Le travail sur la couleur
Interrogé sur les compositeurs qui l’ont marqué, Schöllhorn répondait en 2008 : « Importants furent sans aucun doute Josquin des Prez, Monteverdi, Haydn, Schumann, Berlioz, Debussy et Ravel, Stravinsky, Webern, Maderna et Nono. J’ai naturellement appris beaucoup chez mes professeurs, et des choses très différentes. Essayons de les décrire : chez Nunes, l’idée que la rigueur d’une conception et la beauté ne sont pas exclusives l’une de l’autre ; chez Ferneyhough, la séduction brillante de constellations dialectiques ; chez Spahlinger, la fermeté dans la conception de la forme et la capacité tout aussi radicale de la briser ; chez Huber, une ouverture de principe vers toutes sortes de musiques, y compris toutes les nombreuses musiques en moi-même1. » La présence de trois noms français sur cette liste, plutôt inhabituelle chez un compositeur allemand, est peut-être une clef pour saisir l’univers sonore très particulier du compositeur, qui se caractérise par une virtuosité, une transparence et très souvent une grâce qui le situeraient entre la « musique concrète instrumentale » de Helmut Lachenmann, et l’art de Ravel, dont l’écoute du Trio fut par ailleurs un événement important pour le jeune musicien. Interrogé sur le « tropisme français » de sa musique, Schöllhorn répond : « Je n’arrive toujours pas à le mesurer clairement, je n’y pense pas beaucoup en travaillant et il m’arrive rarement de “franciser” à dessein, ou alors dans un but précis. Certains aspects de ma musique sont pourtant liés à des caractéristiques qui me semblent importantes dans la musique française : une instrumentation si possible claire et sans lourdeur, et de façon générale la volonté de dire les choses de façon claire et transparente, ce qui était aussi la préoccupation du compositeur “allemand” qu’était Haydn – donc une notion liée aux Lumières2 ».
Le raffinement sonore de Schöllhorn reste toujours fonctionnel ; les « modes de jeux » sont considérés comme un élargissement de la palette des couleurs instrumentales, elles clarifient la forme, et son parcours n’est jamais tiré du son lui-même. Souvent, des passages constitués d’événements disséminés rappellent la « musique ponctuelle » des années 1950, et de façon générale, Schöllhorn est davantage du côté d’un son « clivé » que « fusionné », pour reprendre l’opposition d’Arnold Schering3. Il n’y a pas de résonances, pas de compacité, pas d’assise ou d’attraction harmonique vers le grave. La curiosité pour des timbres étranges est constante chez lui, mais elle se pose très souvent à travers la problématique de la doublure : le mixage de la trompette et du hautbois dans le suraigu dans kazabana, celui du hautbois, du cor et de la harpe en harmoniques jouant la mélodie dans la seconde des Pièces croisées… Le plaisir de l’orchestration, au sens supérieur qu’elle a prise à partir de Berlioz, se déploie souvent dans des vignettes rappelant les ballets de Tchaikovsky et Stravinsky. Si la modalité subjective absolument refusée par Schöllhorn est celle de Wagner, s’il n’y a pas chez lui une volonté d’« entrer dans le son », on trouve cependant des moments, voire des œuvres entières, où la matérialité devient importante. Par exemple, red and Blue pour 6 percussionnistes, en dépit de son titre, ne déploie pas tout un feu d’artifice de couleurs et d’événements : il s’agit de faire le tour d’un nombre circonscrit d’objets bruités. L’œuvre atteste en même temps le rapport intense que Schöllhorn entretient avec les arts plastiques ; s’il n’avait pas été compositeur, disait-il un jour, il aurait étudié l’histoire de l’art. Les références aux peintres sont nombreuses chez lui, à la peinture chinoise dans liu-yi, à Whistler dans clouds and sky ; l’image, la sculpture, l’installation inspirent des attitudes où le compositeur, de son côté, tourne autour d’un objet, reprend, repeint, produit des anamorphoses, agrandit, se rapproche ou s’éloigne. En l’occurrence,red and Blue s’inspire d’un propos de Barnett Newman : « Newman peint pour l’essentiel de grandes surfaces. Et il nous conseille de faire ce qui est plutôt interdit dans un musée, de se tenir à dix centimètres de tableau, même si celui-ci mesure 6 x 8 mètres. Cela produit un effet intéressant, à savoir une immersion dans la couleur, et plus on persévère, et plus cet instant devient magique. On fait ainsi l’expérience qu’un tableau a lui aussi sa propre temporalité. Et l’on peut alors renverser les choses et tenter d’écrire une musique qui n’aurait pas un caractère temporel, mais pictural. Il n’est donc plus si important de savoir où je me trouve à l’intérieur d’un processus, voire d’un processus prévisible, mais on s’ouvre à un effet, l’auditeur devient une partie de cette sonorité de même qu’on fait partie chez Newman d’une couleur4. » Il s’agira donc de l’exploration du métal pur – cymbales, tamtam, rin japonais, crotales. Chaque coup doit ici « parler de la rigidité du métal » et l’auditeur ressentir quelque chose du poids, « de la résistance et tout simplement de la force qu’il faut pour déplacer, soulever, disposer ces instruments », donc une intuition corporelle de la matière. Ce pesage tranquille n’a pas besoin d’un effectif multiple. Il suffit de se concentrer sur un seul tamtam, qui apparaît alors « comme tout un monde en soi5 ».
La fureur constructiviste
La musique de Schöllhorn repose plus fondamentalement sur une recherche de l’équilibre entre simplicité et complexité qui a quelque chose de profondément classique. Elle tente de combiner l’intelligibilité du parcours global avec une complexité au niveau du détail (soit dans la structuration sous-jacente, soit dans le raffinement de l’écriture instrumentale et rythmique). On choisira kazabana comme exemple d’un tel travail de pré-composition très poussé et d’une intelligibilité du parcours poétique. L’œuvre, assez brève, donne l’impression d’un ralentissement général, que fixe précisément un tableau général conservé dans les esquisses du compositeur : I. : 60 mes x 5 noires = 300 ; II. : 75 mes x 4 noires = 300 ; III. : 93 mes x 3 noires = 279 (l’esquisse indique là aussi 300), ce qui donne, pour le calcul des durées en secondes : I. (noire = 126) : 2’38 ; II. (noire = 96) : 3’11 ; III. (noire = 54) : 5’, à savoir la proportion 2/3/5, qui relève d’une série de Fibonacci. Le premier mouvement porte dans l’esquisse le titre de « tempête », qui en serait le « thème ». Il est construit à partir de rotations, de différentes boucles qui entrent successivement, mais dessine également une « grande progression », en combinant donc de façon paradoxale le cercle et la flèche.
D’autre part, le compositeur prépare des échelles de cinq hauteurs pour les différents groupes instrumentaux ainsi que trois types de gestes : K = cascades et ondes, données en quintolets de doubles croches ; A = accents, donnés en quatre doubles croches ; H = tenues sur une seule hauteur, déclinées en triolets de croches. On obtient donc des répartitions toujours différentes (sur les cinq groupes sonores) d’une superposition faite de deux ou trois mêmes gestes. Ces trois types sont instrumentalement développés dans un second tableau (dont on donne ici une version légèrement simplifiée) :
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Bois |
Cuivres |
Piano |
Percussion |
Cordes |
a |
H |
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K1 |
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A |
b |
A |
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K |
H |
c |
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H1 |
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A |
K |
d |
K |
H2 |
A |
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e |
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A |
K2 |
H |
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Disposition des types de gestes dans kazabana.
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Bois |
Cuivres |
Piano |
Percussion |
Cordes |
A |
sons tenus, avec cresc. au début et à la fin |
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arpèges de petites notes |
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accents « tonlos » ou sul tasto |
B |
flatterzunge, sauts de septième |
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répétitions au vibra, sur le cadre ; cascades descendantes |
registre le plus aigu ; sons tenus, petits descr. et cresc. à l’intérieur |
C |
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son tenus, vers le sff |
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répétitions aux cymbales |
gliss. sur ponticello et en harmoniques |
D |
accentué, sec, figures imbriquées |
tenues tremblées |
« tonlos » (clusters graves) |
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E |
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« tk » schmetternd |
clusters alternés en cascade |
trémolos |
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Répartition des gestes selon les groupes d’instruments dans kazabana.
On retrouve ici l’importance des chiffres 3 et 5 : cinq types de sonorités instrumentales (mais qui coïncident avec la division traditionnelle de l’effectif, il n’y a pas de regroupements transversaux) et cinq objets, chacun d’eux revenant trois fois. Dans ce tableau sont puisés les cycles ou boucles : le a reviendra 27 fois, le b 8 fois, le c 24 fois, le d 10 fois, le e 14 fois. Ces strates d’occurrences sont elles-mêmes calculées pour former des progressions au cours desquelles les éléments se rapprochent de plus en plus, quoiqu’à une cadence légèrement différente selon les strates ; les coïncidences dans le temps entre les trois types augmentent au fur et à mesure, si bien que dans la dernière mesure se produit une superposition de l’ensemble des éléments. Cette progression est en même temps soulignée par les dynamiques et des couleurs de plus en plus corsées, grâce au choix de certaines sourdines aux cuivres ou le passage de la percussion boisée à celle métallique. On note à la mes. 16-18 un objet mélodique presque incongru par sa simplicité dans l’aigu du piano, sous forme d’une succession, ré#–do#–si–la–si–do#–ré#, qui « zoome » la gamme par ton, accompagnée par des clusters puisant dans ces mêmes hauteurs ; cet événement forme série avec un objet mélodique également exceptionnel dans le second mouvement (mes. 18-21), une sorte d’arabesque qui s’étire entre lefa3 et lemi5, ainsi que l’avènement de la mélodie avec laquelle coïncide le troisième mouvement tout entier.
Le second mouvement est décrit comme « pendule » et son thème est la « rigidité ». Il y a de fait deux mouvements pendulaires, l’un régulier et l’autre irrégulier, qui se développent selon une symétrie axiale (à la moitié de la mes. 37), en s’appuyant sur deux types d’objets rythmiques (à partir de triolets de croches/à partir de doubles croches) Un dégel mélodique mis en scène dans le dernier mouvement, dont le thème est décrit par le mot « kazabana », terme japonais ancien désignant un certain état floconneux de la neige. Le principe formel, après la rotation et le mouvement pendulaire, est celui de la mélodie accompagnée.
Cette émergence d’une simple mélodie se produit également dans Rondo pour violon principal et ensemble, où la partie soliste se fige sur une sorte de berceuse marmonnée en si majeur, alors que deux des récentes Pièces croisées représentent également de simples mélodies. Rondo thématise également la répétition ; l’idée de « tourner autour » d’objets – qu’il soient inventés par le compositeur ou trouvés chez d’autres – est liée par Schöllhorn à une réflexion de Wittgenstein : « Nous devons sans cesse apprendre des méthodes pour contempler notre objet » ; les compositeurs, ajoute Schöllhorn, ne peuvent pas simplement « dire naïvement ce qu’il veut exprimer, au contraire, le “comment” est une partie essentielle de l’expression elle-même6 ». Mais l’œuvre réalise également un agencement formel procédant par panneaux, Schöllhorn n’allant pas vers de grandes formes organiques, vers des « massifs dramatiques » comme il dit, des proliférations, ni même vers le « développement » : « Il me semble que j’ai désappris ou tout simplement oublié dans ma musique ce que veut dire cette notion. Je n’ai pas essayé de “dépasser” une musique à développement, car tout resterait alors prisonnier de cette notion, par un lien dialectique, qui peut effectivement produire fantômes et revenants. On ne peut malheureusement vaincre les fantômes en soi, seulement travailler à leur rédemption7. »
Dans le Rondo, le compositeur cherche à obtenir une forme à retours qui cependant avance, retourner pour ainsi dire le retour contre le retour, et ceci en modifiant constamment à la fois la manière de répéter et l’objet répété. Il établit une liste de sept formes de retour (qui fonctionnent comme strates dans la partition) : la permanence (21 occurrences), le « grand cercle » (13 occurrences), la présentation différente du même (8 occurrences), l’onde (5 occurrences), le « pendule entravé » (3 occurrences), le passage d’un élément vers l’autre (2 occurrences), l’événement unique (1 occurrence)8. Sans entrer dans le détail de ce qui correspond musicalement à cette classification, on peut relever le rôle d’une série de Fibonacci réglant les cycles, comme dans kazabana. La stratégie anti-organique, par sections, pans ou refrains, détermine également rota, pour clarinette contrebasse et quatuor à cordes. « Personne ne sait, dit le compositeur, si ce mot désigne à l’origine une danse populaire rapide de la province d’Aragon », ou bien un instrument à cordes pincées du Moyen Âge, ou encore le rotulus, une sorte de rouleau de feuillets collées ou cousues ensemble au XIVe siècle. Le terme se rapporte en même temps à la ronde, au roundel, au rondo… Quoiqu’il en soit, on danse dans cette pièce – « la musique danse toute seule », ajoute Schöllhorn. Les éléments tournent, entrent en rotation, si bien que chacun revient sous un éclairage toujours différent. La clarinette contrebasse s’enlace ici à un quatuor à cordes, s’insérant dans un tissu très dense de figures vives et sautillantes. Elle veut garder le pas avec le quatuor – comme « un éléphant qui court », commente le compositeur. Mais les figures sont si rapides que l’on perçoit principalement des actions bruitées.
Un refrain fait de sonorités col legno et des staccatos aériens de la clarinette revient dans la première moitié de l’œuvre – jamais tout à fait identique mais servant tout de même comme un point de repère pour l’auditeur. De même, la section du début est progressivement transformée, enrichie de nouveaux gestes ; en revanche, jamais n’apparaissent des éléments entièrement nouveaux. Par deux fois, il y aura des pauses pour souffler, faire du sur-place, avant de retourner sur la piste de danse. Dans la seconde partie, le même matériau est utilisé, mais son caractère change : plus âpre, plus dramatique, avec plus de contrastes. Ce n’est qu’à la toute fin, quand la danse a épuisé tout le monde, que le clarinettiste aura le droit de souffler doucement dans l’instrument, comme si son chant ténu donnait le signal de se coucher.
Différence et répétition
L’univers de Schöllhorn se constitue ainsi à partir d’une invention combinatoire où l’on repère l’élève de Brian Ferneyhough mais aussi d’une poésie sonore et d’une sensibilité pour le timbre qui est à l’opposé de l’idéologie de la saturation de l’Anglais. L’invention semble stimulée par une manie de la répétition, mais celle-ci deleuzienne, cherchant la différence dans la répétition. C’est ici que se loge une ironie du travail d’écriture, mais au sens du « wit » ou de l’humour théorisé par les auteurs allemands et anglais à la fin du XVIIIe siècle : l’ironie comme puissance négative qui, à travers la surprise, le retournement paradoxal, la réduction à l’absurde, « construit même en détruisant » (Walter Benjamin). L’une des premières œuvres de Schöllhorn, un mélodrame sur un texte de Tieck intitulé Le monde à l’envers, commence avec un accord de sol majeur, alors que plus loin, lorsqu’il est question de « propositions paradoxales » un accord de sol majeur avec sixte ajoutée fait une brusque apparition dans un contexte de musique « ponctuelle ». Chez Schöllhorn, le mot d’esprit consiste à produire de petits chocs socratiques, à utiliser des raccourcis surprenants, à éclairer un matériau sous un angle inattendu. Tout est affaire de décontextualisations, de chemins de traverse.
Dans berstend-Starr, une réalisation de l’œuvre « ouverte » qu’est la première …explosante-fixe… de Boulez, Schöllhorn prend à la lettre les prescriptions de réalisation, mais sans tenir compte du style ou de la rhétorique des années 1950. Comme Haydn joue avec les attentes de l’auditeur en le privant de phrases régulières ou des cadences attendues, Schöllhorn va jouer avec le non-dit des règles, avec leurs « trous ». Par exemple, Boulez ne précisant pas qu’il faut éviter des accords classés, Schöllhorn met en avant dans l’un des mouvements, par un filtrage aussi réglementaire qu’inattendu, le ré bémol majeur diffus qui aimante la série proposée. Ailleurs, une figure sérielle est à un moment mise en rotation pour produire quasiment une musique répétitive, une petite boîte à musique sérielle.
Schöllhorn, dans une analyse d’un quatuor de Haydn, citait cette boutade de Tieck : « La nouveauté est, dans un menuet, comme dans tout ce qui est raisonnable, un prédicat qui n’est pas indispensable9. » Tout est possible par principe, mais à l’intérieur d’une forme réflexive qui ironise une langage, une forme, un geste – sans aller vers le anything goes, mais en prenant ces objets comme le point de départ de paradoxes insoupçonnés, de virtualités nouvelles. La question de la « nouveauté » ou de la « modernité » est ainsi posée à nouveaux frais et au moyen d’un approfondissement musical, d’une défamiliarisation. Schöllhorn remarque qu’il faut acquérir « la conviction qu’une chose qui nous arrive avec une certaine insouciance ne sera pas automatiquement creuse ou banale (le contraire est souvent le cas : bien des allures profondes ne traduisent rien d’autre qu’un paresse de la pensée, camouflée sous les gestes de la profondeur) » et aussi que « la nouveauté naît en des lieux où nous n’avons pas encore de concept de la nouveauté10 ». Mais il note également que « chez nous, compositeurs, l’incertitude va jusqu’aux racines mêmes11 ». L’expérimentation, fût-elle ludique, conserve chez lui l’étymologie de l’experiri, de l’exposition au danger.
Un large pan du catalogue de Schöllhorn comprend des œuvres qui interrogent la notion de transcription, ou, comme l’indique le terme allemand (Bearbeitung), de « travail sur », de réélaboration. « Il y a dans mon travail de nombreuses transcriptions, mais elles ne se distinguent pas par principe des compositions normales, car dans tous mes travaux […] la question de la traduction est opérante. La seule différence, mais qui n’est pas nécessairement spécifique, c’est que ce qu’on nomme d’habitude le matériau compositionnel n’aura pas été inventé, mais trouvé par moi. Mais pouvons-nous être si certains que notre matériau est vraiment de nous ? Je ne veux pas oublier qu’inventer contient toujours “trouver” et que parfois, moi-même et mes propres inventions me semblent des objets trouvés12. »
La transcription « veut ce qui est nouveau » et elle « recherche l’anachronisme13 ». Les angles d’attaque sont innombrables chez Schöllhorn. Dans berstend-Starr, il fait apparaître les présupposés tacites des règles d’antan pour faire travailler musicalement ces blancs conceptuels. Dans madria, pour clarinette basse, accordéon et contrebasse, certains aspects des madrigaux de Franceso Landini sont grossis à la loupe (par exemple, la fin du IVe mouvement consiste dans le prélèvement systématique de tous les accords parfaits, séparés par les longs silences de l’original) ; les musiciens parfois s’égarent dans un autre mode (Ier mouvement) ou encore forment l’image d’un grand poumon agrandi qui souffle et travaille, souvenir de cette formidable production du son qui fascinait le compositeur enfant dans l’orgue.
Dans clouds and sky, tout au contraire, le 12e Nocturne de Gabriel Fauré n’est pas mis sens dessus, sens dessous, ou déformé, mais scruté avec douceur et précision grâce à un extrême étirement dans le temps. Schöllhorn conserve strictement la forme du Nocturne (A/B/A/B’/A’) et procède tout d’abord à un agrandissement. Il tire des six minutes de l’original vingt-trois minutes, en doublant systématiquement les valeurs (une mesure à 12/8 donne deux mesures à 6/4). Ayant posé le nocturne agrandi sur son chevalet, Schöllhorn procède à des coloriages, des effacements, des vaporisations. Il ne déplace rien, et peu d’éléments sont modifiés, comme c’est le cas avec la ligne ascendante en quartolets chez Fauré (mes. 5, 10, 16) dont la perturbation métrique est rendue ici par une perturbation harmonique, ou encore avec la figure ondoyante de doubles croches dans les parties B, qui commence toujours chez Fauré par un frottement de seconde que Schöllhorn transforme en septièmes, plus espacées, mais en rendant le frottement par deux accents brefs et mordants (avec un gettato des cordes, ensuite avec des consonnes que les flûtistes et clarinettistes prononcent en jouant), figure qui rappelle des griffures sur une surface lisse.
L’orchestration magistrale réussit à plonger la partie de piano ainsi allégée dans des atmosphères ambigües et crépusculaires. C’est par exemple, aux mesures 73 et suivantes (correspondant aux mes. 37 sqq. chez Fauré), un mélange très doux de trilles suraigus aux clarinettes, de flatterzunge aux flûtes, avec des accents piqués aux cors, alors que les figures de l’accompagnement de Fauré sont réparties entre d’une part les cordes enrouées (jeu col legno tratto et sur la pointe extrême de l’archet) et, de l’autre, le vibraphone et les cloches tubes, qui sonnent comme une parodie métallisée du piano. La seconde opération de Schöllhorn consiste à modifier le parcours formel de Fauré en ignorant l’accélération progressive (Allegro ma non troppo, Con anima, Più mosso) et l’augmentation dynamique vers la fin. Le retour de la partie A s’effectue dans le registre suraigu des cordes, sous forme d’un mixage spectral de sonorités rappelant des jouets d’enfants, et lors de la répétition de la partie B, des intervalles extraits du texte original (jouées par le piano soliste) soutiennent une mélodie entonnée par un cor anglais poitrinaire et une trompette postée au loin (mes. 93ss). Souvent le texte original est entouré de nuages légèrement dissonants (par exemple mes. 115, ou 147, où l’harmonie est « salie » par des notes qui traînent), plus loin également sous forme d’un glissando de clusters descendants. À la fin, le sempre ff de Fauré (mes. 93, ici mes. 185) devient un passage au pp, où le vibraphone (joué avec de brefs coups aussitôt étouffés) résume les accords, pendant que les cordes rendent la mélodie par une suite de secousses – alors qu’un chaud rayon de soleil tombe à nouveau sur le tableau, et le motif principal (mes. 199, mes. 99 de Fauré) est porté par le piano soliste par dessus un gazon tissé des sonorités vespérales des trombones, de la harpe et du vibraphone, tous dans le grave.
À l’inverse, le chemin qui mène de la chanson A foggy day (1937) de George Gershwin à a self-same-songpour clarinette contrebasse (en bois) est indécelable. Cette dernière joue « aussi vite que possible » des figures de doubles croches au nombre toujours variable, en produisant là aussi une sorte de tourbillon de sons bruités, au bord du souffle. Schöllhorn fait ici travailler la vitesse, et on pourrait songer à des effacements, une éponge ou une brosse qui passe sur une surface de couleurs pour effacer des motifs. Mais il s’agit d’empêcher toute possibilité de reconnaître le modèle : « En ignorant à dessein tous les éléments de surface qui constituent cette pièce, sa mélodie ou son caractère, ma composition “scanne” systématiquement la succession des accords d’accompagnement, plongeant volontairement l’instrument balourd dans un tournoiement de hauteurs dont le résultat sonore est souvent techniquement précaire14. »
Les réélaborations de Schöllhorn sont donc des objets « achroniques » et hybrides mais qui à chaque fois reprennent une question musicale : tout comme chacun de ses mouvements ou panneaux formels rappelle la forme de l’étude, les transcriptions veulent soulever ce qui, dans un langage, un objet du passé, reste à interroger, quitte à troubler nos certitudes quant à la nécessité d’un « style personnel », ou à l’œuvre « originale ». « Composer, disait-il récemment, ne veut pas dire simplement écrire dans un certain langage musical. Cela signifie également combiner différents langages et parfois même montrer les frottements entre différents langages. […] Hannah Arendt, dans son livre Entre passé et présent, cite Franz Kafka, qui décrit le passé et le présent comme deux lutteurs qui s’affrontent et combattent. Et le présent, nous, ici et maintenant, sommes au milieu, entre ces lutteurs. Il n’y a pas d’issue vers l’une ou l’autre direction, il y a uniquement, comme le dit Arendt, la possibilité de s’échapper “diagonalement” de cette lutte. Et diagonalement veut dire inventer quelque chose de nouveau. »15
- Entretien sur le CD aeon AECD 0863 (2008).
- Entretien sur le CD aeon AECD 0863 (2008).
- « Historische und nationale Klangstile », Jahrbuch Peters für 1927, XXXIV (1928), p. 31-43.
- Entretien avec Patrick Hahn dans le cadre d’Ensemble Europa, enregistré par la WDR, 2011.
- Ibid.
- Conférence au CNSMDP, novembre 2008.
- Entretien sur le CD aeon AECD 0863 (2008).
- Conférence au CNSMDP, novembre 2008.
- Über Bearbeitung, texte inédit.
- Entretien sur le CD aeon AECD 0863 (2008).
- Conférence au CNSMDP, novrembre 2008.
- Über Bearbeitung, texte inédit.
- Ibid.
- Communication du compositeur, janvier 2013.
- Musik Texte, n° 141 (2014), p. 36.