Parcours de l'œuvre de R. Murray Schafer

par Laurent Feneyrou, Kate Galloway

Trouver sa voix entre influence et expérimentation

Les œuvres de R. Murray Schafer reflètent ses centres d’intérêt interdisciplinaires. S’appuyant sur diverses influences, son vaste catalogue est un collage représentatif de son autodidactisme, et sa musique est reconnue pour ses thèmes et contenus artistiques, littéraires et philosophiques. L’œuvre de Schafer se caractérise par des compositions utilisant la voix humaine de manière évocatrice et expérimentale, et par l’application d’une notation calligraphique, qui relève de son goût pour les arts visuels, une partie importante de son œuvre puisant à des sources extramusicales.

Les premières œuvres de Schafer témoignent de son expérimentation avec divers modèles, empruntant à bien des styles modernes tout en développant sa propre voix de jeune compositeur. L’influence de John Weinzweig, son professeur de composition, et un fervent avocat de la musique contemporaine au Canada, y est particulièrement évidente. Three Contemporaries (1956), pour voix et piano, date d’un séjour à Vienne et est une suite de portraits musicaux : Benjamin Britten, Paul Klee et Ezra Pound, dont Schafer admire l’œuvre et la contribution aux arts. Les textes peuvent être reconduits à des moments-clefs de la vie de ces artistes : Schafer compile des extraits en allemand (avec une traduction alternative en anglais) des journaux de Klee, son texte satirique sur l’hospitalisation de Pound à St. Elizabeth (où le poète avait été déclaré mentalement inadapté à l’incarcération pour trahison) et sa brève esquisse biographique de Britten, adressée à celui-ci dans le but de l’encourager à participer à un projet d’écriture en cours, le livre British Composers in Interview qui paraîtra en 1963. Le néoclassique et mahlérien Minnelieder (1956), un recueil de treize chants pour mezzo-soprano et quintette à vent, orchestré en 1987, illustre le penchant précoce de Schafer pour la voix. Alors qu’il luttait pour apprendre le moyen haut-allemand des XIIe et XIIIe siècles et étudiait la tradition des minnesingers, Schafer décida de composer un hommage à la tradition de la chanson d’amour médiévale. Par son écriture colorée, l’œuvre imite stylistiquement les états émotionnels turbulents évoqués dans la tradition des minnesingers.

Ses œuvres ultérieures explorent une gamme de processus, de systèmes et de langages, issus du lexique musical contemporain, incluant sérialisme, collage et pastiche, sonorisme, aléa et emprunt à des archives et à des sources non occidentales. Au cours des années 1960 et 1970, Schafer intègre d’autres sources stylistiques et linguistiques. Des œuvres comme Lustro (1969-1972), pour voix, orchestre et bande magnétique, ou Apocalypsis (1972-1977) sont empreintes de mysticisme, de pensée orientale et de religiosité. « Divan i Shams i Tabriz » (1969, révision en 1970), première partie de Lustro, recueille des poèmes d’amour écrits au XIIIe siècle par Djalâl ad-Dîn Rûmî, que Schafer découvre en 1969, à l’occasion d’un voyage de recherches en Perse et en Turquie, avec l’aide du Conseil des arts, tandis que la troisième et dernière partie, « Beyond the Great Gate of Light » (1972), cite des vers de Rabindranath Tagore. L’épique et théâtral Apocalypsis, qui nécessite plus de cinq cents musiciens, raconte la fin du monde et le Ravissement dans la première partie : « John’s Vision » (1972, révision en 1976) ; une seconde partie, « Credo » (1977), célèbre la renaissance après la dévastation de l’humanité. Chœurs d’hommes, chœurs de femmes, chœurs d’enfants, quatuors à cordes, danseurs, instruments fabriqués à partir d’objets quotidiens (chaînes, casseroles et poêles), ensemble de cuivres et de percussions, contribuent à un monde sonore vivant.

Schafer compose en outre une série d’œuvres multimodales explorant le thème de l’aliénation, les états mentaux extrêmes et le destin de l’individu dans la société contemporaine. Ainsi, Loving: Toi (1965) est un opéra non narratif sur un livret bilingue, en anglais et en français, qui présente et commente des impressions musicales sur l’amour et les relations hétérosexuelles. Une actrice, Elle, et quatre chanteuses (Modestie, soprano, et les mezzo-sopranos Ishtar, Vanité et Eros) adoptent un point de vue féminin. Le point de vue masculin est confié à un acteur, Lui, et à une voix désincarnée, enregistrée sur bande magnétique, le Poète. Schafer précise que les danseurs et acteurs supplémentaires sont optionnels dans la mise en scène. Peu après, l’œuvre de chambre pour mezzo-soprano Patria 2: Requiems for the Party Girl (1969, révision en 1978) suivra l’effondrement et le suicide d’une jeune femme éprouvant la solitude et l’aliénation provoquées par les forces oppressives de la société urbaine contemporaine. L’héroïne tragique y passe par une série d’états de grande angoisse, qu’évoquent les textes fragmentés de Schafer, lesquels présentent des syllabes dépourvues de sens, des syllabes et des mots anglais aléatoirement juxtaposés, ainsi que des techniques vocales qui obscurcissent la clarté du récit et la subjectivité de la chanteuse.

Schafer expérimente la spatialisation des artistes et du public, remettant en cause les traditions et les limites de la salle de concert et des maisons d’opéra, et intégrant à l’œuvre les caractéristiques architecturales et l’atmosphère de nouveaux espaces. Ses premières expériences, au cours des années 1960 et au début des années 1970, révèlent un intérêt croissant pour l’esthétique et pour les objectifs expressifs. Dans Five Studies on Texts de Prudentius (1962, révision en 1965), pour soprano et quatre flûtes, Schafer brouille les frontières établies : les quatre flûtes jouent aux quatre coins de la salle, dans un espace de taille moyenne, tandis que la chanteuse est sur scène. Les artistes entourent le public, créant l’effet d’un son surround. De semblables expériences seront menées dans les compositions environnementales et dans les espaces alternatifs du cycle Patria.

Éducation et communauté musicales

Nombre de compositions de Schafer sont destinées à accueillir et à encourager la participation artistique d’amateurs et de jeunes. Cette recherche d’une fonction de la musique, à tous les niveaux socio-économiques, a donné lieu à des écrits, à des activités d’écoute et de jeu, et à des compositions. Les écrits de Schafer sur l’éducation musicale relatent ses expériences bénévoles auprès d’artistes étudiants et mettent l’accent sur la créativité dans le cadre du Projet John Adaskin (Canadian Music for Schools). Ses réflexions et ses activités en classe sont réunies dans The Composer in the Classroom (1965), Ear Cleaning (1967), The New Soundscape (1969), When Words Sing (1970), The Rhinoceros in the Classroom (1975), Creative Music Education (1976), A Sound Education (1992) et HearSing (2005). Schafer y expose sa philosophie de l’éducation musicale exploratoire, qui vise à ouvrir les enfants au large spectre des possibilités sonores en musique et dans leurs expériences quotidiennes. Il ne s’agit pas d’une méthode, mais plutôt d’une série d’exercices que les éducateurs imitent, sans les reproduire, et s’approprient en les utilisant en plus des projets et méthodes pédagogiques conventionnels. Les exercices sont conçus pour développer la perception sensorielle des étudiants. Des exercices de « nettoyage d’oreille », par exemple, invitent les auditeurs à se montrer plus attentifs aux sons qui les entourent ou qu’ils créent, et à la relation des sons entre eux et avec l’espace. Schafer pense que les jeunes apprendront à être créatifs sur le plan musical en sensibilisant leurs oreilles et en prenant conscience des sons.

Les œuvres inspirées par cet engagement utilisent une notation graphique propre à accueillir des artistes ignorant la syntaxe de la notation musicale occidentale. Statement in Blue (1964), pour orchestre, Threnody (1966-1967), pour chœur, orchestre et bande magnétique, ou Epitaph for Moonlight (1968) présentent aux jeunes un large spectre de sons et les intègrent dans le processus créatif, par l’utilisation d’opérations aléatoires et par l’interprétation que ces jeunes font de la notation graphique. Dans Epitaph for Moonlight, pour chœur, des chanteurs sont invités à inventer leurs propres mots et langages sensoriels, et à développer, en relation avec le thème du clair de lune, des onomatopées. Schafer considère sa notation graphique comme didactique, comme un exercice d’apprentissage de l’oreille, qui utilise des lignes et des formes graphiques correspondant visuellement aux sons qu’il souhaite obtenir. Il utilise également la notation graphique pour confronter les jeunes à des problèmes sociaux complexes – par exemple, le bombardement de Nagasaki et le témoignage d’un survivant dans Threnody. Son langage sonore, flexible, facilite ainsi la communication d’une palette émotionnellement complexe de timbres et de textures.

Schafer quitte en 1975 le centre de Toronto pour s’installer à Monteagle Valley (Ontario, Canada), où il fréquente l’église luthérienne de Maynooth et participe à ses activités. Quand elle découvre que Schafer est musicien et compositeur, la communauté le convainc de fonder une chorale avec des gens de cette région rurale, le Maynooth Community Choir. Nombre de ses chanteurs sont amateurs. Schafer reconnaît leur besoin de compositions communautaires, qui peuvent être chantées par des amateurs incapables de lire la notation occidentale conventionnelle, mais doués d’une immense créativité. La pièce de théâtre musical Jonah (1979), pour chœur, acteurs, flûte, clarinette, orgue et percussion, est alors composée en collaboration avec le Maynooth Community Choir et des acteurs amateurs locaux ; elle est basée sur le livre biblique de Jonas. Les acteurs qui ont créé les rôles ont développé leurs textes à partir d’esquisses de Schafer, élaborant et personnalisant ses idées, tandis que Schafer a composé la musique, révisant son écriture chorale en fonction des capacités musicales de la communauté au cours d’ateliers de développement.

The World Soundscape Project, paysage sonore et compositions environnementales

Schafer invente l’expression « paysage sonore » pour désigner l’équivalent sonore du paysage, en tant qu’expérience sonore d’un lieu. C’est un environnement sonore, acoustique. Son étude explore la manière dont celui-ci est perçu, façonné et compris par des individus et par la société.

Parmi les contributions les plus significatives de Schafer, le World Soundscape Project (Projet mondial d’environnement sonore), qu’il fonde en 1969 à l’Université Simon-Fraser, aboutit à la publication de The Tuning of the World (1977, traduit en français sous le titre Le Paysage sonore), puis de Voices of Tyranny (1993). Schafer explore la surabondance d’informations acoustiques dans une société de progrès technologique et d’urbanisation, et propose des moyens de restaurer notre capacité à entendre les nuances des sons qui nous entourent. Dans Le Paysage sonore, Schafer décrit les objectifs du World Soundscape Project. « Recherches documentaires, analyse des différences, des similitudes et des tendances, protection des sons menacés de disparition, observation des effets produits par les sons nouveaux, avant qu’ils ne soient aveuglément lâchés dans le paysage sonore, étude de leur symbolisme et du comportement humain correspondant aux divers environnements acoustiques fourniraient des éléments précieux au travail de planification de notre cadre de vie future. […] On posera enfin la question essentielle qui est de savoir si le paysage sonore est un état de fait que l’on ne peut infléchir, ou si nous en sommes nous-mêmes les compositeurs et les interprètes, responsables à la fois de sa nature et de sa beauté1 ? »

Parmi les influences sur cette théorie, celle de John Cage résonne le plus immédiatement. « Qu’est-ce que la musique ? », avait été l’une des premières interrogations de Schafer, qui avait écrit à plusieurs compositeurs et chercheurs de premier plan à ce sujet. Une lettre de Cage répondit à sa propre conception de la musique et du son : « La musique est son, elle sonne autour de nous, que nous soyons ou non dans une salle de concert2. » Lors de la visite d’une chambre anéchoïque à l’Université d’Harvard, où il s’attendait à faire l’expérience d’un silence « pur », Cage avait découvert que les sons, en particulier ceux de son corps, sont constamment là, de sorte que les frontières s’estompent entre ce qui relève de la musique, du son ou du bruit, y compris quotidien.

Dans le cadre du World Soundscape Project, Schafer et les autres membres fondateurs, Howard Broomfield, Bruce Davis, Peter Huse, Barry Truax, Hildegard Westerkamp et Adam Woog, étudient des environnements acoustiques au Canada et en Europe. Le collectif publie une série d’essais, d’opuscules et de livres, et accumule des archives sonores à l’Université Simon-Fraser. Le projet est né des observations de Schafer sur l’évolution du paysage sonore de Vancouver et sur l’impact sonore du développement urbain, à mesure que la ville s’agrandissait et devenait un centre de la Côte Est. Schafer se montre préoccupé par la santé acoustique de l’environnement quotidien, qu’il sent devenir de plus en plus vicié par ce qu’il perçoit comme un son oppressant et délétère produit par le progrès technologique, la croissance urbaine et l’industrie. En étudiant l’environnement acoustique du monde contemporain et l’impact de la société sur celui-ci, le projet cherche à produire des principes directeurs pouvant établir une coexistence équilibrée entre informations acoustiques construite et naturelle, humaine et non humaine, dans le paysage sonore.

Le souci de l’environnement et l’activisme environnemental tiennent un rôle essentiel dans la production de Schafer qui, depuis le World Soundscape Project, concentre son travail sur la sensibilisation et la prévention de la pollution. Si la pollution sonore est souvent ignorée, c’est que la société urbaine s’y est habituée, mais c’est aussi que la société privilégie le visuel par rapport aux autres sens. Examinant les nuances de l’environnement acoustique du monde contemporain et la façon dont le paysage sonore change au fil du temps et de l’espace, le projet de Schafer cherche à trouver un lien harmonieux entre paysage sonore environnemental et paysage sonore humain.

Le Paysage sonore entend documenter les changements subtils et manifestes dans l’environnement acoustique à travers l’histoire, les époques et les saisons, ainsi que les cultures. Schafer discute des paysages sonores naturels et post-industriels, du symbolisme sonore, des innovations dans le design acoustique et des frontières entre musique, son et bruit. L’influence de ce travail est évidente dans ses compositions comme Patria, mais aussi dans sa théorie pédagogique : A Sound Education développe ainsi, à l’usage des étudiants, une série d’exercices qui portent sur la création sonore et sur l’écoute. Ces leçons les invitent à considérer le modèle sonore de leurs espaces personnels et privés, et mettent l’accent sur l’engagement dans la prévention de la pollution sonore.

Le principe de base est que l’existence d’un paysage sonore est le résultat d’une perception, d’une interprétation, d’une expérience subjective. Barry Truax explique ainsi que l’expression « paysage sonore » est fonction de la relation entre un auditeur et son environnement. Cette théorie soutient que les êtres humains ont un effet direct et immédiat sur leur paysage sonore, qu’ils influencent et sont influencés par les sons produits dans celui-ci. L’interaction entre paysage sonore et individu établit un sentiment de « lieu », ou d’environnement acoustique. Chaque paysage sonore, unique, dépend de l’implication des individus en son sein. Une terminologie, dont keynote (tonalité), sound label (empreinte sonore) ou encore sound symbol (symbole sonore) font partie, est alors développée pour mesurer et décrire la perception individuelle de l’expérience sonore.

La recherche du World Soundscape Project a connu des applications créatrices, notamment le développement de la composition sonore électro-acoustique, des œuvres instrumentales et vocales imitant les sons entendus dans les environnements naturels et urbains, et une série de dix émissions radiophoniques, Soundscapes of Canada (1974), diffusé par la Canadian Broadcasting Corporation (CBC). La structure rythmique du Quatuor à cordes n ° 2 « Vagues » (1976) reproduit les intervalles entre les crêtes des vagues, mesurées par Schafer sur l’Océan Pacifique ; la notation au début de No Longer Than Ten (10) Minutes (1970, révision en 1972), pour orchestre, s’inspire de graphiques sur l’évolution du bruit de la circulation à Vancouver ; deux œuvres géographiques, North/White (1973) et Train (1976), pour orchestre, mettent en son des éléments de géographie canadienne. North/White établit des liens entre lieu, identité et son. Pour symboliser la destruction du Nord canadien par les colons, l’urbanisation et l’extraction des ressources naturelles, Schafer introduit une motoneige dans les denses clusters de l’orchestre. Dans Train, il traduit l’expérience temporelle et spatiale du Canadian Pacific Railway (CPR), qui traverse le Canada de Vancouver à Montréal. La distance du voyage est traduite en temps musical, les changements d’altitude des gares en changements de hauteur, et la sonorité du sifflet du CPR, que Schafer a entendue de manière répétée, un accord de mi bémol mineur, est confiée aux vents et aux cuivres hors scène.

Music for Wilderness Lake (1979) est la première œuvre environnementale de Schafer. En deux parties, données l’une à l’aube, l’autre au crépuscule, quand le vent et l’eau sont calmes, et que la faune est active, Music for Wilderness Lake est composé pour douze trombones et doit être joué autour d’un petit lac rural. Schafer prend en compte la manière dont l’environnement naturel façonnent l’exécution et dont le paysage sonore, imprévisible, s’insère dans la partition. Cette première œuvre en plein air annonce les œuvres ultérieures du cycle Patria. Un film de Niv Fichman et Barbara Willis Sweete, produit en 1980 par Rhombus Media, tente de saisir l’expérience visuelle et sonore de Music for Wilderness Lake, mais n’y parvient pas pour les autres dimensions sensorielles de l’œuvre (l’odeur du lieu), qui ne peuvent être vécues qu’en direct.

Patria et le théâtre de confluence

Les œuvres qui composent le cycle Patria, entrepris en 1966, ne sont pas des opéras, mais intègrent et défient, à des degrés divers, des éléments de l’opéra et du théâtre, créant un genre hybride que Schafer appelle le « théâtre de confluence ». Ce genre alternatif met l’accent sur l’importance de rôles actifs, l’espace alternatif, la re-ritualisation de l’expérience théâtrale, le paysage sonore d’un espace et la collaboration des arts et des sens, comme manière de revitaliser la représentation. Le théâtre multisensoriel et spatialement expérimental de Schafer résonne avec les œuvres historiques de Richard Wagner (Gesamtkunstwerk) et d’Alexandre Scriabin (Synesthesia), les poursuit et s’en détache de manière significative. Le cycle Patria est unifié par une série de douze tons présentant tous les intervalles. Mais Schafer utilise cette série librement, et son utilisation diminue au cours de la dernière période. Parfois, il incorpore la série avec insistance (Patria 1, 2, et le Prologue) ; parfois, celle-ci est parcimonieusement intégrée dans certaines œuvres du cycle (Patria 9).

Schafer fait allusion pour la première fois au théâtre de la confluence dans son essai « The Theatre of Confluence: Note In Advance of Action » (« Le théâtre de confluence : note avant l’action », 1966, publié en 19743), écrit après avoir achevé sa première œuvre théâtrale Loving et après avoir commencé à développer d’autres idées pour ce qui deviendra Patria 1: The Characteristics Of Man (1974, révision en 1975) et Patria 2: Requiems for the Party Girl (1969, révision en 1978). Les œuvres intégrées à Patria seront conçues pour ce théâtre de confluence, où les arts se rencontrent, confluent. « The Theatre of Confluence » est un moyen par lequel Schafer clarifie certaines de ses idées avant de se lancer dans la composition de nouvelles œuvres de théâtre musical. Son approche novatrice est ensuite développée dans un deuxième essai « The Theatre of Confluence II » (« Le théâtre de confluence II », 19864), et un troisième, en 1997 (publié en 2002 dans Patria: The Complete Cycle), des années après avoir terminé la plupart des œuvres de Patria.

Patria , du latin pour « patrie », est un work in progress qui, pour l’heure, se compose de douze œuvres, y compris un Prologue et un Épilogue. C’est le voyage émotionnel, sensoriel et spirituel d’un héros (Wolf) et d’une héroïne (Princesse/Ariane) vers la transformation de soi, le dépassement et l’union. Les personnages, qui apparaissent sous différentes formes et identités tout au long du cycle, sont issus de trois mythes : celui, grec, de Thésée, d’Ariane, du Minotaure et du labyrinthe ; celui de « La princesse des étoiles », conçu par Schafer, qui emprunte abondamment aux langues, symboles et légendes des Premières Nations ; et des permutations du conte de fées bien connu La Belle et la Bête. Le Prologue et l’Épilogue sont destinés à des représentations dans des espaces comme la forêt et la réserve de faune sauvage d’Haliburton, des points nodaux (ou « patrie »), d’où part le personnage de Wolf en quête de la Princesse/Ariane, avant de s’unir à elle.

Le cycle intègre musique, danse, comédie, rencontres sensorielles dans des environnements alternatifs et interaction participative entre artistes, public et environnement. En 1966, Schafer conçoit Patria comme une œuvre théâtrale unique, en deux parties, à exécuter simultanément sur deux scènes. Dans les années 1970, il élargit le cycle et sépare les œuvres, d’abord en une trilogie, puis en douze compositions. Depuis 1966, et après des expériences de théâtre musical comme la Portrait Trilogy (1976-1983) de Philip Glass ou le cycle de Karlheinz Stockhausen Licht (1977-2003), Patria fait référence à un large éventail de cultures, de périodes historiques, de mythologies et de personnages. Il existe cependant des références aux archétypes, aux symboles et aux rituels, qui se répètent à travers chacune des compositions et assurent la continuité au sein du cycle.

Schafer écrit lui-même ses livrets, nourris d’emprunts. Patria 5: The Crown of Ariadne (1991) et Patria 6: RA (1989) utilisent le grec ancien et le moyen égyptien. Schafer s’inspire de mythes dans Patria 5: The Crown of Ariadne et Patria 7: Asterion (2013, révision en cours). Patria 6: RA intègre des extraits des Litanies de Rê et du Livre égyptien des morts pour mettre en scène le voyage du dieu soleil Rê à travers le monde souterrain, avant sa renaissance avec l’arrivée de l’aube ; Patria 8: The Palace of the Cinnabar Phoenix (2001) met en scène une histoire originale en Chine, au cours de la dynastie Tang ; enfin, le livret de Patria 4: The Black Theatre of Hermes Trismegistos (1982, révisé en 1988) s’inspire de tests alchimiques et gnostiques médiévaux.

Patria défie les conventions de l’opéra, et contraint spectateurs et artistes à quitter leurs zones de confort. Patria the Prologue: The Princess of the Stars (1981) est ainsi représenté avant l’aube, au début de l’automne, à la surface d’un lac canadien retiré. Le public est assis à une extrémité, tandis que les instruments se placent autour du lac, cachés du public par la végétation, et que les personnages centraux, Wolf, l’Ennemi à trois cornes, le Présentateur et le Disque solaire se trouvent dans des canoës, avec des costumes choisis et des marionnettes pleines d’ornements et plus grandes que nature. Dans Patria 9: he Enchanted Forest (1993), le public doit accompagner un groupe d’enfants à la recherche de leur amie Ariane, qui a été capturée par Marsh Hawk et emprisonnée dans les profondeurs de la forêt par Murdeth le Sorcier. Le succès de la représentation dépend de la participation du public, qui se déplace en groupe à travers des sentiers. Patria 3: The Greatest Show (1987) intègre de nombreuses situations, décisions et rencontres possibles avec des artistes, des jeux et des actions de carnaval. En raison de l’ampleur de son effectif, qui exige environ cent cinquante acteurs, chanteurs, danseurs, musiciens, musiciens itinérants et artistes de carnaval, Patria 3: The Greatest Show se déroule la nuit, en plein air, comme un carnaval, au cours duquel le public reçoit des billets pour les diverses attractions et est invité à se promener librement.

Le langage musical de Schafer doit s’adapter à ces espaces et contextes inhabituels, en utilisant souvent un langage conventionnel pour imiter les contours sonores de l’environnement (vent, échos sur la surface d’un lac, chant d’oiseau local…). Dans Patria the Epilogue: And Wolf Shall Inherit the Moon (1988, en cours), une grande partie du matériau vocal et instrumental de cette œuvre d’une semaine a été composée et improvisée selon les conditions locales, la faune et les matières d’une partie retirée de la réserve d’Haliburton, située à environ quatre heures au nord de Toronto. La musique de Schafer collabore avec les sons naturels d’un environnement forestier sauvage et les imite. Comme Ellen Waterman l’observe dans son analyse de And Wolf Shall Inherit the Moon, « presque toutes ses œuvres solistes ne sont pas mesurées ou ont des sections “libres” permettant au musicien de donner le rythme en fonction de la réaction du lieu de l’exécution5 ». Dans Sun Father/Earth Mother (1984, révision en 1991), pour soprano solo, la ligne vocale imite les contours sonores des phénomènes naturels mentionnés dans les paroles, décrit des ascensions et des arches sur le mot mountains et déploie une ligne stridente et mélodiquement active pour imiter le vol des oiseaux, une ligne qui s’élève aussi à l’évocation du soleil ou contient hurlements et grognements pour incarner les animaux. De même, l’« Aria de Wolf », dans The Princess of the Stars et And Wolf Shall Inherit the Moon, comprend des variantes du mot « Loup » (Wolf) des Premières Nations Algonquin-Delaware et le contour de la notation graphique imite les hurlements, les grognements et les plaintes du loup. Une nuit de 2007, pendant la production de The Princess of the Stars, à Bone Lake, dans la réserve d’Haliburton, le chanteur et créateur du rôle de Wolf, Paul Dutton entendit les loups reprendre ses hurlements de l’« Aria de Wolf ». Les loups locaux sont ainsi devenus des artistes inattendus, mais non importuns, de l’œuvre. La musique environnementale de Schafer est complexe. Bien que, en extérieur, des détails musicaux puissent être perdus dans certaines conditions météorologiques, cette musique s’avère précise et nuancée. Schafer laisse également beaucoup de place, ou de silence, pour que les phrases musicales résonnent et se réfléchissent sur les rochers comme sur les arbres autour des participants, et que le paysage sonore (la faune, la pluie, le vent dans les arbres) devienne partie intégrante de la partition.

Les œuvres de Patria sont logistiquement difficiles à monter. Néanmoins, une communauté dynamique d’artistes a travaillé avec Schafer à la réalisation de ses visions esthétiques. Un tel dévouement peut être attribué à la manière dont Schafer enrichit ces visions de musique communautaire et de participation, encourageant les membres de la communauté à interpréter leurs rôles (les partitions de poésie sonore dans The Princess of the Stars sont conçues comme des guides, permettant l’émergence de voix singulières) et contribuent au matériau compositionnel : une grande partie de Patria the Epilogue: And Wolf Shall Inherit the Moon est ainsi composée en collaboration avec la communauté élargie des membres passés et présents du projet en cours.

  1. R. Murray SCHAFER, Le Paysage sonore [1977], Paris, Lattès, 1979, p. 17.
  2. Cité dans R. Murray SCHAFER, The Thinking Ear, Toronto, Arcana, 1986, p. 94.
  3. R. Murray SCHAFER, « The Theatre of Confluence: Note in Advance of Action », The Canadian Music Book/Les Cahiers canadiens de musique, 9 (1974), p. 33-52.
  4. R. Murray SCHAFER, « The Theatre of Confluence II », Canadian Theatre Review, 47 (1986), p. 5-19.
  5. Ellen WATERMAN, R. Murray Schafer’s Environmental Music Theatre: A Documentation and Analysis of Patria The Epilogue: And Wolf Shall Inherit the Moon, Ph.D. Thesis, San Diego, University of California, 1997, p. 82.
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