Parcours et dimensions de l’œuvre

par Raphaël Brunner

Il n’est guère de musiciens dont il soit aussi difficile d’esquisser le parcours. Celui de Klaus Huber est hors du commun, tant par son rapport à la tradition que par sa modernité, à la fois relative et radicale. Difficilement dissociables, l’œuvre et l’itinéraire personnel du compositeur tendent autant vers le spirituel que vers l’engagement politique et social. Parfois moins connu, du moins en France, que ses anciens élèves, Klaus Huber a multiplié et multiplie toujours de nombreuses activités, dont la plupart sont consacrées à la composition et à l’enseignement. Son œuvre, abondante et variée, embrasse tous les genres, de la musique soliste à l’opéra.

Les dernières décennies du xxe siècle semblent avoir épuisé la question de l’engagement de l’art, dont les impasses étaient devenues trop évidentes, mais que l’on peut trouver nécessaire de poser à nouveaux frais. Toute galvaudée que la terminologie de l’engagement puisse paraître aujourd’hui, cette question, Klaus Huber l’a toujours voulue centrale : « À l’encontre d’Adorno, note Brian Ferneyhough, l’un de ses anciens élèves, il [Huber] n’accepte pas le point de vue agnostique selon lequel l’autonomie intégrale de l’œuvre d’art d’avant-garde est la garantie nécessaire et suffisante de son authenticité. Au contraire, ses convictions chrétiennes le poussent à faire appel directement à ce qu’il considère comme l’utopique et double mission de l’art : amener l’auditeur à une réflexion sociale concrète et incarner la vision pleine d’espoir d’une vie juste. »

Plus proche donc des conceptions développées par Ernst Bloch que de celles d’Adorno par exemple, les œuvres de Huber sont aux prises avec l’histoire : sa musique travaille en permanence les oppositions dont elle hérite et qu’elle se refuse à écarter. Pour Huber, une modernité reposant sur une tabula rasa qui aurait triomphé des drames humains n’est donc pas plus acceptable qu’elle ne l’est pour Helmut Lachenmann ou pour Luigi Nono. Le compositeur partage en outre avec György Ligeti le refus d’un progrès musical « unilatéral » qui restreindrait les possibles. Son œuvre s’éloigne ainsi de tout syncrétisme mêlant humanisme et modernité au profit d’une tension permanente entre les deux termes, qui transparaît à même les œuvres.

À l’instar de Luigi Nono, Huber s’oppose à l’idée d’une musique pure et fait appel à des éléments « extérieurs » préexistants, utilisés souvent comme provocation, mais son œuvre témoigne elle aussi de la confiance dans un engagement purement musical, c’est-à-dire dans la capacité qu’a la musique de produire elle-même une signification, lorsqu’elle a assimilé ses contextes de production. Ouverte aux contradictions de l’histoire, la musique de Huber cherche à reconnaître ces dernières et à les affronter. L’œuvre évolue ainsi par percées successives, par résolutions provisoires des antinomies, par éclosions de dimensions insoupçonnées, et en prenant appui sur des œuvres-clés qui constituent autant de césures dans un itinéraire qui s’étend actuellement sur plus de cinquante ans :

  1. Relativement éloignée des courants de la musique de la seconde partie du xxe siècle, l’œuvre du compositeur suisse témoigne d’un retrait critique par rapport aux tendances des années cinquante. Ayant reçu une formation musicale traditionnelle, Huber composera en pleine période de sérialisme généralisé des compositions d’inspiration mystique et contemplative, semblant venir d’un autre temps, ainsi la symphonie de chambre Oratio Mechtildis (1957), la cantate Des Engels Anredung an die Seele (1957) ou encore Auf die ruhige Nachtzeit (1959).
  2. À la suite des premiers essais compositionnels et des œuvres de jeunesse survient une première « percée » (1957-1964), où le compositeur se penche sur des techniques plus modernes, mais en les adaptant toujours à ses propres manières et conceptions, notamment dans l’oratorio Soliloquia (1964), avant que n’intervienne une première césure, la même année, avec l’œuvre pour orgue In te Domine speravi (1964).
  3. Survient ensuite l’éclosion des composantes temporelles (1965-1967), avec Tenebrae (1967), pour orchestre, décrivant le Christ en croix, suivie d’une deuxième césure, marquée par le lied avec piano, Der Mensch (1968), d’après Hölderlin.
  4. La reconnaissance des dimensions temporelles engendre une conception critique du temps et implique une nouvelle conception de l’engagement (1969-1971), notamment dans le concerto pour violon Tempora (1970) et dans l’oratorio d’après l’Apocalypse, Inwendig voller Figur (1971). Vient ensuite une troisième césure, en 1972, avec Ein Hauch von Unzeit, pour flûte, piano et ensemble aux dimensions variables.
  5. Une deuxième « percée » intervient à partir de 1972, avec la mise en œuvre de processus et de conceptions liées à l’œuvre ouverte (1972-1975), notamment dans l’opéra d’après Alfred Jarry, Im Paradies oder der Alte vom Berge (1975). La miniature de 1975, Senfkorn, pour voix d’enfant, hautbois, trio à cordes et clavecin, sur des psaumes d’Ernesto Cardenal, constitue quant à elle la quatrième césure, qui précède et anticipe, dans sa forme même, l’éclosion suivante.
  6. Cette dernière fait apparaître les contraires (1975-1982) et il en émerge le monumental oratorio, Erniedrigt-Geknechtet-Verlassen-Verachtet (1982). La cinquième césure survient en 1983, dans l’œuvre Seht den Boden, blutgetränkt…, pour quatorze instrumentistes, qui constitue une première manière d’affronter et de surmonter les contraires, à partir de 1984, comme notamment dans son deuxième quatuor à cordes Von Zeit zu Zeit (1985), dans Spes contra spem. Un contre-paradigme au « Crépuscule des dieux » (1989) et dans La terre des hommes (1989), pour mezzo-soprano, contre-ténor/récitant et dix-huit instruments.
  7. À partir des années quatre-vingts, l’œuvre souligne l’intérêt que le compositeur porte au Moyen Âge et à la Renaissance, intérêt dont témoignent Cantiones de Circulo gyrante (1985) ou Agnus Dei cum Recordatione (1991). Mais elle manifeste également la volonté d’intégrer d’autres influences, notamment celles des musiques et des cultures extra-européennes d’Asie ou du monde arabe. Huber poursuit par ailleurs ses recherches sur l’utilisation de l’espace acoustique, divisé en espaces sonores différenciés, comme dans Spes contra spem ou dans Die umgepflügte Zeit (1990), et à travers le développement d’un système polyphonique harmonique basé sur des échelles composées de tiers de ton, qui apparaissent dans La terre des hommes (1989) et dans le trio à cordes Des Dichters Pflug (1989), où le compositeur use d’un système de scordatura qui facilite le jeu des instrumentistes.
  8. Dans les années quatre-vingt-dix, le compositeur étudie les théoriciens arabes, étude dont une œuvre comme Die Erde bewegt sich auf den Hörnern eines Ochsen (Le Monde tourne sur les cornes d’un taureau; 1993) porte la trace. Il se confronte à Gesualdo, dans Lamentationes sacrae et profanae ad responsoria lesualdi (1994) ou aux classiques et à Mozart, dans son quintette à cordes Ecce homines (1998).
  9. Les œuvres récentes de Huber laissent toujours apparaître une structuration complexe, mais de plus en plus transparente pour l’écoute, ainsi qu’un penchant encore plus affirmé pour l’expression intime, comme ouverte de l’intérieur, renouant parfois avec le mysticisme. Apparaissent également, dans la continuité des compositions précédentes, de nouvelles formes de consonances, au-delà de la tonalité diatonique et chromatique. La capacité d’intégration dont font montre ces œuvres tient de la manière aboutie d’organiser les échelles sonores en les coordonnant aux organisations temporelles.

Ces quelques jalons affirment une constante, que la musique de Huber partage avec celles de Nono ou de Maderna : l’attitude critique vis-à-vis d’une modernité « exclusive », en rupture avec le passé et la tradition. D’un point de vue technique, cette attitude se traduit, chez le compositeur suisse, par le refus de toute tendance unificatrice au profit du maintien de la diversité des significations originelles. Il s’agit pour le compositeur de « musicaliser » ce que la tradition lui lègue et ce que le monde contemporain affronte, pour en porter aux oreilles des auditeurs le contenu dramatique et y superposer sa propre vision utopique. Huber soumet ainsi ces éléments à divers traitements musicaux pour en éprouver la signification, en magnifier le sens, sans les abstraire pour autant de leurs contextes de production. Le fragment et le silence apparaissent dans son œuvre non pas comme renoncement à l’unité, mais plutôt comme représentation déchirée d’une totalité à laquelle la spiritualité permettrait encore d’accéder : l’unité est constamment pressentie, visée, mais jamais réalisée, car d’un ordre supérieur.

Comme Alban Berg ou Bernd Alois Zimmermann, Huber questionne les techniques compositionnelles en les confrontant à une tradition dans un rapport parfois inversé : ses œuvres semblent capables de produire leurs propres images du passé, tout comme celles de Heinz Holliger, qui dialoguent notamment avec la musique romantique ou avec les folklores. Les fréquentes citations d’autres musiques semblent émerger directement de sa musique. Huber cite ainsi un passage du Concerto de violon de Berg dans Tempora, procède à des variations du concerto de violon de Brahms dans Terzen-Studie (1958) ; il cite la chaconne de Didon et Enée de Purcell dans Ein Hauch von Unzeit ou un « tombeau » de Sylvius Leopold Weiss dans Erinnere dich an G… (1977); dans Turnus (1974) pour orchestre apparaissent de multiples citations empruntées aux diverses périodes de l’histoire de la musique (École de Notre-Dame, Claudio Monteverdi, Anton Bruckner, Béla Bartók). Mais c’est avant tout la référence à Jean-Sébastien Bach qui prédomine : ainsi, par exemple, dans Litania instrumentalis (1957), le choral « Vaterunser im Himmelreich » se prête à de multiples traitements, à diverses « défigurations », à l’instar de l’aria de Bach, « Es ist vollbracht », dans Senfkorn, alors que dans Tenebrae, c’est cette fois-ci le choral « Christ ist erstanden » qui apparaît. De même, la musique de Huber appelle parfois l’utilisation d’instruments anciens, notamment la viole d’amour dans Plainte. À la mémoire de Luigi Nono (1990), le hautbois d’amour, le cor de basset, dans Spes contra spem, ou encore le luth ou la vielle dans Agnus Dei cum Recordatione.

Les textes utilisés dans les œuvres de Huber, s’ils ne relèvent pas toujours de la grande littérature, se prêtent à une musique leur conservant quelque intelligibilité (ils vont grosso modo des écrits bibliques et des textes mystiques du Moyen Âge aux littératures contemporaines de la résistance en passant par les œuvres philosophiques). L’utilisation de divers langues ou textes d’auteurs divers, dans une même composition, est fréquente, par exemple dans l’oratorio Erniedrigt-Geknechtet-Verlassen-Verachtet ou dans …Ausgespannt… (1972). De fait, le compositeur essaie de préserver les diverses identités culturelles originelles et de tisser un réseau dont la musique n’est qu’un élément, certes essentiel : il s’agit de donner une première chance à l’œuvre musicale. Mais les auteurs sont également une source d’inspiration et de réflexion, qu’ils ou elles se nomment Ernesto Cardenal, Mahmoud Darwish, Jacques Derrida, Rosa Luxemburg, Ossip Mandelstam, Johann Baptist Metz, Pablo Neruda, Friedrich Nietzsche, Octavio Paz, Rainer Maria Rilke, Nelly Sachs, Dorothee Sölle, Simone Weil, Peter Weiss, etc.

Qu’il s’agisse des musiques ou des textes qui l’inspirent ou qu’il utilise, Huber parle fréquemment de « transsubstantiation » pour décrire sa manière de les mettre en œuvre. La miniature Senfkorn (1975), qui procède « à partir » de l’aria de la cantate BWV 159 de Bach, est emblématique de telles relations au texte et à la musique, car y apparaissent, conjointement, une dé-figuration/pré-figuration de l’aria et un trope logogène ou textuel, c’est-à-dire la substitution d’un texte par un autre sur la « même » musique. Au plan textuel, Huber étend dans sa composition le principe qui apparaît dans les Salmos d’Ernesto Cardenal, à savoir la réactualisation du contenu des psaumes bibliques dans la langue locale et la situation actuelle. Si les textes ne sont pas toujours concrétisés acoustiquement chez Nono, se présentant parfois sous la forme d’épigraphes, ils encadrent la composition chez Huber, fournissant le cadre pragmatique de l’œuvre, son inscription, donnant une première chance à l’œuvre. La préparation de l’aria, dans Senfkorn, ne rend pas pour autant cette dernière accessible et la « distance esthétique » – pour emprunter un terme forgé par Hans Robert Jauss – avec la musique originale de Bach est paradoxalement amplifiée par le fait que l’aria est préparée d’une manière sous-jacente : son apparition produit un effet de « terrassement », comme le dit Huber lui-même, en affirmant avoir musicalisé une parabole du Royaume de Dieu sur la terre.

L’*Agnus Dei cum Recordatione*, écrit à partir d’une messe de Jehan Ockeghem, révèle des procédés textuels apparentés, dont il est parfois difficile de reconstituer la genèse. Dans cette composition, Huber utilise un texte de Gösta Neuwirth, qu’il traduit en français, avant de demander une « traduction » dans un français du xve siècle à Pierre Bec. Mais il s’agit non seulement d’une « retraduction », mais, qui plus est, d’une « retraduction fictive », puisque le texte original s’avère être un montage de divers textes intégrant notamment des citations de Franz Kafka et de Jorge Luis Borges. Et de tels éléments se retrouveront par exemple dans le Kammerkonzert für Klavier und siebzehn Instrumente intitulé Intarsi (1994), mais cette fois-ci sur le plan intrinsèquement musical, sans le recours, en tant que tel, au texte. « En tant que tel », car Huber utilise néanmoins dans la composition la chanson citée par Mozart dans le troisième mouvement de son concerto pour piano K 595, « Faire reverdir les arbres ».

Autre œuvre, qui cette fois-ci déborde les pratiques musicales ou textuelles européennes, Die Erde bewegt sich auf den Hörnern eines Ochsen (Le Monde tourne sur les cornes d’un taureau), qui, outre le fait qu’elle emprunte ses échelles de hauteurs à la musique arabe, témoigne de la volonté de réagir à une situation historique – qui est aussi une situation musicale – par une action concrète : l’intégration d’éléments musicaux « étrangers » à la culture européenne s’accompagne du discours d’un poète iranien récité en quatre langues, qui re-pragmatise une situation. Le texte choisi par le compositeur est une vive critique de la dégradation des cultures par leur importation, mais l’œuvre se risque cependant à un rapprochement et à rappeler les éléments communs aux traditions musicales européenne et arabe. De ce rapprochement, le texte se porterait garant de l’intégrité morale. À l’instar, par exemple, des poèmes d’Ossip Mandelstamm, dans le trio à cordes Des Dichters Pflug, à l’instar des psaumes de Cardenal dans le Senfkorn, il encadre ici la composition, mais, à l’inverse des résonances silencieuses des fragments poétiques de Hölderlin, dans le quatuor à cordes Fragmente-Stille, an Diotima de Nono, l’inscription y est lue et même chantée. Pour autant, elle n’en demeure pas moins une inscription : le recours au texte encadrant public et œuvre nous signale bien qu’ici aussi il ne saurait s’agir d’une « symphonie achevée »…

Lorsque Huber note le « conflit » chez Bach entre les formules madrigalistes et les idées constructives, qui « croisent le madrigalisme traditionnel et l’élèvent à un niveau plus haut de réflexion texte/musique », lorsqu’il affirme qu’ « il n’y a pas d’opposition entre construction et expression » ou que « la forme a une dimension parlante », il signale bien la possibilité d’une « transsubstantation » qui soit à même d’actualiser concrètement l’histoire, et il souligne bien que cette « altération » est aussi intrinsèquement musicale. Musique figurale, qui jamais ne s’absolutise ou se nominalise, elle se risquerait à opposer un démenti aux conceptions qu’Adorno tirait de la musique des années 50 et 60, voire de la modernité musicale elle-même. Comme l’écrit Martin Kaltenecker : « Le miracle de la musique de Huber, c’est qu’elle se développe pour une bonne part aussi contre son esthétique : la pensée analogique ne stérilise ni ne brime jamais la fantaisie du technicien, et n’entrave aucun envol de la pensée musicale : elle ne renonce jamais à la complexité, mais la pose non en son origine, mais au stade ultérieur du développement, du déploiement de l’écriture *. »

Pour le compositeur suisse, radicaliser la modernité, ce n’est donc pas accepter de conduire l’œuvre musicale à la stérilité, en servant aveuglement l’aliénation qui la menace, mais prendre le risque de l’élargir à ce qu’elle est supposée rejeter. La musique de Huber souligne cette antinomie, qu’elle reflète en lui donnant la force du symbole, tout en résistant le plus possible aux déformations artificielles auxquelles l’art aspire parfois dans sa soif de pureté. En ce sens précis, elle tend inlassablement, obstinément même, à faire du monde désespéré de l’homme, de son exil constamment répété, un lieu de composition.


L’ensemble des partitions de Klaus Huber, ainsi que tous les documents qui s’y rattachent, sont conservés à la Fondation Paul Sacher (Bâle). L’auteur de ce parcours, Raphaël Brunner, remercie vivement la Fondation pour lui avoir permis à maintes reprises de consulter le fonds et lui avoir donné les moyens de conduire ses recherches.

© Ircam-Centre Pompidou, 2009


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