Dans sa dédicace de l'opus 9 à Berg, Webern écrit : « non multa sed multum, combien j'aimerais que cela puisse s'appliquer à ce que je t'offre ici ». Ainsi apparaît chez lui de manière explicite ce souci de concentrer au maximum auquel il a été amené par le sentiment qu'une fois les douze sons énoncés, il n'était plus ni utile, ni même possible de recommencer. Les Bagatelles sont parmi les pièces les plus brèves de la musique occidentale et leur difficulté d'écoute en est rendue plus grande. L'œuvre est bâtie sur des motifs de deux ou trois notes, avec une prédilection pour la seconde mineure, et se maintient la plupart du temps dans une dynamique restreinte. Schoenberg a écrit une préface très significative de l'idéalisme de l'Ecole de Vienne : « ces pièces ne seront comprises que par ceux qui croient qu'on ne peut exprimer avec des sons que ce qui peut être exprimé par des sons ».
Jean-Pierre Derrien, programme du concert de l'Ensemble Intercontemporain au Théâtre d'Orsay.
Le titre des Bagatelles a été suggéré à Webern par Emil Hertzka (directeur des Editions Universal), probablement en référence à celles de Beethoven en tant que chefs-d’œuvre de concision. Sous leur forme actuelle, les six pièces ont été publiées en 1924 avec la préface suivante de Schoenberg : « Il est autant nécessaire de plaider en faveur de la brièveté de ces pièces, que d’autre part cette brièveté même plaide en leur faveur. Imaginez quelle sobriété il faut pour être bref. D’un regard on peut faire un poème, d’un soupir un roman. Mais exprimer un roman par un seul geste, un bonheur par une seule respiration, une telle concentration n’est possible que si l’on exclut, dans une mesure adéquate, la sentimentalité... » Comme l’exprime également la dédicace que l’auteur adressa à Berg — curieusement supprimée dans les éditions suivantes — , « non multa, sed multum » (« peu en quantité, mais beaucoup en intensité »), les Bagatelles constituent le cas extrême de la miniature webernienne : la crise évoquée plus haut est celle de l’incompatibilité tragique entre le langage de Webern auquel il est parvenu à cette époque et la possibilité d’écrire des œuvres étendues. Au travers de cette musique « au bord de l’asphyxie », l’opus 9 n’en est pas moins l’une des partitions les plus fascinantes de sont auteur par le raffinement d’une pudeur exceptionnelle qui ne s’est plus jamais manifestée avec une telle évidence : alors que Stravinsky donne Le Sacre du Printemps, et qu’à l’opposé Debussy rejoint Webern avec Jeux, les Bagatelles sont plus que jamais l’expression de l’aboutissement d’une tradition que d’une rupture. Entre 1911 et 1913, la langage de Webern est parvenu à une telle épuration, tant stylistique qu’harmonique, qu’il est d’une exigence rare : le thème a disparu pour céder la place à des figures parfois limitées à une note ; le timbre a pris une importance considérable au point de se voir assigner un rôle correspondant à la thématique ; le silence s’impose plus que jamais comme l’équivalent indissociable du son ; enfin, l’harmonie est désormais dépendante d’une pensée dodécaphonique qui correspond pour Webern à la seule voie envisageable. La trajectoire de chaque pièce est donc déterminée par rapport à l’exposition du total chromatique : « Et j’ai eu le sentiment qu’une fois que les douze sons étaient apparus, le morceau était fini. C’est beaucoup plus tard que j’ai compris que c’était un moment d’une évolution nécessaire. » Cette évolution dont parle Webern dans ses conférences est donc celle qui mènera à la série dodécaphonique, dix ans plus tard !
Six Bagatelles, pour quatuor à cordes (op.9), Guide de la Musique de Chambre, sous la direction de François-René Tranchefort, Librairie Arthème Fayard, 1989.