Parcours de l' oeuvre de Karlheinz Stockhausen

par François Decarsin

Les innombrables prospectives engagées dans le déploiement de toute l’œuvre de Karlheinz Stockhausen réalisent à la fois un idéal personnel d’exigence de nouveau – ne jamais reprendre (ne fut-ce que partiellement) une musique antérieure – et le projet d’intégration des données fondatrices d’autres cultures dans une écriture irréductiblement individuelle. Cette liaison entre le particulier et l’universel s’articule sur deux axes fondamentaux de la pensée : le principe omniprésent d’unité et la rupture définitive avec toute dialectique d’affrontement.

On voit la première de ces deux constantes irriguer les dispositifs formels les plus systématiquement récurrents comme celui du cycle dès 1959 (Zyklus, cheminement circulaire à travers les différentes qualités de la percussion) jusqu’aux ultimes expansions (Klang, 2005). La prédilection pour les conduites séquentielles plutôt que cumulatives définit entièrement la priorité du rapport – saisissable à chaque moment – entre le tout et les parties, tandis que la résorption des affrontements s’accomplit dans la pensée sérielle définie sans équivoque comme élaboration d’une infinité de gris intermédiaires unissant le blanc au noir. De l’insertion de segments conjoints dans les énoncés discontinus induits par la syntaxe des années cinquante (Klavierstück VI par exemple) jusqu’à la pratique quasi systématique des chromatismes entre deux sons principaux d’une formule – voire du glissando – (Licht), la pensée s’est concentrée avec toujours plus d’évidence sur la pertinence du rapport entre l’organisation de la totalité et l’identité des éléments constitutifs. C’est précisément sur cette priorité que s’articulent le rapport au sérialisme, la pensée de l’électronique et la grande mutation vers la mélodie puis la formule.

Le sérialisme

Aussitôt après la rupture avec l’héritage schönbergien, jugé inadéquat à la nouvelle pensée, la conjonction définitive avec Webern vise à fixer les données de toute la composition immédiatement à venir. Face à la prolifération des voix, produite par la complexité polyphonique tirant les ultimes conséquences de la tradition (Schönberg), doit alors s’imposer une conception différente dans sa nature, une articulation d’agencements moléculaires réalisée par une thématique devenue virtuelle. Non plus des voix, donc, mais des sons individuels pensés comme éclats de l’idée cryptée (la série) ou regroupés dans des ensembles identifiables par leur pure qualité sonore. Le cheminement de la « musique ponctuelle » vers la « composition par groupes », la binarité de la pensée elle-même – que Stockhausen partagera avec le Boulez de la Troisième Sonate (« Points – Blocs ») – est entièrement lisible dès les premières œuvres que viennent légitimer de solides écrits théoriques (1952).

Kontrapunkte, Kreuzspiel, les Klavierstücke n° 2 et 3 assument jusqu’à ses limites extrêmes la discontinuité de l’écriture webernienne : l’effacement des relations directes entre les sons force la focalisation de l’attention sur chaque son individuel, prolongeant directement le geste par lequel Webern transformait déjà un double canon en simple poudroiement (Symphonie op.21, premier mouvement). Apparaissent cependant des indices des révisions à venir comme la récurrence d’un son à hauteur fixe comme signalétique (sinon thématique) au milieu de la « muette indifférence » (Adorno) dans laquelle menace de sombrer la musique (Klavierstück n°2), ou le regroupement quasi mélodique suspendant l’éclatement (milieu de Kreuzspiel). La composition par groupes s’impose ainsi rapidement comme promesse de revitalisation d’une écriture parvenue aux « limites du pays fertile »…

Là encore, la lecture de Webern est décisive quand elle déchiffre la série qui ouvre le Concerto op. 24 non plus comme proposition globale mais comme articulation de quatre groupes aux morphologies autonomes (instrumentation, vitesse, intensité, phrasé, attaques). La question est moins de savoir si Stockhausen a seulement cherché, par cette analyse, à légitimer sa recherche personnelle que d’en saisir les prolongements qu’il lui donne aussitôt. En assimilant ces groupes de trois sons à des objets uniques, il déplace en effet radicalement le principe de la composition de structures fixées a priori comme thèmes ou motifs, vers celle de « proportions internes » assignées à des groupes de nature variable.

Ceux-ci, n’apparaissant d’abord que comme purs éléments statistiques (ascendant/descendant – monodique/polyphonique etc.) comme dans le premier Klavierstück de 1951, sont très vite centrés sur des sons principaux autour desquels gravitent des sons secondaires ; cette organisation satellitaire de l’écriture – fondamentale dans la pensée de l’œuvre tout entière – apparaît dès le Klavierstück n° 7 (1954) ou la fin du n° 9 (1961), et la révision (1962) de la première version de Punkte (1952) confirme l’ampleur de cette mutation.

Prolongeant cette décision, la pensée par groupes déborde le seul domaine de l’écriture ; quand, en 1961, la réflexion se concentre sur le problème de la forme, cette attitude irriguera en effet le concept de « moment » que Stockhausen détermine sur ces critères essentiellement qualitatifs : sonorité globale, densité, répétitions internes etc. ; même si le domaine abordé alors est celui de la musique électroacoustique (Kontakte), on voit resurgir l’invariable préoccupation : définition de « moments partiels » – aux propriétés spécifiques – et de « groupes » de moments ayant en commun une ou plusieurs propriétés. Là encore la régie de la totalité procède d’une articulation principal/secondaire bien davantage ancrée dans la globalité que dans la différence perpétuelle des détails : se révèle ici une donnée capitale de la pensée, celle de l’utopie d’une éternité inscrite dans un seul moment (a priori exempt de toute directionnalité) et plus encore dans l’addition de tous les moments qui définit une tendance irrépressible à « dépasser le temps conduisant à une fin, la mort ».

Sur le plan de l’organisation formelle, ce principe va rapidement révéler toute sa pertinence dans les années 1963 - 1968 où le déplacement de la notation strictement musicale vers un type plus généralement signalétique relativise l’écriture fixe au profit de sa transformation. L’interprète devient l’acteur décisif des métamorphoses d’un son en un autre (rythmiquement) par action sur des fréquences sinusoïdales (Mixtur, 1964), d’une vibration en un continuum sonore (Mikrophonie I, 1964) d’un discours inintelligible émis sur ondes courtes en une forme rigoureuse, ordonnée (Hymnen, 1967) etc. Dans tous ces cas de figure, l’organisation des sons (ou des événements) principaux coordonne infailliblement celle des sons (ou événements) secondaires, dérivés… en un mot : déduits. Après la courte abstraction totale (« musiques intuitives » sans aucune notation musicale), la partition de Stimmung (1968) synthétise explicitement toutes ces expériences : un seul accord – une seule vibration – engendre cinquante et une séquences systématiquement centrées sur un de ses sons constitutifs, projetant ainsi sur les multiples objets sonores un éclairage unique (le contraire exact de ce que fait un développement classique).

Cette conjonction entre tout et parties définit ainsi le sérialisme non plus comme seule technique mais comme une pensée qui fonde toutes les mutations du style sur l’organisation totale du matériau et le principe supérieur d’unité, de la composition électroacoustique à l’écriture mélodique.

La pensée de l’électronique

La dissolution des oppositions de nature entre les différentes catégories sonores, déjà visée dans les musiques de transformation précédentes, s’accomplit pleinement avec l’emploi de l’électronique permettent totalement ce « passage continu d’une perspective à une autre » que Stockhausen place comme finalité même de l’acte de composer. Après les Deux Etudes (1953) sur un matériau très simplifié et l’œuvre fondatrice – Gesang der Jünglinge (1955) – l’électronique n’interviendra donc pratiquement plus jamais seule ; Kontakte (1961) connecte le piano et la percussion aux sons préenregistrés, Hymnen (1967) existe en version électronique seule mais aussi avec instruments et, dans toutes les œuvres ultérieures avec électronique, la matrice restera l’écriture instrumentale de Mantra (1970) à Licht (2002). Les fonctions des multiples dispositifs requis sont en effet essentiellement de transformation, agissant alors sur un matériau souvent limité « pour y intégrer l’univers », ou de clarification de polyphonies complexes devenue hors de portée des musiques purement instrumentales. Dans ce cas la spatialisation dépasse le stade de la pure théâtralité pour rendre directement sensibles les directions et les vitesses des mouvements sonores (l’auditorium sphérique de l’exposition d’Osaka conçu pour les Kontakte reste la première concrétisation de cette orientation).

Mais l’une des incidences les plus décisives de l’électronique sur l’écriture reste la libération de potentialités illimitées dans la manipulation du temps. La réflexion théorique engagée dès les premières années dans le prolongement de Messiaen (emploi de modes de durées dans Kreuzspiel) s’élargira, avec l’intégration de critères qualitatifs (groupes et moments), jusqu’au postulat de l’Unité du temps musical (titre du texte fondamental de 1960). La pensée chromatique des durées individuelles devient ici pensée continue des catégories sonores où les différences de nature se résorbent dans une pure différence de degré. Les impulsions les plus rapides produisent les hauteurs, les impulsions pouvant être comptées définissent le domaine du rythme et les très lentes (de l’ordre du quart d’heure) celui de la forme, ce qu’argumente aussitôt l’électronique par la décomposition progressive et continue d’un son produit sur bande (environ mi bémol) jusqu’à un rythme de plus en plus lent puis un halo sonore autour de ce son jusqu’à son relais, un mi bémol au piano (Kontakte). Le mouvement a décrit le temps. Le passage de la première à la deuxième région des Hymnen amplifiera cette démonstration en dévoilant comment, à travers l’infiniment long ralentissement de La Marseillaise, des champs sonores a priori hétéronomes (bruits de foule, canard sauvages etc.) restent organiquement liés à un phénomène unique.

La référence à Lewis Carroll que Stockhausen a développée dans un de ses entretiens fixe parfaitement son rapport au temps ; à l’image d’Alice, une même structure musicale peut devenir infiniment lente ou infiniment rapide (Mantra, 1970), et c’est cette vision profondément idiomatique qui va fonder une grande part de l’invention des œuvres à venir, en particulier dans le domaine de la mélodie.

Enfin, dans une tout autre perspective, l’électronique peut venir accuser la puissance de procédés quasi incantatoires comme dans l’extension du Katinka’s Gesang (1984) extraite de Samedi – chaque nouvel exercice sur un seul son joué par la flûtiste est signalé par une véritable explosion dont les retombées enveloppent toute la séquence – ou dans la durée indéfiniment figée des Chœurs invisibles (Jeudi). L’outil dévoile ici sa signification essentielle, ancrée dès l’origine : participer avec la plus grande force possible au projet d’une musique spirituelle, religieuse ; les seuls mots intelligibles s’échappant de la fournaise électronique du Chant des adolescents étaient déjà des louanges au Seigneur…

De la mélodie à la formule

Les titres mêmes des toutes premières œuvres l’attestent : l’invention est d’abord résolument mélodique, même si les procédés savants d’inversion / rétrogradation sont déjà intégrés (Sonatine pour violon et piano, 1951), par une habitude née avec les jeux musicaux de l’enfance… Mais si l’irruption de la modernité conduit à mettre en retrait cette inclinaison, son abandon n’est pas d’emblée systématique ; le moment où, dans Kreuzspiel, les sons dispersés viennent se concentrer dans l’octave pour produire un dessin réellement chantable avant d’être propulsés à nouveau dans un espace complexe témoigne déjà de ce qui deviendra une constante du style : créer des structures mémorisables à côté d’opérations complexes pour garantir dans l’œuvre des relations tangibles entre éléments de base et déploiements plus cryptés.

1970 représente le tournant décisif entre l’écriture athématique et l’avènement de la « composition sur formule » avec Mantra et une œuvre emblématique - Formel (« formule ») créée en 1971 … mais conçue en 1951, dont la forme coïncide avec la gestation en douze stades successifs d’une mélodie de douze sons. Le concept de formule opère donc la synthèse entre série (douze sons), groupe (chaque son est centre d’un complexe spécifique, immédiatement identifiable), et mélodie (tous les sons apparaissent dans un espace assez restreint pour constituer une véritable structure mélodique).

Toutes les œuvres écrites de Mantra à Licht reposent chacune sur une formule génératrice propre qui ne se confond pas avec la série (laquelle pouvait servir de base à plusieurs œuvres simultanément). Leur principe d’engendrement rompt littéralement toute relation avec celui de développement en s’arrimant au cycle qui en est, globalement, la négation ; l’idée – la formule initiale – ne devient pas méconnaissable dans ses transformations mais change de physionomie au sein d’une totalité dont elle a elle-même dessiné la morphologie. Ainsi les propriétés de chaque groupe (« membre ») de la formule fixent l’enveloppe de chaque cycle que celle-ci sera amenée à parcourir (Mantra) ; moins complexe dans son principe, celle d’Inori (1974) condense les quatre grandes phases de l’histoire de la musique - rythme - mélodie - harmonie - polyphonie – qui deviendront respectivement, avec l’ajout de la dynamique, les cinq grands moments de la forme. La lisibilité des parcours devient presque didactique dans In Freundschaft (1977) : la formule est jouée sept fois avec des variations suffisamment allégées pour que perdure l’identité par-dessus la différence, perspective déjà très proche de celle de Licht (1977 - 2002). L’ampleur et la durée démesurées de cet ensemble conduisent, pour garantir une quelconque pertinence, à multiplier la perspective cyclique : triple formule fondatrice des sept opéras, formule spécifique à chacun des trois personnages clés du cycle (Michael, l’archange, Eva, la mère originelle, Luzifer, l’ange déchu); chaque opéra repose tout entier sur un membre de la triple formule et, sur les différents segments des formules individuelles sont écrites les quelques cent quinze pièces constituant le cycle. Celui-ci devient démultiplication indéfinie de l’idée originelle, à la fois mise en retrait et omniprésente : si, dans les pièces individuelles qui n’en explorent de l’intérieur (sans extrapolation à des sons qu’ils ne contiennent pas) que de très courts segments, le geste peut conduire à une perte de l’identité du tout, les connexions à la totalité ne sont jamais rompues précisément parce que les réservoirs de sons restent limités, chaque élément conservant une valeur signalétique propre, sans ambiguïté – un intervalle type, un gruppetto etc.

Sur un plan strictement syntaxique, l’unification du tout résulte de la force qui a toujours prévalu : la déduction. Mais la dimension supérieure, l’interprétation de l’écriture par celui-là même qui l’a pensée, met en jeu toute une utopie de l’éternité gagnée dans l’infinie durée de l’idée. Ce que la théorie envisageait déjà en 1960 (texte sur la « Momentform ») s’accomplit dans cette décantation du matériau accompagnant le retour de l’écriture mélodique. Ainsi le passage des Kontakte cité plus haut acquiert-il sa poétique la plus profonde au moment où, dans Sirius (1976) une mélodie jouée en sons instrumentaux (Bélier) s’éteint progressivement et où, de ce point d’extinction, naît une nouvelle mélodie (Balance) fabriquée avec des harmoniques de sons réels absents.

« Musique phénix » pour Stockhausen. C’est probablement ainsi que se révèle toute l’œuvre.

© Ircam-Centre Pompidou, 2008


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