Dans une Espagne plombée culturellement par 35 ans de dictature franquiste, Francisco Guerrero Marín apparut comme un modèle à suivre pour plusieurs générations de compositeurs. De nombreux créateurs aujourd’hui entièrement insérés dans le tissu musical européen comme Alberto Posadas, Jesús Rueda ou Jesús Torres se sont formés auprès de Guerrero, attirés par la radicalité de sa pensée, la solidité de son métier, et l’engagement avec lequel il affrontait le métier de la composition – toujours à la recherche de son chemin personnel, éloigné des modes et émancipé de l’académisme d’avant garde.
Une esthétique inspirée de l’« art-science »
Souvent désigné comme un « Xenakis espagnol », Guerrero a trouvé dans la musique du compositeur grec des points de repères essentiels pour la conquête de son propre langage musical. Le traitement statistique des hauteurs, la dissolution de l’espace métrique, l’emploi de matériaux musicaux réduits à des gestes élémentaires, la recherche quasi obsessionnelle d’une formalisation et le caractère parfois violent de l’expression musicale sont les principaux points communs entre les deux compositeurs.
Dès la fin des années 1970, époque d’un véritable réveil culturel espagnol, Guerrero s’intègre rapidement dans les réseaux les plus importants de la création contemporaine européenne. Cela est dû à une vocation précoce (il publie sa première œuvre à l’âge de 16 ans) mais aussi à l’appui de compositeurs comme Luis De Pablo, référence primordiale de ses premières années de composition, et de Tomás Marco, tous les deux figures de premier plan dans le contexte espagnol du fait de leur rôle comme pionniers et catalyseurs des expériences d’avant-garde des années 1950 - 1970. Néanmoins, s’il est une personnalité bienveillante qui soutient comme aucune autre la carrière de Guerrero dans le milieu international, c’est le musicologue belge Harry Halbreich, tôt convaincu par sa musique.
Comme pour Xenakis, les racines de la pensée de Guerrero trouvent leurs antécédents dans l’idée d’« art-science » proposée par Edgard Varèse : « Je trouve plus d’inspiration musicale », disait le musicien français, « dans la contemplation des étoiles – surtout à travers un télescope – et dans la haute poésie d’une démonstration mathématique que dans le récit le plus sublime des passions humaines »1. Il suffit de rappeler les titres des œuvres de Guerrero pour confirmer cet intérêt pour l’astronomie et pour les grands phénomènes de l’environnement naturel : Rhea, Coma Berenices, Cefeidas, Delta Cephei, Hyades, Sahara, Dunas… Néanmoins, loin de tout « romantisme scientifique »2 comme l’a écrit Jean-Marc Chouvel, Guerrero, issu d’une génération bien postérieure à celle de Varèse, recourt aux mathématiques non comme ferment d’inspiration poétique mais pour mettre en œuvre « les procédés et les lois de la science dans l’acte même de la composition »3. En outre, à l’instar de bien des compositeurs majeurs de son époque, de Boulez à Ligeti en passant par Stockhausen, Guerrero ressent la nécessité profonde de donner une solide justification scientifique à sa musique. Ce faisant, il dote la science d’une « aura d’infaillibilité presque métaphysique4 » et trouve chez elle le moyen parfait pour conférer à ses créations une pensée cohérente et une rigueur inébranlable, une vision qui aspire au maximum d’organicité. « Je veux construire une composition musicale comme s’est construit un arbre5 », disait-il, et pour cela, « L’art des sons, la musique, a besoin de cette rigoureuse pensée qui n’est autre que la pensée scientifique »6.
Le compositeur ne renonce pas pour autant à l’expressivité, ni à la capacité communicative du langage : « La musique […] est un reflet de l’âme, de la situation psychique ou de l’état d’esprit du compositeur »7. Cette manière de voir ne doit pas surprendre chez un musicien qui adopte une conception de la vie et de la création où la figure de l’homme et celle de l’artiste sont profondément liées, et dont la musique agglomère le débordement expressif et la science sur un pied d’égalité, avec, selon les mots de Nicolas Darbon, une « énergie presque sauvage alliée à la rigueur »8.
À partir de toute une série d’expériences compositionnelles issues des pratiques de l’avant-garde européenne, comme l’aléatoire, l’improvisation, la gestualité ou la musique concrète, Guerrero trouve dans la combinatoire énumérative mathématique, présente chez Xenakis dans les années 1960 et chez Luis De Pablo dans son livre Approche d’une esthétique de la musique contemporaine (1968), un outil de premier ordre pour mettre en place une formalisation musicale. La combinatoire, utilisée de façon aprioristique dans l’acte de la composition, rend ainsi possible un dosage des matériaux musicaux (qui chez Guerrero sont presque toujours trois : les « notes tenues », les « notes répétées », et les « contrepoints »), et la maîtrise de leur évolution dans le temps. Cela lui permet d’organiser d’une manière très raffinée les rapports entre ces différents éléments. Grâce à cet ensemble de procédés de type post-sériels, réunis par Guerrero sous le nom générique de « combinatoire », s’initie une recherche spéculative pour laquelle, au final, priment toujours l’intuition et la liberté créative. Selon Guerrero, « la technique de la combinatoire permettait d’établir des liens qui pouvaient aller du premier piccolo à la dernière contrebasse : des connexions très fortes tout au long de l’œuvre, pas vraiment évidentes pour l’oreille ou pour l’œil, mais importantes pour maintenir la cohésion structurelle. […] Au niveau macroscopique il était possible de voir toute l’œuvre de loin et de donner une explication pour chaque note précisément, même si le compositeur pouvait modifier quelque chose qu’il n’aimait pas »9.
La première expérience réussie dans ce type de pensée après Actus – une tentative initiale où Guerrero ne s’est pas encore tout à fait démarqué de l’empreinte xenakienne – est Anemos C. Avec son ensemble instrumental formé de vents et de percussions, cette pièce a un rapport avec le monde de Varèse et se lie d’une façon non préméditée avec des œuvres de la même époque telles que Rituel in memoriam Bruno Maderna de Boulez et Partiels de Grisey grâce à des sonorités dilatées et des temps étirés. Chez Guerrero ces gestes de temporalité suspendue sont abruptement accidentés par de violentes irruptions de la percussion, principalement des membranes, qui finissent par s’imposer dans le parcours de l’œuvre.
Acte préalable, pour quatre percussionnistes, met en évidence de manière précoce la prédilection de Guerrero pour les timbres homogènes et le caractère monolithique de sa musique, en particulier grâce à une grande économie de ressources avec lesquelles il obtient un fort impact. Contrastant avec cette concentration des moyens timbriques et techniques, les sextuors Concierto de camara et Ars Combinatoria (créé à l’Ircam en 1980), ainsi que Vâda pour ensemble instrumental et deux sopranos, mettent en évidence la complexité de l’écriture de Guerrero, proche de celle de Brian Ferneyhough, qui mène l’instrumentiste à la limite de ses possibilités. Le compositeur andalou opte pour une fixation très précise de sa pensée musicale, à la limite de l’irréalisable. Il prétend ainsi doter sa musique d’un caractère presque improvisé, ou en tout cas très spontané, derrière lequel se trouve une technique combinatoire complexe et parfaitement tramée, attentive au moindre détail. « Je préfère écrire la version idéale, […] [moyennant] une écriture qui surpasse les limites de l’interprétation pour qu’elle ait ce caractère flexible »10. Le geste nerveux de son trait ressemble à l’arabesque, à la rugosité des Muqarnas des plafonds de l’Alhambra de sa Grenade natale, de la même manière que la sonorité fractionnée et rugissante, omniprésente dans sa musique, s’apparente au monde du flamenco.
**Un exemple de la complexité et de la précision de l’écriture de Guerrero : Ars Combinatoria, mesures 80-82, parties de cor, trompette et trombone,** © Suvini Zerboni.**
L’orchestre est le moyen par lequel l’intensité du langage de Guerrero s’exprime peut-être le mieux. Antar Atman (mot sanscrit dont la signification est « monde intérieur ») est la première traduction de la pensée combinatoire pour le grand orchestre. Le musicien y travaille les aspects liés au timbre pour moduler une masse orchestrale inextricable et complexe avec des sourdines et des harmoniques sul ponticello dans les cordes, et un final inattendu des vibraphones jouant avec des baguettes dures. Les matériaux sont traités par accumulation et superposition et donnent lieu à une dense texture d’événements sonores, un espace acoustique apparemment chaotique et insaisissable, plein de mystère. Aussi, Antar Atman représente une conquête dans le développement du système combinatoire rythmique, système où le compositeur agit à deux niveaux : celui du « rythme saillant » (« rítmica yacente », c’est-à-dire les séries numériques qui détermine la durée des notes) et celui de la subdivision métrique, ou « rythme sous-jacent » (« rítmica subyacente », c’est-à-dire la succession des subdivisions des parties d’une mesure).
Dans Zayin (1983), pour trio à cordes, la combinatoire acquiert un degré de perfectionnement et de raffinement sans précédent. Faisant écho à Ikhoor, une œuvre composée par Xenakis cinq ans plus tôt, la pièce déploie les trois types de matériaux chers au compositeur – notes tenues, notes répétées et contrepoints (cf. supra). Son titre, « sept » en hébreu, fait référence au chiffre préféré de Guerrero – fasciné par la magie des nombres –, et correspond au nombre de pièces qui forment le cycle de trios et quatuors qu’elle inaugure, ainsi qu’au nombre de combinaisons possibles avec trois éléments différents A, B et C : A, B, C, AC, AB, BC et ABC.Zayin, avec ses quatre minutes de durée, fait montre d’une concentration expressive et formelle qui caractérise l’œuvre de Guerrero du milieu des années 1980. Elle constitue le point de départ d’une purification structurelle et esthétique que le compositeur mènera à bien jusqu’à la fin de sa trajectoire.
**Zayin, mesures 43 et 44. Les trois cordes jouent des « notes répétées » en staccato et doubles cordes, et des « contrepoints » de brefs *glissandi* oscillants. © Suvini Zerboni.**
Apparentée avec cette pièce, Ariadna, pour vingt instruments à cordes, représente une nouvelle expérience sur le chemin de l’obsessive exploration formelle de Guerrero. À cette occasion, le compositeur part d’une esquisse purement graphique (comme Xenakis le faisait souvent) pour constituer une structure combinatoire dont est exclue la superposition des matériaux. De la même manière que Zayin, elle constitue une quête de la simplicité. En outre, Guerrero réalise une réinterprétation des proportions du premier mouvement du Sixième Concerto Brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach, compositeur qui représente une référence historique très importante pour lui et avec qui il prétend établir une continuité historique, voire même une filiation, en particulier à travers le choix des matériaux. Dans Ariadna, les cordes sont traitées comme une sorte de super-instrument doué d’un comportement unitaire, et la forme fonctionne par juxtapositions de blocs sonores très contrastants (par exemple des unissons opposés à de puissants clusters dilatés dans les registres). La pièce, d’une crudité insolite dans son catalogue, exhibe un « brutalisme »11 sans concession, qui fait une irruption troublante dès les premiers instants avec des doubles cordes en fortissimo, sul ponticello et staccato.
Aux portes de l’univers fractal : le « système des sept termes »
Après la réussite de Zayin et d’Ariadna, acmé de la période combinatoire, Guerrero sent la nécessité de chercher de nouveaux modèles compositionnels pour aborder d’autres horizons. Cette investigation l’amène à trois ans de silence créatif qui débouchent sur un nouvel outil compositionnel inscrit dans le domaine de la topologie. Cette branche des mathématiques, qu’il découvre grâce à son élève physicien Juan José Morales, lui permet d’intégrer dans le domaine formel des comportements instrumentaux qui, dans les pièces précédentes, étaient traités d’une manière plus intuitive (par exemple les glissandos, trémolos et harmoniques de Zayin). Avec ce nouveau paradigme compositionnel, qu’il baptise « Système des sept termes »12, Guerrero embrasse de façon inconsciente l’idée de fractale. Le fait de maintenir une identité homéomorphique entre des sections différentes, tant au niveau des matériaux qu’au niveau du temps, comporte une part de l’essence abstraite du comportement fractal, où la même information se répète à différentes échelles. Cette idée d’invariants topologiques s’obtient moyennant l’emploi d’« axiomes qui maint[iennent] un élément commun permettant de relier toutes les parties »13.
Rhea (le nom d’un satellite de Saturne) constitue en 1988 le premier exemple de ces nouvelles pratiques compositionnelles. Écrite pour douze saxophones, la pièce montre encore une fois la prédilection de Guerrero pour les groupes instrumentaux homogènes, tout en explorant leurs différentes possibilités timbriques, dotant ainsi l’ensemble d’une matérialité presque tangible. Zayin II, la deuxième des pièces de ce cycle qui l’aura occupé pendant quatorze ans, se nourrit des mêmes principes topologiques. De son coté, Nur pour grand chœur mixte fait un pas vers les systèmes de simulation fractale à travers sa formalisation subtile des matériaux musicaux attachés à des dessins particuliers : les « notes tenues » sont des notes longues interrompues, mais aussi certains types de glissandi et de trilles ; les « contrepoints » consistent en mouvements oscillants, gestes avec sauts rapides, etc. Dans ce morceau, comme dans la quasi dizaine d’œuvres à composante vocale, Guerrero traite la voix d’une manière fort peu idiomatique, avec une grande rudesse impliquant souvent d’énormes difficultés techniques, ce qui peut rappeler certaines pièces de Xenakis, notamment Nuits.
**Fragment de Rhea, mesures 28-30, parties des saxophones baryton 1, 2 et de saxophone basse. On remarque le traitement très détaillé des dynamiques sur les « notes répétées » et l'utilisation de multiphoniques pour les « notes tenues ». © Suvini Zerboni.**
Systèmes de simulation fractale
À partir du début des années 1990, motivé par la lecture d’un article du vulgarisateur scientifique Martin Gardner14, Guerrero se consacre de manière presque compulsive à une recherche de formalisation au moyen des systèmes fractals. Avec l’ingénieur informatique Miguel Ángel Guillén, il développe une série de logiciels qui lui permettent de réaliser ses ambitions. Il s’agit d’un travail pionnier en Espagne avec des moyens techniques très précaires.
Comme nous l’avons vu, la recherche de ce paradigme se trouvait déjà de manière intuitive dans les œuvres précédentes de Guerrero. Mais c’est dans des compositions comme Delta Cephei et Sahara que le compositeur y fait appel pour la première fois de façon délibérée. Sahara, pour orchestre, est sans doute une des créations les plus réussies de tout le catalogue du compositeur. Elle s’appuie sur des éléments de la combinatoire, de la topologie et de la fractalité pour générer les proportions de la forme musicale en relation avec l’ensemble de Mandelbrot. À partir de là, toutes les pièces ultérieures (Oleada, Zayin III, Rigel, Zayin IV, Hyades, Zayin V, Sheol, Zayin VI, Zayin VII b, Coma Berenices et Zayin VII) se font l’écho de ces différents procédés et de différents algorithmes dérivés de l’idée de fractale, même si cela ne chasse pas complètement la combinatoire. Présentée pendant les 20èmes Rencontres internationales de Metz, il s’agit de l’œuvre la plus ambitieuse de tout le répertoire du compositeur en ce qui concerne l’effectif instrumental : un orchestre symphonique de 83 instruments avec une écriture en constants divisi, avec certains passages à autant de parties réelles que d’instruments. À côté de cette impressionnante démonstration de ressources instrumentales, une des réussites majeures de Sahararéside dans l’absence complète des vents durant la première moitié de la pièce et dans leur puissante apparition à partir de la 6e minute. Depuis l’unisson en fortissimo de toutes les cordes, par lequel elle commence, jusqu’à l’expansion maximale du registre à son terme, l’œuvre fait preuve d’une énergie colossale, d’une écrasante impétuosité, catégorique et imparable, qui s’impose dans l’espace acoustique avec une présence saisissante.
**Sahara, mesures 129-133, section des bois. Ce passage nous montre un geste très caractéristique de Guerrero : une juxtaposition de blocs sonores très contrastants, où après un passage avec des « notes tenues » tous les instruments jouent des « notes répétées » *fortissimo*. © Suvini Zerboni.**
La fractalité chez Guerrero s’exprime au niveau formel par l’interrelation temporelle des sections mais elle touche aussi l’organisation des durées des différents matériaux et le traitement des hauteurs. Dans ce dernier cas, le musicien trouve dans les courbes browniennes – déjà employées par Xenakis dans Mikka pour violon – un modèle parfait entre aléatoire et déterminisme. Ce traitement trouve un écho particulier dans les pièces du cycle Zayin à partir de Zayin III.
Les moyens électroniques, que Guerrero commence à pratiquer dès ses débuts comme compositeur, constituent pour lui le laboratoire idéal pour mettre en œuvre son programme artistique. Il doit pourtant les abandonner pendant presque deux décennies à cause de l’inconsistance des ressources techniques dans les années 1970 en Espagne. L’électronique lui permet de se passer de l’interprète (qui a toujours été vécu par le compositeur comme un obstacle à la transposition de sa pensée musicale complexe) et de lever certaines restrictions relatives au domaine du rythme et des hauteurs. Trois œuvres électroniques seront composées par Guerrero dans les années 1990 : Cefeidas, Rigel et Hyades. Dédié à Luigi Nono (avec qui Guerrero entretient une relation empreinte d’amitié), Cefeidas est construite sur l’enregistrement d’une pièce acoustique initiale, Rhea, et se développe en dehors des modèles fractals. Rigel, au contraire, suppose l’implantation d’un nouvel algorithme chargé de moduler les hauteurs, basé sur l’Ensemble de Mandelbrot, qui est réutilisé dans Sahara. Son timbre procède de la numérisation d’un seconde de Cefeidas. De son coté, Hyades façonne la seule pièce de la période de maturité du compositeur (c’est-à-dire, à partir de Anemos C) associant électronique et instruments acoustiques. Écrite pour flûte basse, trombone et contrebasse, elle fait en outre reposer le traitement du rythme sur des algorithmes spécifiques.
La réussite créative la plus radicale de cette dernière étape – interrompue par la soudaine disparition du compositeur à l’âge de quarante-six ans – est Oleada pour orchestre à cordes. Ici, les courbes browniennes sont manipulées par le compositeur grâce à des algorithmes qui permettent de mener rétrogradations, inversions et autres procédés. Ces dernières ressources, ainsi que le maniement des séries de hauteurs de douze et vingt quatre sons, se retrouvent dans toute la musique de Guerrero. Oleada, écrit pour cinquante parties réelles, se développe comme un perpétuel déroulement de lignes sinueuses, de glissandi, qui conforment une insondable masse sonore. Ce « lent, mais inexorable dynamisme d’un mouvement fluide »15 peut d’une certaine manière nous rappeler l’univers du Krzysztof Penderecki de la première période, avec des pièces comme Polymorphia ou Fluorescences. Comme dans Sahara, on écoute pendant les quinze premières secondes la courbe employée pour la pièce et qui sera la base de tout le matériau ultérieur. La forme se déroule comme une constante transformation à travers des grossissements, des étirements, des concentrations du tissu qui acquiert ici – plus encore qu’auparavant – une qualité organique rétive aux schèmes formels pré-établis : « La forme dont je parle comprend mon œuvre comme un organisme vivant. Face à elle, on ne peut qu’essayer d’observer le développement d’un processus organique du point de vue extérieur, général. »16
Coma Berenices constitue la dernière pièce orchestrale de Guerrero. Dans cette œuvre, il réalise une synthèse des procédés symphoniques préalablement utilisés tout au long de sa carrière. En même temps, il ouvre la porte à de nouvelles sonorités et mène son écriture et sa pensée musicale à la limite de ses possibilités, achevant ainsi un parcours existentiel et artistique toujours guidé par un idéal inaccessible.
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Cette pièce représente, avec le quatuor à cordes Zayin II, le legs ultime d’un compositeur unique en son genre dont l’œuvre s’érige, selon Stefano Russomanno, comme une « figure de difficile emboîtement17 ». Cette problématique tient à une personnalité complexe, à sa mort prématurée, à son rapport difficile avec le monde musical, à la grande difficulté technique de sa musique (qui n’a pas diminué avec le temps), et peut-être aussi à la persistante difficulté d’accès aux archives du compositeur. Autant de raisons pour lesquelles, d’un côté, Guerrero est devenu le nom d’une sorte de « mythe » dans la musique contemporaine, mais d’autre part, sa musique est encore peu connue à l’échelle internationale, et trop rarement interprétée.
Du reste, parmi ceux qui ont travaillé avec Guerrero, presque personne n’a suivi son chemin. Alberto Posadas a gardé de son professeur la fibre spéculative, comme en témoigne son utilisation des modèles fractals et sa capacité à ouvrir de nouveaux horizons à partir de l’héritage guerrerien. Mais d’autres figures centrales de la création musicale espagnole, comme Jesús Rueda, David Del Puerto, Jesús Torres ou Cesar Camarero, ont suivi des parcours très éloignés de toute la machinerie fractale et du traitement statistique des hauteurs, leur préférant les territoires de la nouvelle tonalité, et ne reprenant pas à leur compte la charge presque religieuse que Guerrero associait à l’acte créateur.
En somme, la musique de Francisco Guerrero reste à nos yeux une sorte d’île au sein du paysage des dernières décennies du XXe siècle. Un élément étranger et marginal, qui a réussi à construire un univers hautement individuel et d’une grande puissance artistiques, mais dont la véritable importance et les répercussions possibles restent encore à déterminer.
- Cité par Makis SOLOMOS, « Xenakis-Varèse et la question de la filiation », dans Du son organisé aux arts audio (Timothée Horodyski et Phiippe Lalitte, sous la dir. de), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 143.
- Jean Marc CHOUVEL, « Mathématique et expression. Conversation postume avec Francisco Guerrero », dans Papeles del Festival de música española de Cádiz. Homenaje a Francisco Guerrero, n. 3, 2007-2008, p. 57-61 (ici p. 58).
- Cité par Nouritza MATOSSIAN à propos de Xenakis, Iannis Xenakis, Paris: Fayard /Fondation SACEM, 1981, pp. 157-158
- CHOUVEL, « Mathématique et expression… », p. 58.
- Stefano RUSSOMANNO, « Homenaje a Francisco Guerrero », notes de programme du concert donné le 30 juin 1998 à l’Hôpital royal de Grenade, dans le cadre du XLVIIe Festival Internacional de música y danza de Granada, interprètes : Proyecto Gerhard, sous la direction de Ernest Martínez Izquierdo.
- Francisco GUERRERO MARÍN, « Época de ‘neos’: neo-cualquier-cosa…», dans Guiarte. Guía mensual de las artes, année II, n° 12, 1994.
- Julia DEL RÍO, entretien realisé dans l’émission Conversaciones de Radio 2 de RNE, 1984.
- Nicolas DARBON, Les musiques du chaos, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 153.
- Francisco GUERRERO MARÍN, Pensamiento musical, conférence de Francisco Guerrero à la Residencia de Estudiantes, 1994.
- José Luis GARCÍA DEL BUSTO, entretien realisé dans l’émission Diálogos de Radio 2 de RNE, 1984.
- MATOSSIAN, Iannis Xenakis, p. 75.
- Il consiste en sept éléments groupés par trois de telle manière que entre l’un et le suivant il y ait toujours un élément en commun, par exemple : ABC – BDE – DCF – CEG – EFA – GAD. Ce système est décrit dans Juan José MORALES et Francisco GUERRERO MARÍN, « Música y topología », dans Scherzo, nº 43, Madrid, 1990, pp. 102-103.
- Francisco GUERRERO MARÍN, Pensamiento musical, conférence de Francisco Guerrero à la Residencia de Estudiantes, 1994.
- Martin GARDNER, « Juegos matemáticos. Música blanda, música parda, curvas fractales y fluctuaciones del tipo 1/f », dans Investigación y ciencia nº 21, 1978, Barcelone, pp. 104-113.
- Stefano RUSSOMANNO, « Materia unica. Suono e presenza nella musica de Francisco Guerrero », dans Sonus. Materiali per la musica moderna e contemporánea, n° 19, Milan, 1999, p. 48.
- Stefano RUSSOMANNO, « Sonido y fractales en la música de Francisco Guerrero », Doce notas, n° 1, 1997, pp. 28-43.
- Stefano RUSSOMANNO, notes de programme du concert donné le 5 octobre 2011 à la Fondation Juan March de Madrid.