Parcours de l' oeuvre de Benjamin Britten

par Jacques Amblard

Le nom de Britten semble symboliser aujourd’hui plusieurs réussites. Tout d’abord celle d’un musicien qui aura pu composer, mieux sans doute que tout contemporain, des opéras à la fois singulièrement nombreux (douze), populaires et modernes – « esthétiquement irréprochables » – dans la seconde moitié du XXe siècle. Voilà qui fit du compositeur anglais le digne – et peut-être seul – héritier direct de Berg. Sans doute Britten représente-t-il aussi, mieux que tout compatriote, la musique anglaise du XXe siècle, prouesse d’autant plus flagrante que cette musique semblait presque avoir disparu au siècle précédent (du fait de l’ultra conservatisme victorien). De fait, le talent de Britten consista peut-être à amener l’Angleterre, musicalement traditionaliste, à accepter une avant-garde musicale ambiguë, modérée, alliant souvent périlleusement les dernières « étranges nouveautés » des avant-gardes continentales à une impression persistante de tonalité. Il s’agissait néanmoins presque toujours d’une tonalité « vacillante » et pourrait-on dire, selon l’esprit britannique de respect des convenances : d’une tonalité « d’apparat ».

Comme Boulez en France, mais selon une esthétique non pas « révolutionnaire française » mais plus traditionaliste (au moins apparemment tonale), Britten a lui aussi tenté de mélanger dans son style les grandes tendances de la musique savante du début du XXe siècle. On trouve ainsi dans ses premières œuvres une inspiration « impressionniste », surtout dans les Quatre chansons françaises (1928) ; plus tard, Britten ne se souviendra guère plus que des « parallélismes » de Debussy et Ravel (accords répétés et globalement translatés vers l’aigu ou le grave). Des Viennois, dans le même temps, il semble « subir » l’influence dodécaphonique et tissera bien des thèmes avec les douze sons (particulièrement dans l’opéra Owen Wingrave, 1970), se permettant cependant d’infléchir son propre « aimable dodécaphonisme » vers des lignes souvent facilement acceptables par l’oreille non avertie (gammes, arpèges), à la manière de Berg (par exemple lorsque celui-ci empile simplement des tierces — intervalles rassurants, clés de la musique tonale — dans la série initiale de son Concerto à la mémoire d’un ange, 1935). De Bartók surtout, Britten retient bien sûr, parmi bien d’autres leçons, le détournement savant du folklore ; il l’applique à l’écriture de nombreux « Folk songs » anglais, irlandais, mais aussi français, ou américains comme dans l’opéra Paul Bunyan (1941). Il faut encore considérer l’influence originelle de son maître Franck Bridge, dans Rhapsody (1929), mais surtout dans le Quartettino et le Sextuor à vent inachevé (tous deux écrits en 1930) ; celle – fondamentale – de Mahler, pour l’orchestre parcellaire (« mince » à géométrie variable, peu souvent employé dans son ensemble mais dont on extraira des solistes ou « formations de chambre » diverses) et l’esprit d’ironie désenchantée, esprit confirmé par une autre influence, celle de son ami Chostakovitch dont il partage le pessimisme, l’esprit de liberté, le refus des systèmes et même, en un sens, la diversité des styles. La persistance apparente de la tonalité permet enfin des citations fantômes – disons plutôt des allusions – à quantité de chefs-d’œuvre anciens signés par les grands lyriques, Verdi, Puccini, mais aussi Mozart et Schubert, ou encore Purcell et Dowland, voire chefs-d’œuvre du plain chant médiéval. Par ailleurs, on ne peut qu’appeler « néoclassique » le détournement de thèmes purcelliens, voire le pastiche propre, par exemple, à l’œuvre pédagogique The young person’s guide to the orchestra (1946). Ce n’est pas là l’influence de Prokofiev, dont Britten ne reconduit, ça et là, que quelques marches grinçantes (quand la reine dérobe la robe de Lady Essex dans l’opéra Gloriana, 1966, ou dans la « March » des Temporal Variations, 1936). Pas davantage de Stravinsky, Britten n’accepte d’assumer l’influence néoclassique. Mais des grands ballets du Russe, surtout du Sacre du Printemps (1913), Britten semble retenir — davantage que l’impressionnant ostinato réemployé durant tout le siècle pas tant de compositeurs —, la magistrale leçon polytonale.

Disons ici que ce complexe tissu d’influences semble celui d’un compositeur « isolé sur son île » et comme investi de la difficile mission « d’ambassadeur de toutes les modernités continentales » au Royaume Uni, ambassadeur contraint à un « protocole tonal » diplomatique minimal, dans une Angleterre subventionnant peu l’art moderne, ce qui n’exclut pas que le compositeur – lui-même digne anglais partagé entre esprit de liberté et respect des traditions – ait lui-même goûté une telle persistance de la tonalité.

Cette impression de tonalité, « tonalité d’apparat », « indécise », « brouillée » ou plus précisément cet effet de « tonalités mélangées » provient parfois simplement de processus polytonaux, disions-nous, qui apparaissent de façon emblématique dans la Fanfare for St Edmundsbury (1959). Ceux-ci, dans cette brève pièce pour trois trompettes, servent comme dans le Stravinski des Noces, une impression de mélange burlesque, une relative « cacophonie » festive et parodique. Il y a là l’expression de l’antimilitarisme de Britten, mais encore l’héritage des fanfares aigres-douces des symphonies de Mahler.

Cette polytonalité surtout, appliquée au domaine vocal, peut parfois engendrer à elle seule le caractère moderne des opéras, notamment dans les duos ou trios où chaque personnage y va de sa propre tonique. L’ambiguïté tonale sert alors celle des textes entremêlés, théâtre de l’incommunicabilité humaine. Ceci paraît particulièrement clair quand les deux tonalités « se frottent violemment l’une à l’autre » et notamment — procédé très cher à Britten — quand un ton majeur s’écorche violemment contre un ton mineur dont la tonique n’est plus haute que d’un demi-ton. C’est ainsi juste après le prologue de Peter Grimes (premier opéra « grand chef-d’œuvre »,1945) quand Ellen Orford oppose son mi majeur au fa mineur simultané de Peter, ou quand, dans le prologue de l’opéra Billy Budd (1951), les cordes semblent divisées entre si b majeur et si mineur. Britten, à l’écoute de toutes les nouveautés continentales, superpose aussi des modes modernes, notamment deux « modes 2 » différents (ce qui a lieu dans la Sonate pour piano et violoncellede 1961). Il y a là un hommage, peut-être, à Messiaen qui emploie à profusion ces « modes à transpositions limitées », plus encore quand Britten emploie le plus complexe « mode 3 » dans la « parabole d’église » The Prodigal Son (1968).

La polytonalité, surtout – voilà qui est plus brittennien encore – est souvent très économiquement injectée dans certains procédés éternels de la musique tonale, par exemple le fait que deux sons évoluent « à la tierce » (ce que Dunstable, Mozart ou Brahms goûtaient encore davantage que tant d’autres…). Selon cette écriture typique de l’Anglais (qui incombe souvent à deux bois de l’orchestre), chacun y va de sa tonalité mais reste longtemps et simplement « à la tierce de l’autre ». Cette « bitonalité à la tierce », très courante, a lieu par exemple quand les fées entonnent « all shall be well » dans l’opéra Le songe d’une nuit d’été (1960). Il y a l’habilité d’un compositeur soucieux d’introduire, d’un geste rapide, une impression de modernité minimale (la bitonalité) au sein de procédés profondément ancrés dans les traditions de la musique tonale (les tierces parallèles) et surtout immédiatement appréhendables comme tels.

Cette économie des moyens pourra consister aussi à donner une « impression » de polytonalité – ou du moins « d’hésitation tonale » –, au sein même d’une partie soliste. Dans ce cas le compositeur empilera par exemple des tierces successives (mélodiques) – comme Berg dans l’exemple mentionné plus haut –, donnant successivement, à telle ou telle hauteur de l’empilement, et au gré des différents accords parfaits engendrés, telle ou telle couleur tonale (comme dans la fameuse cascade de tierces descendantes si-sol#-mi-do-la-fa-ré dans Mort à Venise, 1973). On peut alors parler « d’arpège polytonal » : grand arpège ambigu, semblant « fluctuer », mais simple arpège tout de même. Britten pourra se livrer au même jeu à la fois simple et ambigu avec des « gammes » constituées de tétracordes tonalement hétérogènes (comme do ré mi fa – sol b la b si b do b). Il s’agit, pourrait-on dire, de gammes « polymodales » ou même d’étranges « modes polymodaux (!) ». Mais au passage, tour de force économique, Britten fait entendre « de l’étrange et du moderne avec une simple gamme ». Dans une semblable « économie anglaise » permettant à la fois « libertés et traditions » en un seul geste musical, la variation du thème sériel de l’opéra de chambre The Turn of the Screw (1954), au début de l’acte I, devient simplement une gamme éolienne (« mineure antique »). Ainsi, d’une innocente monodie (bien contextuée), le dodécaphonisme viennois « ultramoderne » rejoint un mode éternel de la Grèce antique.

Les arpèges polytonaux évoqués ci-dessus juxtaposent des petits arpèges d’accords parfaits hétérogènes entre eux mais contenant chaque fois – deux à deux – une note commune (commune aux deux accords parfaits successifs) notes « pivots » probablement fondamentales dans le style de Britten, qui rappellent d’ailleurs la conception polytonale particulière de Darius Milhaud (par ailleurs, on verra plus loin en quoi elles sont redevables à la musique indonésienne). Ces notes pivots constituent en quelque sorte le fil d’un discours jamais perdu, discours dès lors profondément continu. Osons parler d’une esthétique de la minceur et de la « continuité », et dès lors d’une esthétique du fil.

C’est ce fil qui est parfois traité en tant que jointure d’orchestration et qui, parfois note unique, mince, seule entendue au sein de l’orchestre, conduit plusieurs instruments à « se passer la note », véritable relais et gage de continuité. C’est ce fil, davantage encore, que tissent les cordes de par leur glissando (continuité absolue sur l’échelle des fréquences), mystérieux, au début du songe d’une nuit d’été, glissando, de fait, particulièrement fréquent dans l’œuvre de Britten, plus encore qu’il ne l’était chez Bartók. Une « esthétique du fil » est aussi flagrante dans les récitatifs particuliers au compositeur. Ceux-ci sont accompagnés par l’orchestre. Quand le chanteur chante/récite sa phrase (en général non mesurée), l’orchestre gèle son accord, le « tient » en pédale (alors qu’il se contentait plus volontiers de silences dans le récitatif baroque), assurant, là encore, une continuité absolue de la pâte orchestrale. Dans les œuvres instrumentales, ce fil pourra se nicher simplement dans une pédale de basse, courante chez l’Anglais, allusion aux bourdons médiévaux et particulièrement claire dans la sarabande d’A Simple Symphony (1933), œuvre de jeunesse tout simplement tonale sous prétexte de pastiche néoclassique. On pourra encore sentir un « fil conducteur évident » dans le goût de Britten pour le genre de la passacaille ou de la chaconne, donc de la basse obstinée. C’est là sans doute un hommage aux nombreuses ground basses de Purcell, compositeur admiré, mais aussi l’un des nombreux prétextes au genre de la variation (chaque occurrence de la basse, répétée en boucle, engendrant une nouvelle variation), genre omniprésent dans l’œuvre : Britten épouse encore ainsi Berg, notamment quand, dans The Turn of the Screw, les quinze variations sont l’occasion d’autant d’intermèdes orchestraux qui entendent certainement rivaliser avec ceux, dramatiques, mémorables, du Wozzeck (1925) de l’illustre Viennois.

Quand bien même – rarement – « l’impression même de tonalité » serait parfois absente, le fil n’est pas coupé pour autant. Même au sein d’un langage dodécaphonique ou polytonal très embrouillé (rare), Britten tâchera souvent de choisir des lignes mélodiques plutôt conjointes, contrairement à Schönberg ou Webern. Voilà la vocalité foncière de la ligne brittenienne – on pourrait même dire sa prosodie – ligne jamais éloignée de la dramaturgie (voire de la musicalité de la parole quotidienne de tout un chacun), cela même dans la musique instrumentale. C’est ainsi par exemple que la Sinfonia da Requiem (1940) contient tout naturellement, en son sein et ne serait-ce que son titre, un programme dramatique et donc vocal. Quand la ligne n’est pas conjointe, Britten visitera au moins systématiquement de plus grands intervalles ; de rares grandes septièmes, quand elles surviennent à la fin de la vie du compositeur, dans le premier scherzo du Quatuor n° 3 (1975) sont clairement empilées et évoluent symétriquement aux parties extrêmes, par mouvement contraire, « en miroir » (encore à la manière de Bartók, ce dernier imitant ainsi Bach). On trouve parfois de « grandes » quintes aussi clairement agencées (dans le thème à douze sons de The Turn of the Screw).

On entend surtout, partout, des quartes. Voilà encore et toujours Bartók. Or, ces quartes sont franchies d’un bond ou en deux : c’est ainsi qu’on rencontre très souvent, chez le musicien anglais, des successions mélodiques de ton et de tierce mineure (ou l’inverse), parfois de façon obsessionnelle comme dans le motif du tentateur dans The Prodigal Son (sur do-ré-fa) et de façon plus emblématique encore dans le motif, bientôt varié à profusion, de A Boy was Born (1933, sur ré-mi-sol). « Ton-tierce-mineure » ou « tierce-mineure-ton » semblent en quelque sorte les deux « motifs signatures » du compositeur.

Venons-en à l’essentiel. Cette esthétique du « fil » conduit Britten à composer une musique généralement aporétique, lacunaire, et c’est sans doute l’impression singulière, dominante, qu’elle laissera dans l’oreille de tout un chacun. De Britten, finalement, on retient surtout le goût de la « miniature ». C’est encore là le souhait d’une économie des moyens souhaitée maximale. Britten, dans ce penchant pour le « petit », manifeste aussi son attachement primordial au thème de l’enfance. Outre les nombreuses œuvres pédagogiques ou autres « musiques pour enfants », citons à nouveau The Turn of the Screw dont les deux rôles titres sont tenus par un petit garçon et une fillette. Le musicien, adepte du genre de l’opéra de chambre qu’il réinvente presque, retrouve également ainsi les sonorités souvent minces (contrairement à ce que la postérité semble en avoir retenu) et admirées de l’orchestre mahlérien.

Cette esthétique de la miniature (encore évoquée par le mot « fil », sans doute) engendre par-dessus tout, dans les opéras ou les pièces pour orchestre, de fréquents passages « vides » où des instruments solistes ne seront pas même accompagnés par leurs congénères, solistes jusqu’au bout. Le hautbois, particulièrement goûté par l’Anglais (les 6 métamorphoses d’après Ovide de 1951, pour hautbois solo, constituent la seule œuvre écrite pour bois soliste), chante souvent seul dans l’orchestre, ce qui est assez singulier, à moins, comme lorsque Tarquin tente de séduire Lucrèce dans l’opéra The Rape of Lucretia (1946), qu’il ne soit accompagné par la harpe. C’est que cette dernière, aux sonorités précisément discrètes, au « timbre miniature », obtient aussi naturellement toutes les attentions du musicien, l’un des seuls de son siècle à lui avoir consacré autant de pages, et surtout à l’avoir sortie de l’éternel « aimable bariolage », si beau fût-il, de l’impressionnisme français. Le célesta, autre héraut de cet univers sonore ciselé, sert souvent l’impression de mystère associée à la nuit et/ou au surnaturel (notamment aux fantômes des opéras Peter Grimes, The Turn of the Screw et Owen Wingrave), autres thèmes habituels au musicien. Souvent écrit piano et ostinato, il est impossible de ne pas penser, alors, au célesta de Musique pour corde, percussions et célesta, grand chef-d’œuvre d’un Bartók décidément incontournable. C’est sans doute encore du Hongrois que Britten se réclame, pour suivre sa propre logique de minceur lacunaire, quand il emploie des instruments à percussion solistes, ou accompagnant seuls un chœur ou un chanteur. Sans parler de l’œuvre soliste Timpani Piece for Jimmy (1955), ni des timbales solistes du Turn of the screw, le War Requiem (1961), sans doute l’œuvre la plus célèbre du compositeur, offre moins de « grands tutti avec chœurs » qu’on ne pourrait croire. En revanche, les passages où un chanteur isolé le dispute seulement avec un jeu de cloches sont nombreux et paraissent chaque fois singuliers.

Il y a également là l’influence de la musique balinaise et de ses percussions autoritaires, toujours présente chez Britten, surtout depuis le ballet The Prince of the Pagodas (1956). Au-delà des percussions, c’est l’hétérophonie indonésienne qui intéresse le compositeur depuis l’avant-guerre. C’est que celle-ci justifie davantage encore son « esthétique du fil », en ce qu’elle procède d’une ligne unique et génératrice, d’une monodie variée (hétérophonie). Plus précisément, l’hétérophonie des gamelans balinais a pu inspirer la polytonalité particulière évoquée plus haut, celles des « arpèges et des gammes polytonaux », celle d’une ligne errante qui semble revêtir telle ou telle tonalité selon que la ligne titube dans tel ou tel registre (hauteur). Quand bien même il serait réducteur de parler de « fil unique », de ligne génératrice absolue dans l’ensemble de l’œuvre de Britten, il n’en reste pas moins que celle-ci, fondamentalement « mince et horizontale », se tisse bien davantage de lignes que d’accords, et naît généralement d’un contrepoint polymodal (ou polytonal).

Le succès des opéras de Britten, outre qu’il procède d’une relative conservation de l’impression tonale, et d’une vocalité naturelle (volontiers continue, conjointe), provient sans doute aussi – peut-être comme chez de nombreux autres musiciens savants « à succès » du XXe siècle – de « l’augmentation musicale de la dramaturgie », et, pour ce faire, du grand respect de la prosodie de la langue durant la mise en musique. Les accents prosodiques sont souvent placés sur les sommets mélodiques et les temps forts, les porte-voix naturels de la parole augmentés. Enfin, si le frileux public anglais trouvait encore la musique « trop moderne » à son goût, c’est le classicisme des livrets qui se chargera bien souvent de le rassurer. Ceux-ci sont presque toujours issus d’œuvres littéraires non pas contemporaines mais très antérieures, qui souvent ont fait leurs preuves et dont les ressorts dramatiques évidents apparaissent facilement exploitables à l’opéra, contrairement aux livrets des opéras d’avant-garde continentaux, eux-mêmes poèmes volontiers expérimentaux. Les librettistes de Britten adaptent aussi astucieusement que sagement Melville (dans Billy Budd), Thomas Mann (Death In Venice), Henry James (The Turn of the Screw et Owen Wingrave), Maupassant (Albert Herring, 1947), Shakespeare (Le songe d’une nuit d’été) voire Tite-Live (The Rape of Lucretia). Outre les thèmes de l’enfance et de la nuit évoqués plus haut, le compositeur rêve, comme Debussy avant lui, et sans doute bien des individus de son public, de l’éternel réconfort de la mer. Les héros éponymes des opéras Peter Grimes et Billy Budd sont tous deux marins. Le monde accessible d’un Britten relativement « modeste », symphoniste, compositeur dramatique mais aussi musicien de films et de radio, véhicule donc des thèmes extramusicaux universels et populaires. Davantage, ses conceptions modernes « élargies » – on pourrait dire teintées d’esprit new age – d’une liturgie « chrétienne profane », réduite à son message humaniste essentiel, l’ont conduit à écrire de très nombreuses œuvres « morales », sinon anglicanes du moins « spirituelles », dont les cinq Cantiques, les quatre Paraboles d’église ou le War Requiem, toutes chefs-d’œuvre particuliers de ce style économique qu’on a déjà maintes fois évoqué. Artiste engagé plutôt que pur musicien reclus dans ses abstractions, Britten, texte à l’appui, a souvent exprimé un message de pacifisme et de compassion pour les victimes de guerre ou des innombrables formes de la cruauté humaine envers les faibles. Cette cruauté « multiple et embrouillée » du monde est peut-être la polytonalité. La monodie, le fil (jamais vraiment perdu…) est comme l’innocence. Cette innocence est celle de Billy Bud qui finit pendu à la grande vergue de son navire. Britten nous rappelle cette injustice. La musique – plus exactement l’art dramatique – nous la rend douloureuse.

© Ircam-Centre Pompidou, 2008


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