est projeté sur écran, à travers deux canaux vidéo et une installation sonore stéréophonique. La double projection est « jouée » sous la forme d’un canon sophistiqué ou, plus justement, d’une « invention à deux voies » très virtuose. Aux manettes, Steen-Andersen retravaille en temps réel, et indépendamment, les images de chaque canal à l’aide de deux joysticks comme sur un jeu vidéo.

L’espace électroacoustique des pièces mixtes sollicite le sampler que le compositeur intègre dans son travail depuis 2008. C’est l’année de Chambered Music qui convoque douze instruments et un échantillonneur. Comme « Besides », et bien d’autres titres difficilement traduisibles, « Chambered » (renvoyant à tout espace resserré, confiné, cloisonné…) est un terme inventé par Steen-Andersen. L’ingénierie méticuleuse du dispositif n’a d’égale que la diversité du matériau mis à l’œuvre pour déployer le champ interactif entre visuel et sonore, réel et virtuel. Le son est ici dépendant du lieu où il est enfermé (piano, boîtes diverses) et du mouvement d’ouverture qui pourra le libérer. L’aller-retour s’incarne ici dans la gestualité des interprètes (ouvert/fermé), autant que dans le son lui-même, scellant l’équilibre entre la musique et le mouvement. Pretty sound (2008), sous-titréup and down, renouvelle l’expérience sur les touches du piano, enfoncées et relâchées sous l’action d’une pièce de bois que Steen-Andersen a construit lui-même et qu’il manie en direct. Dans*Korpus* pour trois instruments d’Harry Partch (marimba eroïca, chromelodeon, bloboy), le compositeur rend hommage au génial inventeur états-unien à travers une œuvre-performance où quatre assistants, aux côtés des interprètes, préparent en direct le marimba eroïca… Composer, nous dit Lachenmann, c’est construire son instrument.

L’aller-retour souvent évoqué dans ses titres (On And Off And To And Fro, Up and Down, In-Side-Out-Side-In, etc.), tout comme le concept du double, stimule l’imaginaire de Steen-Andersen. En témoignent d’autres titres non moins suggestifs — Self-simulator, Self-reflecting Next to Beside Besides — renvoyant au Doppelgänger et à son aura de mystère et d’ambiguïté. Dans Study for String Instrument #3 (2011), le violoncelliste voit sa propre image projetée sur son corps via une vidéo préenregistrée qui est au cœur de l’expérience. Les gestes des deux violoncellistes (réel et virtuel) se désynchronisent progressivement pour amorcer une série de « variations chorégraphiques » aussi inattendues que fantasques. « Au fond, reconnaît le compositeur, mes pièces ne sont pas simples du tout. Et lorsqu’on veut y entrer de manière chorégraphique et ne pas se contenter d’interpréter les actions, lorsque les mouvements acquièrent une telle importance qu’il faut les répéter devant un miroir, alors tout devient vraiment difficile […]. Et lorsque l’on voit que l’enregistrement vidéo fait un signe ou qu’il dirige un peu et que les musiciens y réagissent et se mettent à groover tous ensemble, alors naît un authentique sentiment de musique de chambre11 ». Dans Double up (2010) — le titre est (lui aussi) à double signification — l’échantillonneur devient partenaire de l’orchestre. Il est placé sur le devant de la scène, comme un soliste, dans une inversion des perspectives qu’affectionne tout particulièrement le compositeur : « On parle normalement d’un ensemble ou d’un orchestre avec bande. En réalité, il s’agit ici d’un échantillonneur avec accompagnement d’orchestre12 ». L’instrument numérique est ainsi l’élément conducteur, aux propositions duquel l’orchestre va réagir. Steen-Andersen a enregistré une centaine d’instantanés sonores prélevés dans l’environnement extérieur et le quotidien de la vie. Ils sont « réfléchis » dans l’écriture orchestrale qui en grossit certains détails ou en distord la matière pour « flouter » sa perception. L’idée de départ est de questionner le « son concret » (Luc Ferrari parlerait de « son du quotidien ») en tant que signification (ce qu’il évoque à l’écoute) et en tant que matière sonore (dimension musicale abstraite). La première partie de Double up est censée nous raconter une histoire, avec un enchaînement d’événements articulant autant de « signaux » sonores (respiration d’un homme qui dort, réveil matin, douche, pas dans l’escalier, sirène d’une ambulance dans la rue, etc.) repris, amplifiés et transformés par l’écriture instrumentale à la faveur d’un micro-montage aussi virtuose que déstabilisant. Car Steen-Andersen malmène la narration, en défie la linéarité dans une ambiguïté recherchée entre ce qui provient de l’échantillonneur et ce qui est joué par l’orchestre. La deuxième partie reprend le même matériau échantillonné pour en considérer cette fois la « linéarité musicale », toujours en lien avec son double orchestral. Des échelles de hauteurs et de bruits sont ainsi déclinées pour reconquérir l’abstrait musical. Dans Double up, le « concret sonore » est ainsi « remusicalisé » à la faveur d’un perpétuel aller-retour (abstrait-concret-abstrait) inscrit dans la démarche steen-andersenienne.

Détruire/restaurer

Si Steen-Andersen, comme son « frère en ironie » Mauricio Kagel, adopte une position critique vis-à-vis de la tradition et des genres musicaux — le « bow’s quartet » en témoigne aisément — le compositeur ne dédaigne pas le concerto, inscrivant à son catalogue, en 2005, Amongst pour guitare très amplifiée et grand orchestre, puis Ouvertures (2008-2010), une œuvre fascinante pour nos oreilles occidentales pour Guzheng (cithare chinoise), sampler et orchestre13, où la gestualité de l’interprète et l’univers sonore engendré sont amplifiés et répercutés au sein de la partie orchestrale. En 2014, le Concerto pour piano, avec sampler, vidéo et orchestre, commande du festival de Donaueschingen, prend quant à lui des dimensions inattendues qui consacrent, semble-t-il, les recherches du compositeur dans l’univers de la musique audio-visuelle. « J’aime bien les moments complexes, hautement chargés en énergie », prévient Steen-Andersen14 : telle l’image inaugurale autant que traumatique du piano fracassé sur le sol, projetée sur écran et dans le silence, au début du concerto. Convoquant la vidéo et la technique « slow-slow motion » (ce microscope du temps), le compositeur zoome l’instant de la chute de l’instrument et la destruction qui en résulte. « Des énergies monstrueuses sont libérées dans l’instrument sans que celui-ci ne soit joué […]. C’est de ceci qu’il s’agit à mon avis dans la musique de manière générale et dans ma musique en particulier : d’observer de près des moments intenses15 ». L’orchestre intervient au moment de l’éclatement de l’instrument, dans un temps étiré comme l’est celui de l’image : un énorme cluster mouvant provient du tutti orchestral, longuement entretenu avant le filtrage progressif de la masse sonore, lente désinence accompagnant la phase de retour au repos. Le préambule est saisissant, d’où s’origine le dispositif du concerto. Car le piano accidenté est « restauré », et va apparaître, grandeur nature, sur l’écran vidéo jouxtant le vrai piano à queue. Il est joué par le soliste de la soirée16 — virtuel Nicolas Hodges — qui partage ainsi la vedette avec son double réel. Avec ses mitaines noires, en prévision des nombreux glissandi exécutés sur le clavier, le pianiste live assure sa propre partie instrumentale ainsi que celle du piano virtuel grâce au sampler placé au-dessus du clavier. Comme dans Double up, dont Steen-Andersen poursuit en quelque sorte l’aventure, l’orchestre absorbe et reproduit les sons défectueux, bruités, distordus et fortement détempérés émis par le piano abimé : « Car à ce moment-là, il ne s’agit plus de musique au sens d’une expression abstraite, au contraire, le fait devient concret : c’est l’imitation d’un instrument cassé17 ». Ainsi le compositeur résume-t-il le processus destructeur d’une action qui aurait pu plus mal tourner. Une musique de gestes très discontinue et un rien désarticulée, fonctionne souvent en boucle, renvoyant aux mouvements saccadés, déshumanisés du pianiste sur la vidéo. Autre instant « chargé en énergie », ce « pas de deux » entre l’orchestre et le piano projeté sur plein écran, effectuant des « allers-retours » bien rythmés, plus comiques que traumatiques cette fois, avant et pendant sa destruction. Le corps sonore observé au ralenti et dans ses trois dimensions (plusieurs caméras sont mobilisées) prend alors une valeur sculpturale insoupçonnée.

Stage music

La scène, lieu de la représentation, est l’espace steen-andersenien par excellence, que le compositeur semble convoquer à chaque nouvelle œuvre, à travers la théâtralité du geste, voire la dimension chorégraphique déployées. La frontière entre l’œuvre de concert, le théâtre musical ou l’action scénique devient alors poreuse, Steen-Andersen situant parfois son travail à la marge de tous les genres répertoriés. History of My Instrument (2011) pour harpe (préparée et amplifiée) et vidéo tend vers le théâtre musical à l’humour caustique d’un Kagel. La performance audio-visuelle sapée par des conditions techniques désastreuses est, à plusieurs reprises, plongée par dans le noir. Avec une agilité virtuose, Steen-Andersen mêle temps réel et flash-back, exécution live et play-back, dans un glissement jubilatoire entre réel et virtuel, qui ne va pas sans humour distancié. L’enjeu est sonore autant que visuel dans Black Box Music (2012) pour percussionniste solo, boîte amplifiée, quinze instrumentistes et vidéo, où Steen-Andersen porte un regard étrange sur le monde et ses conventions. La dimension scénographique se limite ici à une boîte noire, sorte de théâtre de marionnettes, à l’échelle du performeur soliste qui a passé ses avant-bras à travers les parois de l’installation. Il effectue avec ses mains des mimiques un rien inquiétantes censées s’adresser à l’ensemble instrumental placé derrière le public. L’image projetée sur grand écran grâce à la vidéo live donne au spectacle son envergure spatiale. « On peut dire que l’œuvre est une déconstruction de la direction d’orchestre et du théâtre de marionnettes (il explose à la fin du troisième acte) ou encore une exploration et exploitation des relations audio-visuelles inhérentes à la direction et à la mise en scène », précise le compositeur dans la notice de sa partition. Son imagination fantasque est à l’œuvre toujours dans Inszenierte Nacht / Stage Night (« Nuit scénique »), où il « met en scène » des œuvres de Bach (Schlummert ein), Mozart (der Hölle Rasche), Schumann (Traumerei) et Ravel (Scarbo) par le truchement d’un dispositif instrumental et scénique ad hoc (le travail de la lumière est central) ainsi que des déformations-glissements opérés sur la matière musicale : autant de chefs-d’œuvre du grand répertoire qu’il revitalise — les citations chez Steen-Andersen sont nombreuses mais toujours revisitées — à travers une image et un son d’aujourd’hui, sans irrespect toutefois, la parodie laissant au contraire filtrer une grande tendresse à l’égard de ses pairs.

Buenos Aires (alias « Good Airs ») s’écarte sensiblement de la manière steen-andersenienne, même si la vidéo live voire le Self Simulator18 intègrent les composantes de l’écriture. L’idée remonte aux années 2003-2004, durant ses années d’études auprès de Gabriel Valverde à Buenos Aires. L’œuvre est créée en 2014 à Oslo, lors du festival Ultima. D’abord désignée comme un opéra de chambre, elle est ensuite qualifiée de « Music Theatre » par le compositeur. Cette dernière n’en mobilise pas moins cinq chanteurs — les Neue Vocalsolisten de Stuttgart — et quatre instrumentistes (clarinette, violoncelle, guitare et percussion) de l’ensemble Asamisimasa, phalange norvégienne complice avec laquelle Steen-Andersen travaille depuis plusieurs années. Force est de constater que les personnages ne chantent pas véritablement dans Buenos Aires. Le genre de l’opéra est d’ailleurs fortement mis en cause, notamment dans la première scène intitulée Aria où l’un des personnages souligne l’absurdité de chanter pour communiquer. L’expérience sonore consiste davantage dans les modifications en direct de la voix parlée, sous le contrôle du compositeur aux manettes. Ce dernier intervient d’ailleurs dans la quatrième scène (Mi manca la voce) pour préciser de vive voix les modes de jeu utilisés par les instrumentistes. « Comme son titre l’indique », souligne Steen-Andersen qui rédige lui-même son livret, « Buenos Aires nous parle du bon air autant que du mauvais », à savoir de la dictature sous toutes ses formes, dénonciation qui va infiltrer la dramaturgie sur le ton de l’ironie. Jamais encore le message politique n’aura été formulé aussi clairement que dans cet ouvrage contestataire.

Questionner, détourner, détruire, restaurer, réinventer : le mouvement impulse le processus même de la création chez Simon Steen-Andersen, mouvement d’aller-retour — véritable Leitmotiv steen-andersenien — chaque fois réinvesti dans de nouveaux projets, entre position critique et nouvelle proposition. Déclinant en virtuose le concept de musique audio-visuelle, Steen-Andersen conçoit en 2016, pour la Biennale de Munich, If This Then That And Now What — « Si ceci donc cela, et alors19 » — une « scène d’écoute » pourrait-on dire (Stage music) pour quatre acteurs et dix-huit instruments dont il envisage seul toutes les composantes — dramaturgie, scénographie, lumière — en en assurant également la direction. Nouvel opus élargissant le champ sémantique de ses titres, l’ouvrage tend vers cet équilibre recherché entre les domaines visuel et sonore à travers un dispositif imaginé sur mesure où le son est perçu dès lors que la lumière le donne à voir. La « boîte noire » s’est agrandie aux dimensions du plateau, ménageant deux niveaux (up and down) reliés par un escalier à cour et à jardin. Douze instruments à cordes (violons, altos , violoncelles et contrebasses par trois) s’alignent sur le devant de la scène, de jardin à cour. Deux trombones se coudoient au-dessus d’eux, encadrés par les quatre sets de percussions : une scénographie qui ne se dévoile que progressivement car les instruments, tous amplifiés, sont plongés dans le noir lorsqu’ils ne sont pas sollicités. Comme dans l’opéra baroque, dont la musique sera d’ailleurs convoquée, le « prologue » prend une dimension allégorique, exprimée par les allées et venues d’un personnage ouvrant et refermant une porte côté jardin, libérant tout à la fois la lumière et le son : « Ouvert/fermé, en va-et-vient » pourrait-on dire à l’instar de Steen-Andersen20. Le texte en allemand, de la plume du compositeur, passe par la voix des acteurs. Il a valeur d’exposé esthétique même si ce « concert-lecture », exemples sonores à l’appui, transgresse le propos didactique et les limites du genre pour mener plus loin l’expérience visuelle et sonore, assumée souvent par un humour en filigrane. Évoquant bon nombre de pièces antérieures dont il ranime les concepts, If This Then That And Now What est une œuvre manifeste, un dialogue entre l’artiste sonore et son projet artistique, dont on mesure tout à la fois la maîtrise et l’élan d’une fulgurante imagination.


  1. Simon Steen-Andersen, Musique transitive, édition 2e2m, Collection « à la ligne », 2014, p. 9.
  2. Martin KALTENECKER, Avec Helmut Lachenmann, Van Dieren éditeur, Paris, 2001, p. 45.
  3. Toutes les partitions (sauf le Quatuor à cordes n°1) peuvent être consultées sur le site Edition.S music-sound-art.
  4. Simon Steen-Andersen, Musique transitive, op. cit. p. 33.
  5. Ibid. p. 34.
  6. cf. NTBB pour violoncelle et percussion sur YouTube par UME duo.
  7. L’Amiga 500 est un des premiers ordinateurs des années 1980 à posséder une carte son.
  8. Voir à ce sujet l’analyse de l’œuvre par Martin Kaltenecker dans Simon Steen-Andersen, Musique transitive, op. cit. p. 55 à 76.
  9. Simon Steen-Andersen, Musique transitive, op. cit. p. 33.
  10. Outil cher au compositeur, la pédale Whammy est une pédale d’effet numérique conçue pour guitare électrique, la première à pouvoir faire des effets de décalage de hauteur.
  11. Simon Steen-Andersen, Musique transitive, op. cit. p. 39.
  12. Ibid. p. 37.
  13. Steen-Andersen est le lauréat du Concours organisé en 2008 par le Festival international du Printemps de Shanghai où chaque compositeur devait utiliser dans son projet un instrument traditionnel et une mélodie chinoise. Le concerto est créé en 2008 puis agrandi sous le titre d’ Ouvertures et donné dans sa nouvelle version en 2010, par le soliste Liu Le et l’Orchestre symphonique de Shanghai.
  14. Extraits de l’entretien de Simon Steen-Andersen avec Bernd Künzig dans la notice du DVD disponible sous le label Neos (2014).
  15. Ibid.
  16. Référence au DVD de la création du Concerto pour piano avec Nicolas Hodges, le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg ; direction François-Xavier Roth.
  17. Extrait de l’entretien de Simon Steen-Andersen avec Bernd Künzig, op. cit.
  18. Conçu en 2009 par le compositeur, l’appareil muni d’une caméra et de capteurs placés sur le corps du performer confronte ce dernier à son double virtuel.
  19. C’est nous qui traduisons.
  20. Titre en français proposé par Martin Kaltenecker de On And Off And To And Fro (2008).
© Ircam-Centre Pompidou, 2019


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