Avant tout, la pièce est un hommage et un témoignage d'amitié envers Larry Beauregard, flûtiste de l'Ensemble intercontemporain disparu en septembre 1985. Il travaillait alors en étroite relation avec le compositeur et d'autres chercheurs de l'Ircam (Andrew Gerzso, Barry Vercoe, Xavier Chabot), à la reformulation de l'ancienne version de ...explosante-fixe... (1972), pour flûte et ensemble instrumental. Le nouveau projet pour lequel l'interprète se passionnait, consistait à trouver une « jonction » entre l'instrument et l'ordinateur musical le plus perfectionné de notre époque, la « machine 4X ». Mémoriale est constitué de l'original pour flûte de cette œuvre, que soutient un petit ensemble composé de trois violons, deux altos, un violoncelle, et deux cors. Cette élégie à celui qui constituait, selon Pierre Boulez, le « modèle de ce que devrait être, idéalement, tout musicien du futur », dure un peu moins de six minutes.
Dominique Jameux.
« Afin d’évoquer Igor Stravinsky, de conjurer son absence » : telle figurait l’épigraphe portée sur la contribution de Pierre Boulez aux « canons et épitaphes » rassemblés par la revue Tempo en 1972, au lendemain de la disparition de l’auteur du Sacre du printemps. Cet hommage lapidaire devait son titre, …explosante-fixe…, à L’Amour fou d’André Breton : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle, ou ne sera pas. » Il consistait en six séquences musicales (Transitoires) gravitant autour d’un foyer central de sept sons (Originel), sans autre indication qu’une série de prescriptions pour une possible réalisation future. La composition s’inscrivait en cela dans la série de projets conçus dans l’esprit de la relativité formelle telle que Boulez l’avait inaugurée dans la partition de sa Troisième Sonate pour piano (1955-1957), et dont la répartition des portées sur l’espace de la partition l’a conduit à imaginer de la transposer sur l’espace physique réel de la disposition des musiciens dans la salle – tentative partiellement réalisée dans Domaines (1968). Cet essai de reconsidérer la relation des musiciens par rapport à l’auditoire est à replacer dans le contexte plus général de ce qu’il a été convenu de nommer, selon la formule d’Umberto Eco, « l’œuvre ouverte », à laquelle se sont essayés nombre d’émules du compositeur. Un autre projet, inabouti, portant le titre de Marges, imaginait un dispositif analogue confié à un ensemble de percussions, dans l’esprit d’une cérémonie imaginaire où devaient être prononcées des citations empruntées à Arthur Rimbaud, Antonin Artaud et Henri Michaux, transposition de rituels initiatiques auxquels Boulez avait pu assister lors d’une tournée effectuée en Amérique du Sud avec la Compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault.
Le projet d’...explosante-fixe... devait subir bien des métamorphoses avant de trouver sa forme actuelle. Diverses tentatives infructueuses se sont succédé, réunissant d’abord un octuor (flûte, clarinette, trompette, harpe, vibraphone, violon, alto, violoncelle), soumis à des interférences de timbres et des répartitions spatiales diffusées sur six haut-parleurs, au moyen du halaphone (dispositif conçu par Hans-Peter Haller au studio de recherches de la fondation Heinrich Strobel de Fribourg). Le compositeur se donnait alors pour but de transposer la notion de canon dans un espace acoustique sans gravitation tonale. Insatisfait des résultats obtenus, il n’a pas hésité à en extraire des révisions occasionnelles : musique de scène pour l’adaptation scénique faite par Jean-Louis Barrault d’Ainsi parlait Zarathoustra (1975), Rituel in memoriam Maderna (1974-1975) et plus tard Mémoriale, dont la création eut lieu à Paris en 1985. Cette brève partition reprend le matériel exposé dans l’Originel, sous forme d’un bloc sonore de sept sons dont les transpositions sont centrées sur l’axe de symétrie de mi bémol – harmonie dégageant une résonance élégiaque, car si la version initiale faisait partie d’un hommage à Stravinsky, si une révision ultérieure était un adieu à Bruno Maderna, Mémoriale est à son tour dédié à la mémoire de Lawrence Beauregard, flûtiste de l’Ensemble intercontemporain qui avait participé aux recherches effectuées à l’Ircam dans le but de réaliser un instrument susceptible de s’adapter aux transformations acoustiques et aux répartitions spatiales immédiates de ses sonorités par le biais d’un traitement informatique. La forme adopte le principe des interruptions alternatives issu entre autres des symphonies d’instruments à vent de Stravinsky, écrites à la mémoire de Debussy. À des couplets de caractère fantasque et léger, s’oppose la gravité des refrains qui ponctuent le déroulement musical pour aboutir, absorption du son par le silence, à l’unisson sur mi bémol.
Robert Piencikowski, Lucerne, le 15 septembre 2003.