L'une des particularités de la musique de Carter est d'avoir inscrit la liberté rythmique et « contrapuntique » de compositeurs comme Ives ou Cowell à l'intérieur d'une écriture très rigoureuse. Déjà dans le Troisième quatuor (1971), il avait divisé les musiciens en deux duos indépendants. Dans Triple Duo, il crée trois couches instrumentales : flûte/clarinette, violon/violoncelle, piano/percussion. Chaque couple a une écriture rythmique propre (divisions en 3, 4 ou 5 de l'unité métrique) et il se crée deux sortes de « conversations » en musique : l'une à l'intérieur du couple, l'autre entre les couples instrumentaux. Il y a ainsi à la base de l'œuvre une sorte de scénario imaginaire, dont la forme générale nous donne les grandes lignes : un allegro dramatique commence l'œuvre, opposant violemment les groupes ; puis vient une espèce de scherzo très vif, avec de nombreuses formes de duos ; enfin, un mouvement rapide à la fin figure une synthèse, le chant circulant à travers tout l'ensemble. Des passages méditatifs et doux interviennent régulièrement à l'intérieur d'un tempo toujours très rapide. La densité verticale obtenue par l'indépendance des groupes doit être ainsi liée à la complexité du déroulement formel. L'œuvre est d'un seul tenant (elle dure environ 20 minutes), n'offrant que peu de repères à l'auditeur. C'est un flux sonore, qui transforme perpétuellement les éléments, une musique de la transition, du mouvement, impétueuse et ondoyante. Le tempo évolue progressivement, grâce à un principe de modulations métriques. La difficulté d'exécution, à la fois pour la superposition des pulsations différentes et pour l'enchaînement des diverses sections, nécessite une extraordinaire virtuosité et les musiciens sont quasiment obligés de se diriger eux-mêmes dans de nombreux passages.
Philippe Albèra, programme du Festival Archipel 1992, Genève.