Ce que lâHistoire semble retenir de Scelsi, outre ses prises de positions mystiques particuliĂšrement claires â au moins pittoresques aux yeux des plus sceptiques â, est lâextrĂȘme Ă©conomie de son style, celui-ci dĂ©coulant Ă©videmment de ces derniĂšres. Chacune des Quatre piĂšces pour orchestre (1959), son premier chef-dâĆuvre, nâemploie en principe quâune seule note. Celle-ci est doublĂ©e par tous les instrumentistes qui varient lĂ©gĂšrement sa hauteur, de façon microtonale, lui imposent un vibrato trĂšs ample, lâoctavient ou parfois â rarement â en donnent quelques harmoniques, et la tiennent tout au long dâun temps lisse. Il ne sâagit pas dâaffirmer un principe dâunicitĂ© comme la premiĂšre piĂšce de Musica ricercata de Ligeti (Ă©galement bĂątie sur un seul la) mais plutĂŽt dâattirer lâattention sur la vie microscopique du son, et dâopĂ©rer une plongĂ©e dans ce dernier de mĂȘme que la mĂ©ditation zen ou la priĂšre, de façon gĂ©nĂ©rale, impose Ă son pratiquant une plongĂ©e Ă lâintĂ©rieur et surtout dans le dĂ©tail de soi. Dans ce dĂ©tail du son, des tensions et dĂ©tentes existent mais Ă une Ă©chelle plus fine, ou ne serait-ce quâau grĂ© des crescendo et decrescendo : il sâagit donc dâune musique aussi Ă©conomique que, surtout, intensive. Au passage, de façon presque incidencielle, lâesthĂ©tique du XXe siĂšcle est Ă©videmment bousculĂ©e, Ă lâĂ©poque des Quatre piĂšces, puisquâil ne sâagit plus de se tenir au-delĂ de la tonalitĂ© comme le prĂ©tendent alors les sĂ©riels, ni Ă lâintĂ©rieur comme lâaffirment les nĂ©o-classiques et post-romantiques, mais de se tenir bien en deçà . Scelsi rejette comme creuse, dĂ©sincarnĂ©e, toute musique composĂ©e depuis PĂ©rotin (XIIIe siĂšcle), câest-Ă -dire depuis lâĂ©criture de la polyphonie, autant dire toute musique savante qui ne soit plus du chant grĂ©gorien ! Il propose, Ă la place, quelque micro-musique retournant aux sources du son. On lâaura compris, le but dâune telle dĂ©marche est moins esthĂ©tique quâĂ©thique. La musique de Scelsi, câest sa principale originalitĂ©, est humble en tant quâespĂ©rĂ©e vĂ©ritablement utilitaire. Il ne sâagit mĂȘme peut-ĂȘtre pas de musique affirmĂ©e en tant quâart mais en tant que moyen concret. Un tel son unique, pour Scelsi, est douĂ© dâun mystĂ©rieux pouvoir de crĂ©ation sur son entourage, comme le verbe crĂ©ateur qui ouvre lâĂ©vangile selon saint Jean, ou la syllabe sacrĂ©e des bouddhistes, « om », syllabe dont « amen » serait dĂ©rivĂ©. Le son unique promu par Scelsi est donc bel et bien Ă©crit en tant quâincantation magique, formule enchanteresse â du moins est-ce son projet, ce qui lui confĂšre une originalitĂ© irrĂ©futable (ne serait-ce quâen tant que projet â abouti ou non) au sein dâun XXe siĂšcle volontiers matĂ©rialiste et dont lâart lui-mĂȘme constitue peut-ĂȘtre le seul reliquat de spiritualitĂ©.
Ce « son crĂ©ateur » (la voix de Brama pour suivre la mystique hindoue familiĂšre au compositeur) peut aussi bien devenir son destructeur et Ă©voquer quelque trompette de lâapocalypse dans Yamaon (1958, pour voix de basse et cinq musiciens), I Presagi (pour 10 instrumentistes, 1958), Uaxuctum (1966), pour orchestre, Okanagon (1968) pour harpe, contrebasse amplifiĂ©e et tam-tam. Les programmes laconiques â on pourrait dire sous-titres â de certaines de ces Ćuvres expliquent : « Yamaon prophĂ©tise au peuple la conquĂȘte et la destruction de la ville dâUr » (Ur nâest autre que Babylone en sumĂ©rien). Ce programme terrible est encore celui quâannonce I presagi. De mĂȘme, Uaxuctum raconte-t-elle « la lĂ©gende de la citĂ© maya, dĂ©truite par ses habitants pour des raisons religieuses ». La puissance destructrice est dâautant plus manifeste avec lâemploi de lâorchestre, dans Uaxuctum (1966), notamment grĂące Ă lâarmement â comme souvent chez Scelsi â, de percussions particuliĂšrement efficaces voire effrayantes, comme ce bidon de deux cent litres dont on frottera, dans les passages apocalyptiques, les rainures en creux latĂ©rales. On entendait dĂ©jĂ dâailleurs vocifĂ©rer cet ustensile dans Aion (1961), « quatre Ă©pisodes dans une journĂ©e de la vie de Brama », ce qui montre que le son de lâeffroi, pour Scelsi, est souvent le mĂȘme que celui de lâextase : ceux-ci se partageant une mĂȘme Ă©vocation de la « terrible Ă©nergie divine ». VoilĂ pourquoi les cuivres, hurlant notamment dans le registre grave (violence cuivrĂ©e dont Prokofiev eut peut-ĂȘtre la primeur), sont omniprĂ©sents dans les Ćuvres pour orchestre. Le son, quand il nâentend pas instiller une paix propice Ă la mĂ©ditation (comme dans In nomine lucis ou Pranam 1, explique Marc Texier) « dĂ©crit la puissance de Dieu », Ă moins quâil nâentende la relayer. VoilĂ qui rappelle lâesprit de la NeuviĂšme Symphonie du dĂ©vot Bruckner, remarque Harry Halbreich. Lâorgue de Bruckner se retrouve dâailleurs aussi terrible et mystique dans lâorchestre de Scelsi, dans Hymnos, Konx-om-pax et Pfhat.
Hymnos (1963) surtout, voit les sons se diversifier, dĂ©border enfin les ambitus caricaturalement restreints par le « son unique ». Ces derniers confirment leur nouvelle Ă©tendue dans Hanahit (1963) et surtout le chef-dâĆuvre Konx-om-pax (1969). Ces ambitus Ă©largis conquiĂšrent enfin les aigus de lâorchestre et justifient lâemploi de violons (en fait, seuls Hymnos et Konx-om-pax en contiendront â fait plus que singulier â parmi les Ćuvres pour orchestre). Le concept du son unique demeure cependant dans ces Ćuvres qui apparaissent toujours polaires de façon caricaturale. Les aigus se chargent alors de souligner quelques harmoniques supĂ©rieures du son. Câest ainsi que Scelsi annonce la musique spectrale. LâĆuvre exemplaire Partiels de Grisey (Grisey rencontrera dâailleurs Scelsi durant son sĂ©jour Ă la villa MĂ©dicis Ă Rome) ne sera bĂątie que sur un son grave de trombone, « son Ă la Scelsi ». Ces Ćuvres scelsiennes Ă grands ambitus, par ailleurs, Ă©volueront par grands glissandos, torsions perpĂ©tuelles continues, et rappelleront Ă©videmment Metastasis (1954) de Xenakis. Dans les deux cas, les compositeurs ont renoncĂ© au systĂšme tempĂ©rĂ© et ont imprimĂ© de puissants gestes Ă©vidents au trĂšs grand orchestre, mĂ©tamorphoses tonitruantes. Câest dire que Scelsi, dans le paysage musical des annĂ©es 60, est moins seul et « moins neuf » quâon ne le prĂ©tend souvent, du point de vue du rendu sonore (non de celui de la philosophie mystique, en amont). Il rĂ©unit certes, « en un seul Italien », les caractĂ©ristiques de deux Français, associant lâinspiration extatique de Messiaen au geste ingĂ©nu, Ă la fois puissant et issu dâun mĂȘme esprit de table rase, de Xenakis. Si lâon remonte plus loin, et sans quâil soit davantage question dâinfluence directe, ni mĂȘme indirecte, mais plutĂŽt « dâair du temps », on ne peut que penser Ă VarĂšse. Avant Scelsi, le Français annulait bien des paramĂštres de la musique, harmonie, contrepoint, systĂšme tempĂ©rĂ© et mĂȘme hauteurs dans Ionisations (1928) pour, lui, ne plus lorgner que le seul paramĂštre du timbre. Scelsi, si lâon veut, va plus loin dans lâeffort de dĂ©pouillement en ignorant le timbre mĂȘme et en Ă©coutant les seuls battements du son, peu importe de quel instrument il est issu. Certaines Ćuvres sont dâailleurs Ă©crites pour des instruments interchangeables. Maknongan (1976) est Ă©crit « pour instrument basse [par exemple tuba ou contrebasse] ou voix de basse ». Les Tre Pezzi (1956) sont Ă©crits pour trompette basse ou saxophone soprano. Tous les efforts dâinstrumention depuis Berlioz, le XXe siĂšcle en entier, siĂšcle annoncĂ© comme incontestablement celui du dĂ©veloppement des timbres, sont mis Ă mal, et voilĂ lâune des caractĂ©ristiques les plus originales de Scelsi : lâanti-orchestration. De mĂȘme, Tierkreis de Stockhausen est-il Ă©crit, sans plus de prĂ©cision, pour un instrument aigu Ă cordes frottĂ©es et un instrument grave Ă cordes pincĂ©es. LâAllemand â dâune façon peut-ĂȘtre lĂ©gĂšrement plus modĂ©rĂ©e â partage dâailleurs avec Scelsi une mĂȘme inclinaison vers la mystique hindoue, en tout cas des vues spirituelles assez personnelles.
« Entrer dans le son » permet de se cantonner â se concentrer : effort mystique par excellence â dans lâĂ©criture pour un seul instrument. Les Ćuvres pour instruments solistes abondent donc singuliĂšrement (plus dâune cinquantaine), sans parler de cette quinzaine de duos qui engendrent, de façon minimale, le frottement du prĂ©tendu son unique sur son voisin proche. Ce dernier phĂ©nomĂšne de « micro-clusterisation » a son importance. Il montre que ce qui compte le plus, peut-ĂȘtre, nâest pas ce « son soi-disant seul », mais les frottements internes dâun son entendu de loin comme unique. Bref, le pouvoir crĂ©ateur semble moins figurĂ© par le son pur, dans lâĆuvre de Scelsi, que dans la confrontation de sons infiniment proches. Scelsi, qui jusquâĂ preuve du contraire nâest pas Dieu, thĂ©Ăątralise sans cesse le verbe crĂ©ateur plutĂŽt quâil ne le recrĂ©e. Les sons, en quelque sorte, sont censĂ©s exploser de par leur promiscuitĂ©. Une mystĂ©rieuse alchimie, un hypothĂ©tique frottement originel, minimal, est sans doute traquĂ©. Câest la raison dâĂȘtre, vraisemblablement, des vibratos amples qui balaient rapidement un champ de hauteurs proches pour, au passage, atteindre le « point G », qui rĂ©agira avec le son voisin. Scelsi cherche ce que les physiciens appellent un « phĂ©nomĂšne de rĂ©sonance » (un dĂ©clic, un dĂ©clencheur, un embrasementâŠ), ou pour filer une mĂ©taphore plus osĂ©e : les sons sont battus ensemble, en variant lĂ©gĂšrement la frĂ©quence, en tĂątonnant comme pour traquer une Ă©mulsion, toujours continĂ»ment, pour que prenne soudain une mayonnaise sonore. Le son doit ĂȘtre « montĂ© en neige » au contact dâun autre. Cette montĂ©e spectaculaire, certes, nâa jamais vraiment lieu, sans quoi la musique de Scelsi ne matĂ©rialiserait-elle pas des objets ou ne ferait-elle pas au moins exploser les vitres ? Encore une fois, Scelsi rĂȘve de ce mystĂ©rieux son crĂ©ateur plutĂŽt quâil ne lâengendre rĂ©ellement. De ce point de vue, sa musique est presque toujours descriptive. Nombre dâĆuvres ont dâailleurs, disions-nous, un programme, mĂȘme court. Câest lĂ lâune de leurs originalitĂ©s Ă lâĂ©poque de leurs compositions, Ă©poque on ne peut plus friande de musique pure. VoilĂ leur humilitĂ© manifeste, indĂ©pendamment de celle, hypothĂ©tique, de leur auteur (au sujet de laquelle il est inutile de sâinterroger). Le programme mĂȘme de ces Ćuvres a le mĂ©rite dâĂȘtre â lui aussi â dĂ©pouillĂ©, Ă©conomique, voire pĂ©dagogique. Scelsi enseigne trĂšs simplement sa conception de la spiritualitĂ©. Pour ce faire, il emploie des formes dâautant plus singuliĂšrement limpides que souvent trĂšs courtes. Le premier mouvement de Chukrum (1963), est un strict palindrome, la seconde partie reproduit exactement la premiĂšre de façon rĂ©trograde (comme dans le Second et le TroisiĂšme Quatuor). Au passage ce palindrome exact magnifie, distille, Ă©pure lâune des formes les plus connues de lâhistoire de la musique, la forme en arche (« ABA ») et avec elle, le mythe de lâĂ©ternel retour. Dans le dernier mouvement de Konx-om-pax, le chĆur fait son entrĂ©e Ă lâunisson en clamant la fameuse « syllabe sacrĂ©e », le « om », sur le la du diapason ici Ă la fois donc crĂ©ateur et accordeur : la mystique rejoint la musique, Ă moins quâelle nâentende se rĂ©duire Ă un humble cours de yoga. En tout Ă©tat de cause, le chĆur, pĂ©dagogue, sâen tient Ă son la.
Le programme exemplaire de Pfhat (1974), lâĆuvre la plus brĂšve pour grand effectif (orchestre sans hautbois ni violons, avec un seul alto !, chĆurs et orgue) raconte trĂšs laconiquement : « un Ă©clat⊠et le ciel sâouvrit ! », ouverture aidĂ©e par la poussĂ©e de 5 cors, 4 trombones, 4 tubas et 6 percussions. Le second mouvement nâest fait que dâun seul cluster bref dont on examine la rĂ©sonance, tour Ă tour, dans diffĂ©rentes zones harmoniques. VoilĂ Ă©videmment lâĂ©clair. DĂšs lors le ciel sâouvre et on atteint â ou au moins Scelsi dĂ©crit-il â un vĂ©ritable extase : piccolo, flĂ»te, cĂ©lesta, piano et orgue sâagglutinent dans lâaigu entre rĂ© et mi bĂ©mol et le reste des musiciens et choristes agitent furieusement chacun une petite clochette. Lâinspiration, lâoriginalitĂ© et la hardiesse du geste sont manifestes. Ce nâest pas lĂ seulement du thĂ©Ăątre instrumental. Câest lâextase qui est censĂ© gagner rĂ©ellement le public et jusquâaux musiciens eux-mĂȘmes. Ceux-ci, comme Scelsi, « ne sont pas de lâautre cĂŽtĂ© de la barriĂšre » mais se joignent Ă nous dans une mĂȘme contemplation, en principe, du divin. Le programme minimal, ici comme partout ailleurs dans lâĆuvre de Scelsi, atteint un stade limite. Il ne crĂ©e ni image ni espace. Il nâest quâun conduit pĂ©dagogique qui transforme la musique en outil spirituel, et cela en quelques mots. La musique « retrouve alors son programme naturel », si lâon veut, pour peu que sa portĂ©e soit toujours â Schopenhauer ou Hegel lâĂ©crivent souvent â spirituelle.
Scelsi goĂ»te le programme particulier de lâillumination, du dĂ©bordement extatique, programme ou simple thĂšme qui semble diamĂ©tralement opposĂ© au concept de catastrophe dans lâunivers mahlĂ©rien. Exemple plutĂŽt rare au XXe siĂšcle, il produit un art optimiste, ce quâAdorno eĂ»t pensĂ© impossible aprĂšs la seconde guerre mondiale. On peut imaginer Ă cela sinon une influence, du moins un encouragement, celui de son second professeur relayant son maĂźtre Scriabine, dont on se rappelle la seconde maniĂšre illuminĂ©e et notamment le PoĂšme de lâextase. De telles jubilations sonores, dans lâĆuvre de Scelsi, quâelles fassent suite Ă lâidĂ©e dâune crĂ©ation ou dâune destruction, ont lieu durant les frottements de ce grand bidon creux Ă©voquĂ© plus haut, dans Aion et Uaxuctum, dans lâĂ©blouissement des clochettes de Pfhat, dans le bref tourbillon vertigineux qui Ă lui seul constitue le second mouvement de Konx-om-pax, ou dans le dernier « om » du troisiĂšme mouvement.
La place particuliĂšre, lâunicitĂ© de lâĆuvre de Scelsi sâenvisage par rapport Ă la place que celle-ci entend prendre dans la citĂ©, place singuliĂšrement prosaĂŻque. Câest une musique souhaitĂ©e utile et par lĂ , elle est anti-parnassienne. Elle prĂ©tend moins sĂ©duire le public que le soigner. Partant, au-delĂ des suspections de mĂ©galomanie, voire de folie, qui tournent autour de la mĂ©moire dâun compositeur « Ă©trange », soupçons engendrĂ©s par la crainte de nos sociĂ©tĂ©s modernes face aux philosophies spirituelles parfois hĂątivement taxĂ©es de sectaires, le compositeur cantonna finalement son rĂŽle Ă celui dâun guĂ©risseur, ou si lâon veut dâun « musicothĂ©rapeute ». Contrairement aux apparences, il sâinscrivit ainsi contre toute « prĂ©tention romantique au gĂ©nie » (le gĂ©nie remplaçant le concept du divin), puisque au divin il ne sĂ»t plus ĂȘtre question de se substituer. Quand bien mĂȘme sa musique, pas plus quâune autre, ne convaincrait tous ses auditeurs et ait en partie Ă©chouĂ© dans son projet non pas tant ambitieux que singuliĂšrement prĂ©cis, on peut imaginer que le souvenir du personnage de Scelsi lui-mĂȘme, associĂ© Ă sa musique, constitue involontairement quelque installation artistique permanente, installation esthĂ©tique visant Ă discuter de façon originale des places et valeurs respectives de lâart et du sacrĂ© dans nos sociĂ©tĂ©s, mais aussi de la valeur relative de la musique savante occidentale.