Alvin Lucier est un compositeur nord-américain de musiques expérimentales, dont l’œuvre est tout entière dédiée à l’exploration des phénomènes sonores. Là où nombre de compositeurs s’efforcent de modeler un matériau selon les prérogatives d’une œuvre à faire, Lucier semble se contenter d’exposer des propriétés acoustiques pour elles-mêmes, les mettant en scène avec sobriété pour que les auditeurs puissent, à leur tour, en faire une expérience renouvelée. Dès Music for Solo Performer (1965), il n’est pas question pour Lucier d’exhiber la virtuosité d’un interprète, l’ingéniosité de permutations logiques ou une quelconque complexité compositionnelle, mais de livrer les sons pour et à eux-mêmes. Le rôle du musicien apparaît dès lors presque secondaire. Celui-ci esquisse comme un pas de côté, se mettant en retrait vis-à-vis des phénomènes sonores qu’il active, afin de concentrer toute l’attention auditive sur eux.
Lucier se situe, de ce point de vue, dans la lignée directe de John Cage, dont l’approche expérimentale implique d’une part que le compositeur se fasse d’abord auditeur et d’autre part qu’il abandonne ses propres goûts et habitudes pour « laisser les sons être eux-mêmes »1. Toutefois, ce principe se trouve reformulé chez Lucier de manière singulière, en s’inscrivant dorénavant dans un devenir phénoménal : il ne s’agit pas chez ce dernier de déjouer les apriori esthétiques en s’ouvrant à la multiplicité sonore, mais de resserrer la focale pour se concentrer sur l’activité même des sons, de leur propagation aux multiples interactions qui lui sont inhérentes. Comme le remarque James Tenney, Lucier appartient en cela à la catégorie relativement réduite des compositeurs « dont l’œuvre est si passionnante et pourtant si différente, aussi bien de celles de ses pairs que de celles de ses prédécesseurs, que nous sommes dans l’obligation face à elle de reconsidérer nos hypothèses premières (et souvent inconscientes) – nos “axiomes incontestables” – sur la musique2. »
L’écoute des phénomènes
La première œuvre où une telle attention se manifeste n’est autre que Music for Solo Performer, sous-titrée for enormously amplified brain waves and percussion. Comme le souligne Lucier, cette pièce représente un véritable tournant dans son travail3. Depuis son retour d’Italie en 1962 où, à la faveur d’une bourse Fulbright, Lucier a achevé sa formation, le jeune musicien traverse un passage à vide sur le plan compositionnel, ne se retrouvant ni dans la musique néoclassique à l’honneur durant ses études, ni dans le postsérialisme découvert à Darmstadt. Alors qu’il officie comme chef de chœur à l’université Brandeis, il y fait la rencontre du physicien et officier Edmond Dewan qui lui propose d’expérimenter un usage musical d’un dispositif d’électrodes captant les ondes cérébrales. Lucier se passionne pour la génération des ondes alpha, dont le spectre fréquentiel se situe entre 8 et 13 Hz et qui ont la particularité de n’apparaître que lorsque le sujet, à l’état de repos, conserve les yeux fermés. Bien qu’inaudibles pour l’oreille humaine, ces ondes constituent un phénomène vibratoire vivant qu’il s’agit de pouvoir faire entendre en tant que tel. Annonçant la méthode qui le guidera durant toute son œuvre, Lucier refuse dans cette pièce de transposer la hauteur des ondes pour les rendre audibles ou d’en faire une pièce pour bande qui lui permettrait de passer outre leur caractère erratique : « j’ai appris à abandonner la performance pour que la performance ait lieu4. » À la manière d’une sonification analogique, le dispositif imaginé consiste à livrer ce phénomène dans sa fragilité même, en amplifiant considérablement les ondes capricieuses de sorte que leur manifestation puisse mettre en vibration divers corps résonnants (caisse claire, gong, timbale, etc.) disposés sur une scène vidée de ses musiciens.
L’écoute des phénomènes trouve son prolongement dans les recherches qu’il mène dès 1966 sur les whistlers, ces sifflements résultant de la propagation d’un hémisphère à l’autre de la ionosphère d’ondes électromagnétiques produites par les éclairs. Bien que n’appartenant pas au royaume des ondes mécaniques, ce phénomène demeure audible pour l’oreille humaine. Une première pièce, sobrement intitulée Whistlers, apparaît en 1967. Elle consiste dans un premier temps en un traitement électronique d’un enregistrement de ces ondes publié par Cook Laboratories. Mais peu satisfait de l’utilisation d’une version réifiée du phénomène, Lucier cherche rapidement à réaliser une performance captant en direct ces perturbations. Après quelques tentatives infructueuses, le projet est abandonné, puis repris une dizaine d’années plus tard sous une nouvelle forme, avec la pièce Sferics (1981). Ce travail s’intéresse à présent plus largement à toutes les ondes radio d’origine naturelle se propageant dans la ionosphère et prend notamment la forme d’une installation sonore extérieure, présentée au Nouveau Mexique en 1984, où le public patient peut entendre en direct, via un parterre d’antennes, les émissions électromagnétiques.
La recherche de Lucier sur les phénomènes naturels se resserre dans les années 1970 sur ceux proprement acoustiques. Ainsi, dans Still and Moving Lines of Silence in Families of Hyperbolas (1973-1974 ; 1984), le compositeur s’intéresse aux ondes stationnaires et leur propagation en courbes hyperboliques. À l’aide d’oscillateurs diffusant via des haut-parleurs des ondes sinusoïdales, Lucier dessine des géographies sonores d’ondes stationnaires au sein de l’espace de la performance. Une première version de la pièce implique la participation de danseurs qui se déplacent en suivant les nœuds de « silence » desdites ondes stationnaires. Ils utilisent ces dernières « comme une sorte de système de guidage5 » pour évoluer dans l’espace, alors que des musiciens ont la possibilité d’infléchir leur propagation – Lucier parle de les faire « tournoyer » – en jouant des notes proches ou à l’unisson des fréquences électroniques, perturbant ainsi légèrement la disposition spatiale de l’organisation sonore. Toutefois peu convaincu par le caractère improvisé des contributions instrumentales, le compositeur reprend la pièce dans les années 1980 sous la forme d’une série de solos. Le phénomène de battement, produit par l’émission simultanée de fréquences voisines – celles jouées par l’instrument et l’oscillateur – et symptomatique de ses pièces ultérieures, y apparaît plus clairement, les musiciens ayant alors pour instructions de parcourir et scruter (to scan) les infimes variations des possibilités d’oscillation6. Dans Outlines of Persons and Things (1975) pour microphones, haut-parleurs et sons électroniques, le phénomène « étudié » est celui de la diffraction, soit la déviation subie par une onde lorsqu’elle rencontre un corps. Diffusant via des haut-parleurs un ensemble d’ondes sinusoïdales dont la longueur est déterminée par la taille des objets (dans la version initiale de la pièce, par exemple un canoë) et des personnes participant à la performance, Lucier dessine les silhouettes sonores desdits corps, tandis que la partition offre la possibilité aux interprètes d’une part de se mouvoir lentement, faisant incidemment apparaître des sortes de fantômes sonores par le déplacement des diffractions, et d’autre part de surligner l’écoute des contours à l’aide de microphones directionnels reliés à un second système de haut-parleurs amplifiés.
Arpenter la spatialité du son
Se concentrer dans l’écriture de ces pièces sur les particularités des phénomènes acoustiques implique chez Lucier de toujours considérer le son depuis sa nature spatiale. Cette recherche se distingue des travaux menés sur la spatialisation des sources sonores qui occupent certaines factions de l’avant-garde européenne depuis les années 1950. Il ne s’agit pas ici d’œuvrer à l’agencement ou à la distribution de volumes sonores, mais d’explorer les qualités de propagation des ondes elles-mêmes, d’arpenter leur spatialité. Comme Lucier l’indique dans ses entretiens avec Douglas Simon, « penser les sons comme des longueurs d’ondes mesurables, plutôt que comme des notes musicales aigues ou graves, a totalement transformé ma conception de la musique, passant d’une métaphore à un fait, et m’a relié, de manière concrète, à l’architecture7. » Si des pièces comme Shelter (1967) ou Chambers (1968) s’intéressent déjà à la résonance des espaces, c’est avec Vespers (1968) que le compositeur se confronte pour la première fois pleinement à l’acoustique des lieux mêmes où prend place la performance. Basée sur le phénomène d’écho, la pièce invite des interprètes aux yeux bandés à évoluer dans l’espace en s’orientant uniquement à l’aide d’un dispositif d’écholocalisation portatif. Les instruments produisent des clicks directionnels dont l’écho varie en fonction des surfaces rencontrées, mais aussi de la position des protagonistes, les informant, dans la superposition de leurs motifs, sur la configuration spatiale du lieu et les éventuels objets qui l’occupent. Si la partition écrite donne quelques indications pour la mise en place de la performance, c’est en réalité l’espace lui-même qui devient ici la partition, un espace qu’il convient de sillonner à l’oreille, patiemment, afin d’éprouver l’étendue de ses particularités acoustiques8. Le recours à un dispositif technique extramusical comme unique instrument a ici également son importance. À l’instar des oscillateurs dont l’usage s’avère si fréquent dans ses œuvres, le choix d’un matériel d’origine scientifique vise, chez Lucier, à s’extraire de toute considération esthétique, pour tenter à la fois d’isoler et de ne pas interférer avec le phénomène acoustique observé.
L’écoute des qualités spatiales du son s’articule dans le travail de Lucier à la considération des qualités sonores des espaces de propagation, autrement dit de leur signature acoustique. À ce titre, « I am sitting in a room » (1970), sans doute la pièce la plus connue du compositeur, est exemplaire. D’une forme processuelle, la pièce consiste à répéter un principe de réinjection au sein d’un même espace : l’enregistrement in situ d’un texte source, ayant valeur de protocole, est immédiatement diffusé sur place, donnant lieu à un nouvel enregistrement, lui-même aussitôt diffusé, et ainsi de suite. À mesure que le processus progresse, les fréquences de résonance de l’espace partagées par la voix énonciatrice se trouvent renforcées. Le sens du texte disparaît graduellement, la voix parlée se transformant peu à peu en un drone magnifiant l’acoustique de l’architecture et où seule semble persister l’articulation rythmique du discours d’origine. Comme l’écrit Lucier : « L’espace agit comme un filtre, nous découvrons que chaque pièce a son propre ensemble de fréquences de résonance, de la même manière que les sons musicaux possèdent des harmoniques9. » Le texte de la partition précise toutefois que l’œuvre ne saurait se réduire à la démonstration d’un fait scientifique, mais cherche à « aplanir » le bégaiement qui caractérise la voix du compositeur. Cette indication souligne combien l’œuvre concerne, en définitive, moins l’écoute des fréquences de résonance d’une architecture que la relation entre sujet et espace, autrement dit le renouvellement de l’attention que celui-là est susceptible de porter au milieu qu’il habite et en retour à l’influence de celui-ci sur sa propre individuation. Cet aspect est également, quoique différemment, au cœur de la pièce (Hartford) Memory Space (1970). Dans cette dernière, les interprètes explorent en amont de la performance les environs du lieu où ils se produisent, s’imprégnant par divers moyens (relevés, enregistrements, mémoire) du paysage sonore qu’ils tâcheront de reproduire sur scène, à l’aide de leurs instruments, le moment du concert venu.
L’introspection d’un espace par l’écoute se retrouve dans Bird and Person Dyning (1975). Alors qu’un oiseau électronique disposé dans l’espace émet par intermittence des piaillements aigus, l’interprète, équipé d’un microphone binaural lui-même relié à un système d’amplification réglé en position de feedback, évolue lentement dans la pièce à la recherche des fantômes acoustiques du volatile mécanique – en réalité les fréquences hétérodynes résultant de la rencontre de son chant et des raies de feedback. Comme le précise la partition, il s’agit à travers cette pièce de « cartographier les caractéristiques acoustiques de l’espace […]10 ». Mais la relation à l’espace se trouve ici envisagée de manière dynamique, l’interprète le parcourant au gré des reconfigurations produites par son activité d’écoute mobile et appareillée.
Ce travail sur l’espace conduit le compositeur à s’intéresser, dès les années 1970, à la forme de l’installation sonore, sans pour autant faire grand cas des différentes catégories artistiques dont ses pièces peuvent éventuellement relever11. Inspirée de l’expérience du monocorde de Pythagore, sa première installation, Music on a Long Thin Wire (1977), voit un long câble tendu sur des chevalets traverser un espace, semblant vibrer en tout autonomie. Chacune des extrémités du câble est branchée aux sorties d’un amplificateur diffusant une onde sinusoïdale, tandis qu’un puissant aimant enserre l’une d’elle. L’interaction entre le courant traversant le câble et le champ magnétique de l’aimant provoque la mise en vibration de la corde métallique, dont l’activité est captée par des microphones de contact fixés sur les chevalets et permettant sa diffusion amplifiée. Indépendamment de toute intervention musicienne, un drone produit par la vibration du câble se déploie et évolue subrepticement, se transformant au gré des changements de tension induits par les légers écarts de température et les courants d’air qui traversent l’espace.
L’écriture du battement
Si durant la première période de son œuvre (1965-82), Lucier a principalement recours à des dispositifs de live electronic music, plus volontiers issus du laboratoire scientifique que de l’instrumentarium classique (ainsi oscillateurs et amplificateurs côtoient un aimant, des électrodes, des sonars, ou encore un bec bunsen), l’écriture instrumentale gagne néanmoins en importance dès le début des années 1980, pour occuper l’essentiel de son travail encore aujourd’hui. La pièce Crossings (1982-84), pour petit orchestre et oscillateur sinusoïdal à lent balayage fréquentiel, marque le début de cette nouvelle période compositionnelle. Dans cette œuvre, le signal électronique traverse progressivement et de manière continue la tessiture de l’orchestre, du grave vers l’aigu, tandis que les différents instruments interviennent lorsque l’onde sinusoïdale croise leur registre propre. Cette rencontre produit alors des battements acoustiques, décélérant puis accélérant à mesure que la fréquence montante de l’oscillateur se rapproche ou s’éloigne des notes jouées à l’unisson par chaque instrument. Comme l’observe Lucier, ces interférences n’ont toutefois pas valeur d’ornements, mais sont mobilisées d’un point de vue « fonctionnel » et « structurel », afin de permettre l’écoute, pour lui-même, du phénomène visé12. Il s’agit en l’occurrence, et dans le sillage de Still and Moving Lines of Silence in Families of Hyperbolas, du battement produit par l’émission simultanée de deux fréquences voisines d’intensité similaire, soit une modulation périodique. Cependant, comme il le souligne à propos de sa pièce pour clarinette et oscillateur In Memoriam Jon Higgins (1984), composée selon le même principe (l’onde sinusoïdale traversant ici le registre d’une clarinette en la), ces battements se doivent d’être écoutés non pour le rythme produit par la modulation, mais pour leur dimension spatiale13. De ce point de vue, et en cohérence avec ses premières pièces, l’écriture instrumentale que Lucier développe à partir des années 1980 relève toujours d’une recherche sur la perception de la spatialité sonore. En introduction de son article « La propagation du son dans l’espace » (1979), le compositeur, faisant référence à la tradition de la musique occidentale dont son travail tend à s’émanciper, écrit en ce sens : « Nous nous sommes laissés accaparer par le langage au point d’en oublier comment le son circule dans l’espace et l’occupe14. »
Bien que nombre de pièces de Lucier sur les battements impliquent l’utilisation d’un oscillateur, certaines substituent à l’appareillage électronique un ou plusieurs instruments susceptibles de produire le glissement de fréquences. Dans Fidelio Trio (1987), pour alto, violoncelle et piano, qui constitue la première expérience sans électronique du compositeur, les cordes font office d’oscillateurs. Débutant à l’unisson, l’alto et le violoncelle s’écartent peu à peu l’un de l’autre, variant continuellement leur glissando respectif entre un sol dièse à 208 Hz et un si bémol à 233 Hz, pour se retrouver de temps à autre sur un point de contact, alors que le piano joue pour seule note un la à 220 Hz à intervalles irréguliers. Si la rencontre des sons instrumentaux provoque nécessairement l’effet de battement, l’absence d’électronique en réduit irrémédiablement la netteté. Ce n’est plus tant la modulation ciselée qui est ici donnée à percevoir que l’altération des timbres de chaque instrument procédant du phénomène.
Les recherches de Lucier sur les qualités acoustiques des instruments le conduisent également à mener des expérimentations sur d’autres phénomènes que les battements. Dans Silver Streetcar for the Orchestra (1988), pour triangle amplifié, l’interprète explore par exemple patiemment la résonance de l’instrument. Maintenant avec plus ou moins de pression le triangle entre le pouce et l’index d’une main, le musicien frappe de l’autre l’instrument avec régularité, quoique variant par moments légèrement la vitesse et la puissance de son geste, de sorte que les différentes qualités acoustiques de la barre de métal se révèlent peu à peu. Comme souvent, l’amplification via des microphones placés au plus proche de l’instrument intervient à la manière d’un effet loupe, renforçant la clarté du phénomène observé qu’une écoute non appareillée manquerait de percevoir. Cette écoute des infimes variations résultant de la résonance d’un objet prolonge par ailleurs l’expérimentation menée dans Music for Pure Waves, Bass Drums and Acoustic Pendulums (1980). Aussi bien installation sonore qu’œuvre pouvant donner lieu à une performance, la pièce consiste à diffuser une même onde sinusoïdale simultanément à travers quatre grosses caisses de concert de modèle identique. Devant la peau de chaque instrument, une balle de ping-pong est suspendue à la manière d’un pendule. Alors que les instruments jumeaux entrent peu à peu en vibration, les balles se mettent à rebondir à différents rythmes, donnant à entendre l’idiosyncrasie propre à chaque résonance.
Si l’écoute du son comme perception de la propagation d’un phénomène ondulatoire et des divers effets qui en résultent représente le fil rouge qui parcourt toute l’œuvre de Lucier, jusqu’aux pièces les plus récentes, on peut observer que cette recherche au long cours sur la spatialité sonore trouve son prolongement dans la manière même dont le compositeur aborde l’écriture de certaines de ses partitions. Alors que ses premières œuvres expérimentales se présentent principalement sous forme de partitions en prose, éventuellement complétées de schémas synoptiques spécifiant l’installation nécessaire du matériel, c’est une écriture diagrammatique qui prend durablement corps dans la période instrumentale, abordant incidemment la bidimensionnalité de la page comme un espace physique à même de recueillir la représentation graphique des mouvements fréquentiels. Dans Six Geometries (1992), pour chœur et oscillateurs sinusoïdaux à lent balayage fréquentiel, l’évolution du paramétrage des générateurs de sons dessine ainsi, pour chaque mouvement, une forme géométrique différente (un angle droit, la lettre X, etc.), inspirée de poèmes de William Carlos Williams15. Divers motifs, notamment paysagers, deviennent alors la matrice du tracé mélodique des œuvres. Dans Panorama (1993), pour trombone et piano, la ligne que dessinent les cimes de la chaîne des Alpes guide le glissando de l’instrument à coulisse, tandis que les sommets constituent autant de notes ponctuées au clavier. Plus récemment, Ever Present (2002), pour flûte, saxophone, piano et oscillateurs, s’inspire du plan du jardin imaginé par Robert Irwin pour le Getty Center sur les hauteurs de Los Angeles, ou Glacier (2009), pour violoncelle, propose d’écouter la courbe d’un graphique représentant, au fil des ans, la fonte progressive des glaciers depuis l’époque, déjà ancienne, des premières alertes de l’imminence de la crise climatique.
De l’écoute des phénomènes naturels à l’observation des courbes paysagères, l’œuvre de Lucier invite à renouer avec une conception de la perception non plus simplement comme forme de connaissance, mais comme mode d’appartenance au monde. Une telle approche ne vise pas à saisir les mouvements ondulatoires et les corps qui y prêtent attention comme la manifestation d’entités séparées mais à l’inverse, dans une perspective proche de l’éthique environnementale, emboîtées et intriquées les unes dans les autres, autrement dit comme les parties prenantes, et même dépendantes, d’une même écosphère.
- Richard KOSTELANETZ (ed.), Conversations avec Cage, [Trad. M. Dachy], Paris, Éditions des Syrtes, 2000, p. 77. Cf. également John Cage, Silence. Conférences et écrits, [Trad. V. Barras], Genève, Éditions Héros-Limite, 2003, p. 8.
- James TENNEY, « The Eloquent Voice of Nature », in Alvin Lucier, Reflections. Interviews, Scores, Writings 1965-1994, Köln, MusikTexte, 1994, p. 16. Ma traduction, ainsi que pour les citations suivantes si non spécifiées.
- Cf. Alvin LUCIER, « The Propagation of Sound in Space. One point of view », Reflections, op. cit., p. 416-418.
- Ibidem, p. 418.
- Ibidem, p. 154.
- Cf. Ibidem, p. 214. Sur la notion de « balayage » (scanning) dans l’œuvre de Lucier, cf. Hauke Harder, « Music on a Long Thin Wire: Music as a Self-Driven Process », Leonardo Music Journal, vol. 22, online supplement, 2012, p. 4-6.
- Alvin LUCIER, « Every room has its own melody », Reflections, op. cit. p. 88.
- Cf. Alvin LUCIER, « The Future of Our Music », The Composition Area, San Diego, Department of Music, University of California, 2002, p. 7.
- Alvin LUCIER, « The Propagation of Sound in Space », Reflections, op. cit., p. 418. Le principe de cette pièce a inspiré nombre d’œuvres ultérieures du compositeur, comme Quasimodo the Great Lover (1970), The Re-Orchestration of the Opera « Benvenuto Cellini » by Hector Berlioz (1974), ou plus récemment The Exploration of the House (2005) et Palimpest (2014).
- Alvin LUCIER, « Bird and Person Dyning », Reflections, op. cit. p. 358.
- Sur cette critique des catégories, cf. Alvin LUCIER, « Thoughts on Installations », Reflections, op. cit., p. 504.
- Cf. Alvin LUCIER, « Interviews with Daniel Wolf », Reflections, op. cit., p. 244 et 276.
- Cf. Ibidem, p. 276.
- Alvin LUCIER, « The Propagation of Sound in Space », Reflections, op. cit., p. 416.
- L’influence du poète se retrouve dans la devise adoptée par Lucier, qui reprend un vers du poème Paterson (1927) : « No ideas but in things ». Cf. Alvin Lucier, « Thoughts on Installations », Reflections, op. cit., p. 508.