Longtemps, le nom de Nino Rota a été associé à une série d’épithètes qui mettaient en valeur sa profonde inactualité dans l’univers musical de la fin du xxe siècle. Son nom renvoyait ainsi, immédiatement, à l’image naïve d’un compositeur ignorant les conflits de l’époque dans laquelle il se trouvait malgré lui impliqué et qui subissait passivement le temps présent. Sa musique était montrée du doigt, et par conséquent censurée, comme la négation de toute forme d’expérimentation, symbole d’un anachronisme non dissimulé, voire emblème de la restauration qui la rendait inacceptable à beaucoup. La seule raison pour laquelle elle était tolérée tient à ses « petits motifs » confiés au cinéma, et en premier lieu, à celui de Federico Fellini, des motifs qui étaient immédiatement entrés dans l’imaginaire musical collectif. Cette « musique sans guillemets » – comme Fedele D’Amico, l’un des rares critiques italiens à se déclarer ouvertement en faveur de Rota, l’a définie avec justesse1 –, était effectivement inactuelle et Rota lui-même, d’un trait de rhétorique, avait ironiquement souligné que c’était précisément cette inactualité qui garantissait que ses œuvres puissent être écoutées y compris à l’avenir2.
En réalité, aux yeux de la critique, Rota apparaissait comme une figure difficile à situer, en tant qu’il mettait en cause des taxinomies stylistiques établies par la tradition européenne, en particulier la dichotomie fondamentale entre musique absolue et musique appliquée, qu’il niait, en écrivant pour la salle de concert et le théâtre, pour l’écran de cinéma ou pour la radio. À son avis, comme il le confirma dans un entretien, « la définition de la musique légère, mi-légère, sérieuse, [est] une fiction ». Seul « le territoire technique » est distinct, où naissent les différents genres de la musique, lesquels sont toujours reconductibles à une instance expressive commune3.
Le mélange des genres
Le catalogue de Rota est vaste et embrasse une multiplicité variée de genres que le public et la critique de l’époque, et peut-être encore d’aujourd’hui, avaient du mal à reconnaître, à cause du cliché de la musique de cinéma associé de manière indélébile à toutes ses partitions. On a ainsi fini par oublier que, outre des dizaines de musiques de film pour les plus grands réalisateurs de la seconde après-guerre, ce catalogue compte un nombre significatif de compositions opératiques, symphoniques, pianistiques, de chambre et de musique sacrée, que Rota considérait comme le point culminant de son expérience créatrice. On ne doit pas davantage négliger ses expériences pour la radio, qui remontent à 1932, quand le compositeur, à peine rentré d’Amérique, participa au Concours de musique pour la radio de Venise, à l’occasion du Second Festival international de musique.
Une caractéristique du catalogue de Rota, qui s’impose avec évidence, ce sont les « mouvements doubles » traversant ces différents genres. Rota, en effet, utilise souvent dans ses partitions pour le cinéma des compositions écrites antérieurement pour la salle de concert, et vice versa, selon un processus d’osmose continue qui crée une écriture compositionnelle en abîme dans laquelle il est difficile d’établir un primat temporel entre cadre filmique et cadre extra-filmique. Il suffit de penser aux devenirs cinématographiques de la Sinfonia sopra una canzone d'amore, dont le premier mouvement devient le leitmotiv de La donna della montagna (Renato Castellani, 1943), puis de The Glass Mountain (La Montagne de verre, Edoardo Anton et Henry Cass, 1949), déclenchant peu à peu une série de relations avec d’autres films, au niveau des citations thématiques ou simplement motiviques. Les thèmes présents dans les troisième (Andante sostenuto) et quatrième (Allegro con impeto) mouvements constituent les principales fonctions leitmotiviques de Il gattopardo (Le Guépard, 1963) de Luchino Visconti, alors que deux autres thèmes de l’Andante sostenuto étaient déjà présents dans une séquence de Il birichino di papà (Raffaello Matarazzo, 1942)4. Ce n’est donc pas un hasard si Miklós Rózsa, dans ses souvenirs d’une rencontre avec Rota, avait promptement remarqué que nombre de thèmes écrits pour l’opéra, pour la musique symphonique ou pour la musique de chambre, convergeaient librement dans ses musiques de film, et vice versa. « En substance, glose Rózsa, Rota voulait me montrait par sa musique que, pour lui, il n’existait aucune cloison entre composer pour le cinéma et composer pour la scène ou la salle de concert5 ».
Le travail d’un artisan
La musique de Rota naît d’une vocation ouvertement artisanale, qui a mûri grâce à ses études avec Alfredo Casella et à l’assimilation des leçons stylistiques de Maurice Ravel, Paul Hindemith, Aaron Copland et, surtout, Igor Stravinsky. Née au croisement de ces expériences, elle présente des traits qui caractérisent fortement ses paramètres. Dès les premières partitions, nous trouvons des structures rythmiques dans lesquelles se répètent des éléments moteurs obstinés, qui se doublent de l’utilisation constante du bourdon et de la marche. Le tout crée une continuité circulaire toujours intelligible, et qui, dans le même temps, entend parfois forcer ce continuum d’où elle tire son origine. Le second paramètre, d’une absolue évidence, est la mélodie, constamment traversée de chromatismes qui n’ont pas de fonction structurelle, mais simplement de couleur. Une dernière considération porte sur l’instrumentation, où la clarté et la transparence du style de Rota se manifestent de manière éloquente. Dans cette musique, chaque instrument est utilisé selon ses propres virtualités expressives, en évitant des agglomérats sonores où les différents composants pourraient être perdus.
À cela s’ajoute la vocation innée de son écriture au caméléonisme stylistique, sinon à l’authentique citation des œuvres d’autrui, comme dans Il cappello di paglia di Firenze, apothéose de cette « musique au carré ». Nous y trouvons en effet des citations de Rossini, des allusions au « mélodisme » de Puccini et au bel canto, à l’école de musique nouvelle, des références à Verdi, Stravinsky, Ravel, Gershwin, mais aussi à l’opérette française, quand ce n’est pas à la comédie musicale. L’assimilation désinvolte et la reprise d’événements musicaux préexistants donnent souvent lieu à des divertissements ensorceleurs, comme les Variazioni sopra un tema gioviale, dont l’écriture se ressent d’un métier achevé, mais aussi de l’engagement personnel du musicien. Cette écriture « à la manière de… », héritée de Casella6, mais aussi, indirectement, de Ravel, fait de son catalogue un marqueur de tous ses amours musicaux. Rota prend ainsi les traits d’un compositeur-éponge, d’un plagiaire inconscient, d’une encyclopédie continue de citations de soi-même et des autres, pour laquelle toute tentative d’établir le pourcentage exact de musique déjà écrite contenue dans ses partitions s’avère impossible7.
Toutes ces caractéristiques éloignent beaucoup les compositions du catalogue de Rota de celles, contemporaines, d’autres compositeurs. Expression du geste compositionnel d’un « enfant terrible à rebours », comme le dira Armando Gentilucci, elles accomplissent cependant une affirmation fameuse d’Arnold Schoenberg, selon laquelle il y avait encore beaucoup de bonne musique à écrire en do majeur, y compris au xxe siècle ! Des paroles que Rota lui-même avait l’habitude de citer quand il devait se défendre des attaques de la critique.
L’entrée dans le monde du cinéma
Si ces éléments révèlent la fracture stylistique opérée par Rota par rapport au monde qui lui est contemporain, dans le même temps, ils prédisposent naturellement sa musique à accompagner les images en mouvement. Rota arrive au cinéma dans les années 1930, par cette nécessité, donc, mais aussi par le hasard de son entrée dans la société de production Lux Film, alors qu’il a déjà écrit bien des œuvres qui lui ont donné d’importantes satisfactions dans le domaine de la « musique savante ». Dans ces années, il avait employé des genres consolidés de la tradition, comme le théâtre d’opéra (dans Ariodante, selon ses termes, nous nous trouvons face à un « opéra romantique, grand-guignolesque : […] un saut dans le mélodrame du xixe siècle ») ; le concerto, forme qui, plus qu’aucune autre, inspire son geste compositionnel (Concerto soirée, pour piano et orchestre, a été défini par Renato Di Benedetto comme un « divertissement musical inspiré, totalement exempt de secondes fins ») ; et la sonate où, de façon analogue à la démarche de Hindemith, Rota épuise les possibilités techniques et expressives des instruments accompagnés par le piano. La musique vocale de chambre se révèle immédiatement un genre qui lui est particulièrement cher, parce qu’il lui permet la confrontation musicale avec certains de ses poètes de prédilection, Pétrarque, Rabindranath Tagore ou François Rabelais.
Après la rencontre avec Raffaello Matarazzo, metteur en scène avec lequel il avait fait ses débuts dans le monde du cinéma, en 1933, dans Treno popolare, Rota commence à travailler avec Renato Castellani, Mario Soldati, Carlo Borghesio, Alberto Lattuada, Mario Camerini, Luigi Comencini et d’autres, se faisant connaître et estimer comme l’un des meilleurs créateurs de la musique de film. Son entrée dans le septième art se produit à un moment particulièrement significatif. À partir des années 1930, la musicologie italienne avait commencé à prêter un intérêt certain à la musique de film, au point que des revues avaient consacré à ce genre d’importants articles. Guido M. Gatti, en particulier, dans la Rassegna musicale, avait réservé de larges espaces à la réflexion des musicologues qui avaient cherché à organiser scientifiquement une évaluation de cet univers. C’est ainsi que Massimo Mila, dès 1931, avait consacré un article aux « Chansons et musiques de cinématographe » (« Canzoni e musiche di cinematografo »), dans lequel il livrait des appréciations positives sur le film-chanson. De même, Guido Pannain réclamait que les musiques de film fussent en mesure de lire musicalement un film, en évitant la « tapisserie sonore » ou les références aux répertoires classiques, autant d’opérations à son avis forcées, qui ne pouvaient refléter la véritable nature d’un film8. Grâce à ces interventions et à d’autres, des musicologues commencèrent à proposer des solutions personnelles au rapport que les sons devaient entretenir avec les images en mouvement, à leur fonctionnalité par rapport à la narration visuelle, et débattirent, en dernière analyse, sur ce que devait être le statut de la musique cinématographique. Un débat vivace était né, avec des attitudes souvent contrastées, même si, aujourd’hui, ces attitudes ne paraissent pas toujours intéressantes par rapport à l’empirisme escompté et en raison du manque général de scientificité des arguments adoptés, souvent avancés par ceux qui ne connaissaient guère la syntaxe cinématographique et se limitaient à des affirmations parfois superficielles.
L’apprentissage de Rota commence véritablement en 1942 à la Lux Film, maison de production où Gatti travaillait comme administrateur délégué. Contrairement aux caractéristiques historiques de la production cinématographique italienne, fondamentalement parcellisée et artisanale, la Lux favorisait des mariages solides, et non fortuits, entre mise en scène et musique. Rota devient en quelques années le compositeur par antonomase de la maison et assimile rapidement le modus operandi inhérent à la production cinématographique que d’autres maîtres bien plus titrés, comme Gofredo Petrassi et Ildebrando Pizzetti, n’avaient pas réussi à comprendre.
Rota se montre bien vite capable de « travailler sur commande », en s’adaptant aux calendriers tyranniques de travail dans le septième art, et d’utiliser des techniques d’écriture musicale correspondant au langage cinématographique. Dans ses premiers films, de facture souvent modeste, il fait montre, dans le même temps, d’une extraordinaire capacité de résistance à parcourir obstinément son propre itinéraire artistique. Si la confrontation incessante avec les styles et les genres musicaux les plus disparates ne parvient pas à faire tomber son discours musical dans un éclectisme impersonnel, le cinéma représente toujours un champ d’action idéal pour vérifier thèmes, idées mélodiques et techniques de variation, dans le parcours circulaire évoqué plus haut, et qui regarde toutes ses musiques, filmiques ou non. Au contact du septième art, ses stratégies compositionnelles trouvent un terrain de confrontation privilégiée, développant la vocation mélodique de sa musique et, en général, son goût pour le pastiche, compris comme attitude désinvolte de l’acte compositionnel par rapport à la catégorie de l’originalité (état d’esprit correspondant parfaitement aux exigences de la musique cinématographique).
La rencontre avec Fellini
Le rapport viscéral qui lie les expériences artistiques de Fellini et Rota, au point que l’on parle de « binôme », comme d’autres qui ont traversé l’histoire du cinéma (Sergio Leone / Ennio Morricone, Krzysztof Kieślowski */ Zbigniew Preisner, Alfred Hitchcock */ Bernard Herrmann…), s’avère tout à fait remarquable9. Dans ces films, la musique entre physiquement dans la narration et devient une composante expressive et symbolique de premier plan. Elle n’est pas banalement contextualisante, ni simplement expressive, ni même un commentaire de l’action : elle est plutôt un authentique personnage de la narration. Elle ne peut être circonscrite à la diégèse – ou à un niveau interne –, mais elle ne peut pas davantage l’être à l’extradiégèse – ou à un niveau externe : elle passe de l’un à l’autre, et est une entité en soi10. Les vicissitudes du thème de Gelsomina dans La strada (1954) sont emblématiques de ce point de vue. Réadapté du thème de l’Andante de la Sérénade en mi majeur op. 22 d’Antonin Dvořák, il est d’abord siffloté par Gelsomina, puis joué au violon par l’équilibriste, « le fou », repris par Gelsomina à la trompette et à l’orchestre pour accompagner la poéticité du moment où tous les deux se saluent. Il réapparaît, enfin, quand une jeune femme le chante, en étendant la lessive, et révèle à Zampanò que Gelsomina est morte.
Ces vicissitudes du « thème de Gelsomina » représentent de manière éloquente la capacité de la musique de Rota à assumer des fonctions narratives de premier plan dans le cinéma de Fellini et à se faire protagoniste du récit. S’acquittant de ces fonctions, le commentaire musical, « cette plaque tournante de l’espace-temps, ce lieu des lieux qui transcende toutes les barrières matérielles11 », ne peut plus être un simple accompagnement des images, superflu et redondant ; il est une projection des images par tout ce qu’il y ajoute d’imprévisible, un « espace de réponses ambiguës et obscures à une possible recherche de sens dans une dimension sans fond échappant aux catégories de la perception12 ». Une situation qui rend la musique de Rota difficile à reconduire aux fonctions narratives alors attribuées à la musique de film, comme l’a rappelé Alexandre Desplat à propos d’Amarcord13.
Dans divers entretiens qu’il accorda au cours de sa vie, Fellini a toujours souligné le fait que la musique de Rota était un élément premier, sinon fondamental, de ses films, et en même temps, étonnamment, que Rota n’avait pas besoin d’en voir les images. La parfaite fonctionnalité de sa musique par rapport aux images en mouvement naissait paradoxalement de ce présupposé, ou de son détachement intentionnel des événements filmiques. Et Fellini d’insister sur ce point que, dans le monde du musicien, la réalité n’avait aucune voie d’accès. L’univers de Rota était onirique, fait de motifs musicaux, de rythmes et de mélodies, mais surtout enrichi d’une fantaisie et d’une créativité qui s’accordaient à celles du metteur en scène. Rota était un personnage magique, il passait, glissait entre les choses : le secret de sa musique, qui semblait provenir de zones mystérieuses de l’imagination, tient à cela. Il était un candide, et c’est pour cette raison que sa musique continue d’étonner.
De la musique en do majeur, mais pas seulement
Pour compléter le tableau des styles de notre inactuel, rappelons que Rota a aussi utilisé la musique électronique dans Fellini-Satyricon, ce qui laisse supposer qu’il fréquenta le studio romain de Gino Marinuzzi Jr. et Paolo Ketoff, deux figures de premier plan dans l’univers de la musique de film du cinéma italien de la seconde après-guerre. Il ne faut pas davantage oublier la musique pour Il Casanova di Federico Fellini (Le Casanova de Fellini) qui, selon l’opinion influente d’Ennio Morricone, serait la meilleure de toutes celles qu’il a écrites pour le metteur en scène de Rimini. Au-delà des caractéristiques qui l’éloignent des lieux communs de Rota (les petites marches scandées par des ostinati ou le caractère chantant de ses mélodies enrichies de parcours chromatiques), ce qui rend singulières ces musiques pour Il Casanova, c’est le fait qu’elles avaient déjà été composées avant même le tournage du film.
Dans ce film, en outre, on peut percevoir un double niveau de musicalité : celle qui se réalise dans la musique de film, exaltée par un paysage extrêmement riche où la musique, les bruits et les voix se croisent dans des parcours d’une rare beauté, et celle qui est présente dans le récit filmique lui-même, lequel pourrait être interprété comme un opéra lyrique et métastasien du xviiie siècle, dont le recitativo e aria traditionnel se transforme en recitativo e cantilena, permettant à la musique de Rota de s’unir aux vers en dialecte d’Andrea Zanzotto, cités par Fellini.
De l’union de la musique de Rota avec la poésie de Zanzotto, elle aussi extraordinairement musicale, naissent des situations audiovisuelles d’un grand intérêt, comme la cantilène entonnée au moment où la géante prend son bain avec deux nains napolitains qui l’assistent. Dans ce cas, la musique de Rota s’unit magistralement aux sonorités liquides de la poésie de Zanzotto et contribue à la représentation de l’iconographie marine « d’une Venise décomposée et fluctuante d’algues, de mousses, d’obscurité moisie et humide », comme l’a dit Fellini14.
L’héritage de la musique de Rota
Que reste-t-il de la musique de Nino Rota aujourd’hui ? Du compositeur de Milan, nombre de jeunes maîtres se sont inspirés, adoptant des attitudes et des modalités différentes. Les « néo-romantiques » aujourd’hui en vogue dans le cinéma italien se sont identifiés à lui sur la seule base de son soi-disant « mélodisme », superficiellement identifié à l’expression de la tradition nationale. Pour tous ceux-là, Rota est une sorte de rempart contre la contemporanéité. Aussi se méprennent-ils sur la portée de son langage. D’autres, en revanche, ont vu en lui un point de repère de leur poétique, presque un génie de leur musique et de leurs modèles compositionnels. Franco Piersanti, musicien de Gianni Amelio et Nanni Moretti, a fait son apprentissage dans le « laboratoire » de Rota, en collaborant notamment à l’instrumentation de ses partitions. C’est cette instrumentation qui est devenue un modèle guidant ses propres choix, même si ses parcours formels l’ont ensuite entraîné vers d’autres voies. Pour Dario Marianelli, la « généreuse » musique de Rota a aussi représenté une source d’inspiration, même s’il s’est confronté autrement avec les images en mouvement, compte tenu de la distance historique qui les sépare.
Chez d’autres compositeurs encore, l’adoption des modèles de Rota est bien plus profonde et a impliqué une réelle confrontation avec ces modèles, au point que l’on peut légitimement parler de musique « à la manière de Rota ». Il suffit de penser à l’hommage stylistique de Danny Elfman dans Pee-Wee’s Big Adventure de Tim Burton (1985), mais aussi à celui de John Morris dans Elephant Man de David Lynch (1980) qui, dès le générique de début, propose un thème profondément empreint de la mélancolie de bien des thèmes de Rota.
Toutes ces situations réalisent la prophétie de Fedele D’Amico. La musique de Rota sert de modèle à de nombreux compositeurs, et est souvent donnée dans les salles de concert et d’opéra. Elle est aussi éditée et enregistrée, et touche un grand nombre de personnes à travers quantité de canaux, de la salle de concert au théâtre, du cinéma à la télévision, où ses motifs sont devenus de célèbres spots publicitaires. Inactuel quand il était en vie, Rota est donc un protagoniste de la scène musicale contemporaine.
Traduit de l’italien par Laurent Feneyrou.
- « La musique de Nino Rota est, elle, une musique sans guillemets et, donc, capable de restituer les sentiments, grands et petits, dans leur immédiateté, dans leur spontanéité. C’est sa valeur spécifique, son message » (cité dans Pier Marco De Santi, Nino Rota. Le immagini e la musica, Florence, Giunti, 1992, p. 4).
- « Du reste, ce mot, inactuel, me plaît beaucoup, parce qu’il est aussi le titre d’une œuvre de Nietzsche, Considérations inactuelles ; et comme Nietzsche est par antonomase un auteur toujours actuel, je pense que mon inactualité – ainsi définie – d’aujourd’hui est une garantie pour que cette inactualité dure avec actualité à l’avenir » (cité dans Ermanno Comuzio et Paolo Vecchi, 138 1/2 I film di Nino Rota, Reggio Emilia Comune di Reggio Emilia, 1987, p. 16).
- Ibid., p. 14.
- Les devenirs de la Sinfonia sopra una canzone d’amore ont été reconstruits par Roberto Calabretto dans La sinfonia sopra una canzone d’amore. Per il Gattopardo, « AAM – TAC », 5 (2008), p. 21-125.
- Cité dans Pier Marco De Santi, Nino Rota. Le immagini e la musica, op. cit., p. 8.
- C’est le titre de deux célèbres recueils pour piano, écrits par Casella, pendant ses années d’apprentissage à Paris. Ces « parodies stylistiques » – la seconde série fut écrite « à quatre mains » avec Ravel – témoignent pleinement des facultés d’assimilation protéiformes de Casella et de son inévitable propension à l’humour et à l’ironie. De ces petits recueils musicaux, que la critique et la vie musicale de la capitale française semblent avoir vivement appréciés, celui consacré à Gabriel Fauré est devenu particulièrement célèbre.
- Dinko Fabris, « La musica non filmica di Nino Rota », dans Musica senza aggettivi. Studi per Fedele D’Amico (sous la direction d’Agostino Ziino), Florence, Olschki, coll. « Quaderni della Rivista italiana di musicologia. Società italiana di musicologia », 1991, p. 717.
- Voir Massimo Mila, « Canzoni e musiche di cinematografo », Rassegna musicale, IV/4 (1931), p. 205-215 ; Guido Pannain, « Note e commenti. Musica e cinema », Rassegna musicale, VI/5-6 (1933), p. 284-287.
- « Je me mettais là, près du piano, raconte le metteur en scène de Rimini, pour lui raconter le film… pour lui suggérer la manière dont telle ou telle image aurait dû être commentée musicalement… mais lui ne me suivait pas, il était distrait… En réalité, il établissait le contact avec lui-même, avec son monde interne, avec les motifs musicaux qu’il avait déjà en tête… et il partait comme un médium, comme une véritable artiste ». Federico Fellini, « Necrologio », cité dans Fra cinema e musica del Novecento : il caso Nino Rota (sous la direction de Francesco Lombardi), Florence, Olschki, coll. « Archivio Nino Rota – Studi II », 2000, p. 203.
- Il est utile de rappeler brièvement le sens de cette division, inspirée de Gérard Genette, utilisée par Miceli dans ses analyses, et qui s’avère efficace pour les musiques de film de Nino Rota destinée à Fellini. Niveau interne et niveau externe correspondent au couple niveau diégétique et niveau extradiégétique de la linguistique. À ce couple, Miceli, et en cela réside la singularité de son code, ajoute le niveau médiat pour indiquer « la substitution du langage verbal au langage musical. […] On pourrait parler, par conséquent, d’un double renforcement des structures : celle qui est propre au langage musical, capable d’agir sur l’auditeur en faisant abstraction des contingences logiques de la narration ; celle qui naît de l’interaction, capable de mettre en communication le spectateur avec la dimension intérieure des personnages, eux-mêmes devenus comme des instruments musicaux » (Sergio Miceli, « Musica e cinema: un approccio metodologico », Musica domani, 92 (1994), p. 9). Dans cette fonction se trouve le maximum de potentiel interactif d’une musique de film avec l’image filmique. Pour un approfondissement de la théorie des niveaux de Miceli, voir Sergio Miceli, « Analizzare la musica per film. Una riproposta della teoria dei livelli », Rivista musicale italiana, XXIX/2 (1994), p. 517-544.
- Michel Chion, Le Son au cinéma, Paris, Éditions de l’Étoile, 1994, p. 151.
- Carlo Piccardi, « Concrezioni mnemoniche della colonna sonora », Musica/Realtà, VII/21 (1986), p. 152.
- Dans le DVD d’Amarcord produit par la Warner Bros en 2007.
- Lettre de Federico Fellini à Andrea Zanzotto, Rome, juillet 1976, dans Andrea Zanzotto, Le poesie e le prose scelte (sous la direction de Stefano Dal Bianco et Gian Mario Villalta), Milan, Mondadori, 1999, p. 465-466.