mise à jour le 1 juillet 2024
© Yves de Kermel

Qigang Chen

Compositeur chinois né le 8 août 1951 à Shanghaï.

Né en 1951, à Shanghai, dans une famille très attachée à la culture traditionnelle, Qigang Chen est dès le plus jeune âge exposé à un environnement où l’art se confond avec le quotidien. Son père perpétue la figure du lettré chinois, voire de l’« homme de bien » confucéen. Peintre et calligraphe, il est aussi musicien à ses heures, s’essayant à plusieurs instruments traditionnels. Pianiste et professeur, sa mère a fait des tentatives infructueuses en tant que compositrice. Tous deux, ayant pris part dans les années 1930 au mouvement révolutionnaire, accèdent à des postes de pouvoir, le premier au Ministère de la Culture et la seconde en tant que directrice de la musique de cinéma documentaire. La famille déménage à Pékin, où Chen passera la majeure partie de son enfance. Âgé de treize ans, il intègre un collège rattaché au Conservatoire Central, où il étudiera la clarinette pendant quatorze ans. Sa formation musicale est interrompue en 1966 par la Révolution Culturelle, laquelle balaie tout ce qui s’inspire du modèle d’enseignement occidental. Accusé d’être antirévolutionnaire, il doit travailler dans une commune agricole. Le jeune Qigang est isolé à l’école, marginalisé à cause du statut de « bourgeois » de son père. De 1970 à 1973, il sera consigné dans la caserne de Baoding (province du Hebei) pour « rééducation idéologique », sans contact avec l’extérieur. Cependant, à partir de 1970, un léger assouplissement lui permet d’étudier à nouveau la musique.

En 1973, il intègre l’orchestre de Hangzhou (Zhejiang), dont il sera clarinette solo pendant trois ans, puis chef pendant deux ans, et commence à étudier la composition en autodidacte. La fin de la Révolution Culturelle en 1976 permet que se tienne en 1977 le concours de recrutement du Conservatoire Central de Pékin, où Chen sera reçu premier en clarinette et douzième en composition, discipline qu’il choisira sans hésiter. Pendant cinq ans (1978-82) il étudie avec Luo Zhongrong et se forme en harmonie, contrepoint et orchestration. C’est pendant ces années d’études, à l’occasion de conférences et masterclasses données par des invités occidentaux, qu’il devient conscient de l’effervescence musicale occidentale. Parmi les invités, Alexander Goehr, alors professeur à Cambridge, présente les compositeurs de l’école de Vienne, mais aussi Boulez, Xenakis, Messiaen.

Un diplôme de Bachelor où il est premier nommé lui permet de bénéficier d’un séjour d’études en France, destination déterminée par un programme d’échanges entre les deux états. Il arrive à Bordeaux en juillet 1984, puis prend contact avec Olivier Messiaen qui, bien que retraité du CNSM de Paris, lui donne des leçons privées de 1984 à 1988, faisant de lui son dernier élève. Sa bourse étant conditionnée à l’obtention de diplômes, il s’inscrit à l’université Paris IV-Sorbonne, où il obtient un diplôme en musicologie en 1989. Il est en outre auditeur libre au CNSM, où il suit principalement l’enseignement d’Ivo Malec, mais aussi celui de Betsy Jolas. Il recevra aussi l’enseignement de Claude Ballif et de Jacques Castérède à l’École Normale de Musique, où il reçoit un Diplôme Supérieur de Composition en 1988.

La reconnaissance ne tarde pas, et commence en 1986 par un prix au Concours International de Composition de Paris pour la pièce Yi. D’autres prix suivront, notamment à Darmstadt, à l’instigation de Brian Ferneyhough, pour Voyage d’un rêve, puis en 1989 et 1991.

Chen est naturalisé français en 1992, davantage selon lui pour des questions pratiques et pour la liberté de circulation que par conviction. Son retour provisoire en Chine en 2003 lui laisse d’ailleurs entrevoir une possible réconciliation avec un système politique dont il mesure alors le changement, et avec un pays dont il reçoit tous les honneurs officiels en tant que directeur musical de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques 2008. Les musiques composées pour trois films de Zhang Yimou (2010, 2011 et 2014) prolongeront ce mouvement vers une musique largement accessible.

Bien qu’il se consacre pleinement à la composition et n’occupe pas de poste d’enseignement, Chen a organisé à partir de janvier 2015 une académie de composition, le « Gonggeng College - Chen Qigang Music Workshop » à Huangniling (Suichang, Zhejiang). Cet atelier annuel accueillant une vingtaine d’étudiants à titre gracieux est pour lui l’occasion de transmettre son expérience et ses idées autant que de rester en prise avec les préoccupations des jeunes compositeurs dans une Chine qui change vite.


© Ircam-Centre Pompidou, 2024

Sources

Site du compositeur ; entretien avec Nicolas Donin, Circuit 12/3, 2002 ; interviews filmées (Des mots de minuit #230, Philippe Lefait) ; film de Serge Leroux ; rencontre animée par E. Hondré le 10 février 2018 à la Philharmonie de Paris, inédit.

Par Pierre Rigaudière

Il est souvent tentant, lorsque se manifeste chez un créateur un double héritage culturel, d’en faire le terreau d’une supposée démarche, aussi consciente qu’inéluctable, de synthèse esthétique. Qigang Chen, que son enfance en Chine a imprégné de culture traditionnelle, notamment de musique, de peinture et de calligraphie mais aussi, par l’entremise de sa mère, de piano occidental, semble dès le plus jeune âge relever de cette caractéristique biculturelle. Si l’on considère son apprentissage dans un cadre académique tourné vers l’Occident, avec une préférence pour le système éducatif soviétique, puis la culture propagandiste promue par la Révolution Culturelle chinoise, puis les années passées au sein d’un Conservatoire Central de nouveau curieux de l’avant-garde occidentale, puis enfin l’arrivée en France et une boulimie de rencontres et découvertes musicales, Chen paraît en effet prédisposé par son parcours à une sensibilité polyculturelle.
Pourtant, la tendance assez répandue qui consiste à le présenter comme un compositeur dont la démarche serait centrée sur une synthèse musicale de l’Asie et de l’Occident, et que son professeur Olivier Messiaen lui-même a largement contribué à installer, semble, sinon biaisée, tout du moins schématique. Plus qu’une démarche délibérée et formalisée, les interactions entre cultures musicales apparaissent plutôt, on le verra au fil de ce parcours, tantôt comme des résurgences, tantôt comme la réaction spontanée à des influences ponctuelles ou plus profondes, avant de faire progressivement l’objet d’une sédimentation lente. Se définissant par la métaphore d’un « arbre chinois implanté en France », le compositeur exprime clairement l’idée d’une identité culturelle déterminée autant par un donné initial que par son adaptation à un substrat et à un environnement, sans que ce processus ne semble impliquer un effort spécifique de synthèse. Peut-être cette métaphore renvoie-t-elle implicitement au fait qu’un métissage culturel n’est jamais le fait d’un individu, mais celle d’une collectivité et d’une histoire.

Contexte et formation initiale

Bien qu’interprète expérimenté, Qigang Chen commence ses études de composition au Conservatoire Central de Pékin avec le bagage d’un autodidacte dont on peut supposer qu’il a difficilement eu accès à des partitions et des enregistrements. Une pièce composée au début de cette période de formation académique, aujourd’hui retirée du catalogue bien qu’elle soit manifestement jouée en Chine, offre un témoigne intéressant de son horizon compositionnel à cette époque. L’aisance avec l’écriture de la clarinette, instrument qu’il pratique, ne masque guère dans 晨歌 [Chen ge] (Chant du matin, 1979) la maladresse dont il fait preuve dans l’écriture du piano ni, dans un cadre fondamentalement tonal, les zones de flou harmonique. Une structure ternaire assez rudimentaire fait entendre une partie centrale suggérant dans un style passablement pompier une danse, avant la reformulation de la première section où surgit, outre l’influence patente de Debussy, celle du Beethoven de la célèbre sonate Op. 27/2. De façon significative, le compositeur manifeste déjà un goût prononcé pour les harmonies consonantes et hédonistes.

La transplantation

Décisives non seulement pour la carrière de Chen mais aussi pour son intégration à la scène française de la création musicale, les années passées auprès d’Olivier Messiaen naissent d’un enchaînement de coups de chance où le compositeur a voulu voir la marque du destin. Dès 1985, les partitions de Chen témoignent de l’assimilation de certains éléments de langage théorisés par Messiaen, et en premier lieu des « modes à transposition limitée ». Le souvenir (1985) pour flûte et harpe est typique d’une pratique qui restera quasi constante chez le compositeur, à savoir le rapprochement de ces modes et du pentatonisme. De façon manifeste, le choix des deux instruments, et surtout leur traitement, renvoie à l’idiomatisme d’instruments traditionnels chinois : la harpe se réfère manifestement à la cithare guqin, dont le jeu est traditionnellement plus sobre que celui du guzheng, tandis que la flûte figure le xiao qui lui est couramment associé.
Avec Yi (1986), le compositeur entame de façon encore plus volontaire une démarche d’expérimentation tout en conservant le socle de son instrument. En pleine phase de découverte, il se montre alors réceptif aux traits les plus saillants de la musique « contemporaine », quitte à en retenir prioritairement certaines scories. On note successivement, dans cette pièce où alternent séquences dynamiques et harmonies stationnaires, une écriture rythmique qui dissocie différentes strates de vitesse, le geste du canon rythmique, des mécanismes inspirés en droite ligne du second quatuor de Ligeti, des oscillations sur deux notes disjointes, des esquisses de micropolyphonie. Cette tendance provisoire au mimétisme inclut également quelques moments pointillistes qui ne tarderont pas à disparaître des partitions ultérieures.
Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce Qigang Chen qui manifeste une curiosité boulimique au point de fréquenter simultanément les leçons privées de Messiaen, l’École Normale de Musique et la Sorbonne n’est pas un Occidental et aborde cette musique européenne selon une perspective biaisée, décentrée qui lui permet également, en conservant par rapport à elle une certaine extériorité, de n’avoir ni à adhérer à quelque dogme que ce soit, ni à s’y opposer frontalement. Le compositeur semble toujours avoir traduit à sa façon ce qu’il observait, de sorte qu’il a de facto maintenu une distance suffisante pour garder son autonomie. C’est dans ce contexte que Chen apprend à être soi-même, se forgeant ses propres outils d’une façon plutôt empirique, la façon la plus directe et la plus évidente de le faire étant pour lui, comme en témoigne sa musique, de réintroduire de façon plus lisible des caractéristiques propres à la musique traditionnelle chinoise, qui du reste n’auront jamais été totalement absentes de sa musique. Ainsi Voyage d’un rêve (1987), où apparaissent de nouveau, entre autres instruments, la flûte et la harpe dont on a déjà vu la connotation, reflète l’état d’esprit d’un compositeur qui semble déjà réfractaire à l’idée de s’installer dans une démarche avant-gardiste dont il ne ressent pas la nécessité. En expérimentant dans cette pièce la présentation dodécaphonique du pentatonisme, Chen est plus proche du compromis que de la synthèse.
Le compositeur signe avec Yuan sa première œuvre véritablement marquante. À cette époque où il côtoie certains compositeurs de la mouvance spectrale (notamment Marc-André Dalbavie et Philippe Hurel, condisciple dans la classe d’Ivo Malec) et rencontre Gérard Grisey, il est probablement sensibilisé à une écriture à la fois fusionnante et unifiée par un matériau homogène. De George Benjamin, dont il mentionne plus spontanément l’influence, et dont il ne connait probablement, dans cette décennie, que Ringed by the Flat Horizon et At first Light, on peut supposer qu’il a perçu la sophistication polyphonique. Dans cette pièce orchestrale où le compositeur divise l’orchestre en groupes pour favoriser un effet de spatialisation, s’affiche une tendance plus marquée que dans toute autre de ses œuvres, antérieures et ultérieures, à développer une écriture globalisante. Si on relève, quoique de façon peu prononcée, l’influence des pièces de textures de Ligeti, celle de Messiaen est plus patente, notamment dans le recours aux accords dits « tournants ». Plutôt qu’une influence durable, des allusions aux Notations de Boulez suggèrent un intérêt passager mais vif pour une musique dont on devine le fort impact qu’elle a pu avoir sur lui. Cependant, malgré sa tendance globalisante, l’écriture de Yuan revient périodiquement à la mélodie. S’y dessine déjà, dans l’exposition initiale du matériau harmonique, la prédilection pour le pentatonisme, présent également dans quelques élans de lyrisme qui deviendront une marque de fabrique. En dépit des réserves que l’on peut émettre quant à sa construction, cette pièce révèle une personnalité musicale inventive, et peut être considérée comme le chef-d’œuvre du compositeur.
Comptant parmi les incursions pas si fréquentes de Chen dans le domaine vocal, Poème lyrique II (1990) recourt pour le baryton à une vocalité qui fait écho, quoique de façon stylisée, à celle de l’opéra chinois. Parlando et passage en falsetto, différenciation de trois types de vibrato sont autant de moyens de communiquer au poème de Su Shi (1037-1101), Shuidiao ge tou, une dimension théâtrale. Parmi l’ensemble instrumental, le trio mandoline-harpe-guitare pourrait passer pour une référence wébernienne ou boulézienne, mais elle renvoie plutôt aux cithares et luths chinois. Peut-être est-ce également la théâtralité de cette pièce qui oriente l’écriture instrumentale vers des textures dont est quasiment exclue la polyphonie, au profit de textures majoritairement peu denses et statiques fonctionnant comme un environnement sonore. Au tournant de cette décennie, Chen semble encore hésiter entre les attributs d’une modernité identifiable comme telle, notamment quelques audaces atonales, et la mobilisation de sa culture musicale chinoise. Il entretient adroitement l’ambiguïté de ces deux registres : les glissandos des cordes, comme leur vibrato modulé, ainsi que les légères touches de microtonalité appartiennent potentiellement aux deux mondes. Quant au pentatonisme harmonique, déjà évoqué comme un élément stylistique destiné à prendre une place croissante dans sa musique, il en fait déjà un élément de langage à la forte valeur idiomatique et évocatrice, ainsi qu’un matériau susceptible, une fois intégré à des processus de développement assez peu complexes, d’être mis en relation avec le chromatisme par des entités modales inspirées de Messiaen.
Feu d’ombres (1990-91) semble confirmer le retentissement de certaines des Notations sur le compositeur, probablement sous la forme des quatre réécritures orchestrales alors réalisées. Alors qu’il semble encore aux prises avec sa représentation implicite des canons de la musique contemporaine, Chen réussit cependant à insuffler au dernier tiers de la pièce une teneur plus originale et personnelle.

Autonomie et premier succès

Les années 1990 voient le compositeur préciser et affirmer son identité esthétique, assumant alors un langage plus consonant et plus ouvertement thématique qui multiplie les références à Debussy et Ravel et révèle un ancrage assez profond dans le système modal de Messiaen. Si Extase (1995) met en scène un hautbois solo dont les portamentos et les déviations microtonales peuvent évoquer le jeu du guanzi, hypothèse renforcée par un usage des percussions qui rappelle lui aussi la tradition chinoise, les caractéristiques debussystes, tant en matière d’orchestration que de structuration des motifs, y sont très présentes. Cependant, ce qu’il y a de plus remarquable avec cette œuvre concertante est qu’elle cristallise déjà l’essentiel des marques stylistiques présentes dans la quasi-totalité des compositions ultérieures. On compte parmi celles-ci : l’utilisation thématique de motifs simples, faits de quelques notes et immédiatement mémorisables, le développement intensif de ces motifs (principalement par transposition, par réduction ou par extension), leur démultiplication par projection aux différents pupitres ; l’épiphanie, à un moment clé de l’œuvre, du thème énoncé sous sa forme complète et de façon triomphale ; la présence d’un motif secondaire, éventuellement dérivé du motif principal, utilisé de façon giratoire et rapide comme figure d’accompagnement en ostinato ; une écriture orchestrale, dans un tel contexte concertant, qui favorise les textures d’arrière-plan (nappes, chambre de résonance ou d’écho de notes structurelles) et ne recourt que très peu à la polyphonie de lignes ; une conduite harmonique procédant du fondu-enchaîné de couleurs et impliquant ce que l’on peut décrire comme un polypentatonisme ; une fin marquée par un geste cadentiel se référant de façon indirecte à l’archétype de la cadence parfaite. On peut dater de cette pièce la volonté manifeste du compositeur de s’adresser à un public plus large, ce qui le pousse semble-t-il à intégrer, à l’instar de son compatriote et ancien condisciple Tan Dun, certains ressorts des standards internationaux de la musique de film.
Cette base étant posée, Qigang Chen la développe avec Reflet d’un temps disparu (1996), son œuvre la plus jouée, la plus connue et la plus emblématique de l’esthétique de son auteur. Vérifiant la totalité des caractéristiques énoncées ci-dessus, ce concerto affirme avec une force qui n’avait pas été atteinte auparavant le lien du compositeur avec la musique traditionnelle chinoise. Issu du répertoire de la cithare guqin, le thème principal (Meihua san nong, « Trois variations sur la fleur de prunus »), passe au violoncelle en mêlant les caractéristiques de jeu de la vièle erhu et de la cithare. Moins manifestes à l’orchestre, les ponts tendus vers la musique instrumentale chinoise (notamment les techniques qui consistent à étouffer légèrement la résonance des cordes, et pour les vents à baisser légèrement l’intonation avant l’extinction de la note) n’en sont pas pour autant absents. On note cependant le bariolage en harmoniques aux cordes, figure ravélienne qui a de tout évidence marqué le compositeur, l’utilisation du vibraphone avec un archet, qui commençait alors à devenir un procédé courant, et un zeste de bruitisme avec le souffle à vide pour les vents. L’harmonie par taches de couleur ainsi que le polypentatonisme s’inscrivent ici dans une logique de transformation harmonique (par exemple la clarté pentatonique émergeant d’un contexte chromatique) dont l’origine est de toute évidence à chercher chez le Ligeti d’Atmosphères. D’une façon cette fois plus systématique et qui laisse supposer une formalisation, le compositeur associe, et ce de façon dynamique, des groupements pentatoniques, éventuellement défectifs, à des transpositions de groupements de même type, mais aussi à des suites de hauteurs liées à la série des harmoniques naturels. Un passage combinant deux groupes pentatoniques distants d’un demi-ton suggère qu’il y aurait pour le compositeur une analogie directe avec les modes à transposition limitée. Quant au moment épiphanique de l’œuvre, il est longuement préparé par l’utilisation intensive de la quinte initiale du thème emprunté à Meihua san nong, de sorte que son premier énoncé complet en fa majeur puis son exultation en do majeur (il sera même dédoublé un peu plus tard par sa propre réplique, décalée, en mi majeur) prend une apparence quelque peu hollywoodienne. Justifiant un nouveau titre tant l’adaptation de la partie soliste à la vièle erhu a demandé sa réécriture en profondeur, Un temps disparu (2002) offre un nouveau visage de la pièce qui d’une certaine façon, rend explicite ce qui était latent dans la version originale.
Resserré par le format de la commande de Radio France (le format « Alla breve » de cinq fois deux minutes est presque devenu un genre en soi1), la suite orchestrale Wu Xing (1999) envisage les « cinq éléments » (l’eau, le bois, le feu, la terre, le métal), en rapport notamment avec le Yi Jing, dans un processus de transformation. Évitant une démarche illustrative, le compositeur condense matériaux et états pour développer une forme d’une fluidité jusqu’alors inédite qui inscrit la pièce dans une veine inventive comparable à celle de Yuan.
Le passage à l’an 2000 se signale pour Qigang Chen par une parenthèse chambriste au sein d’une série d’œuvres avec orchestre, lesquelles traduisent autant l’intensification des commandes prestigieuses que la prédilection du compositeur pour le medium orchestral. C’est sur le principe du thème – plus exactement du double thème – et variations que repose Instants d’un Opéra de Pékin, où l’écriture du piano rend encore plus lisible des influences que leur combinaison semble installer à un niveau assez profond de l’écriture. Les colonnes de l’introduction empruntent autant à Debussy qu’à Messiaen, comme le jeu sur les quintes consécutives disposées de façon à multiplier les fausses relations. Les affinités avec le premier, dont on trouve ici une probable allusion à La cathédrale engloutie, trouvent entre autres points d’accroche une tendance à associer le pentatonisme à un fragment de gamme par tons, tandis que la partie rapide centrale descend en droite ligne de la virtuosité pianistique ligetienne.
Cette même période, qui s’avère particulièrement fertile, est aussi marquée par le retour à la voix, qui apparaît dans la suite concertante Iris dévoilée (2001) selon trois modalités. Deux sopranos sont traitées alternativement de façon instrumentale ou lyrique, tandis qu’une chanteuse d’opéra de Pékin déploie la vocalité plus spécifique de ce genre à la fois théâtral et lyrique, entre parlé-intoné et chanté. Trois instruments solistes, pipa, guzheng, et erhu, renforcent la tonalité chinoise de ces neuf portraits de femmes mais on note dans l’accordage du second un écart par rapport à la tradition, le compositeur ayant concaténé, entre le si grave et le aigu, différentes configurations pentatoniques pour produire une échelle non octaviante. Le matériau orchestral reflète à nouveau les influences cumulées de Ravel et de Messiaen, tout en intégrant une petite touche d’aléatoire contrôlé, mais surtout en penchant vers l’emphase expressive de la musique de film. La musique de ballet Raise the Red Lantern (2000) porte une trace tangible de sa composition concomitante, l’une de ses scènes ayant été reprise de façon quasi littérale, moyennant une légère réorchestration, dans la section « Pudique » d’Iris dévoilée. On mesure avec cette partition, qui en dépit de son statut de musique scénique ne manifeste aucune rupture stylistique ni même formelle avec les autres œuvres orchestrales du compositeur, la nature fondamentalement narrative de sa musique. Certes renforcée par la volonté de produire une musique en phase avec la tendance spectaculaire de la mise en scène de Zhang Yimou – auquel on doit également le film éponyme de 1991 –, la pièce est structurée par tableaux et affiche un polystylisme qui est au cœur de son langage musical. Cohabitent des pastiches de musique traditionnelle chinoise et une utilisation de la voix qui confirme l’intérêt du compositeur pour la vocalité de l’opéra chinois, des scènes d’action ou des scènes mélodramatiques puisant dans les conventions de la musique pour l’écran, et des scènes pétries par l’influence de Stravinsky. Quoique très présent, le pentatonisme n’apparait que de façon minoritaire dans des textures monodiques ou hétérophoniques typiques, tant il est tonalisé, assorti de dissonances ou extrapolé dans une superposition polypentatonique. S’il le recontextualise volontiers, le compositeur respecte l’idiomatisme des instruments traditionnels impliqués dans la pièce, notamment le erhu, le guanzi, le pipa et un orgue à bouche sheng qu’il fait entendre en quartes parallèles. Suggéré vraisemblablement par les moments dansés les plus rythmiques, l’usage des percussions occasionne un intéressant alliage de sonorités traditionnelles et d’impacts plus massifs à la façon de Varèse, puis une scène particulièrement efficace pour percussions solistes.
Peut-être est-ce l’association peu habituelle de six voix mixtes et d’un grand orchestre qui place le compositeur dans une position où il semble hésitant, réunissant dans Invisible voices (2005) une vocalité statique qui se souvient de O’King de Berio, une verticalité consonante, un thème tétratonique omniprésent, des onomatopées et la fugace intrusion de parlando et de cris, une partie rythmique très syllabique, une partie soliste de ténor accompagnée a cappella par les cinq autres voix et porteuse d’un texte minimaliste en anglais, une tempête orchestrale. Les passages d’effusion vocale ne sont pas si éloignés du style pompier des œuvres nées de la révolution communiste, qui affleurait déjà dans L’éloignement (2003, rév. 2004), tandis que la conception formelle sectionnelle semble être le fruit d’un parcours narratif implicite.

Retour en Chine et consécration

La nette inflexion stylistique du compositeur correspond à la période où il renoue avec sa Chine natale, qui l’accueille artistiquement à bras ouverts. S’agit-il alors pour lui du résultat d’un examen de conscience – Chen commence alors à invoquer les bienfaits d’une musique recevant l’acquiescement d’un très large public et brocarde ce qu’il considère comme le paradoxe occidental des compositeurs qui aspirent à être populaires tout en défendant une certaine radicalité esthétique – ou d’un revirement ad hoc ? Toujours est-il qu’il bénéficie en tant que directeur musical des Jeux Olympiques 2008 d’une audience record, que sa chanson You and me fait le tour du monde et que cette visibilité soudainement décuplée se prolongera avec les musiques composées en l’espace de cinq ans pour trois films de Zhang Yimou (Under the Hawthorn Tree, Flowers of War, Coming Home). En cela, Chen est représentatif de de cette génération pionnière de compositeurs chinois dont la démarche aura en quelque sorte été validée en Occident avant qu’ils ne soient adoubés sur leur sol natal.
Le concerto Er Huang (2009, rév. 2016) bénéficie de cette dynamique, ce dont témoigne le simple fait qu’il ait été créé au Carnegie Hall par Lang Lang, interprète habituellement assez peu tourné vers la création musicale. Sur une base harmonique telle qu’elle s’est stabilisée depuis les années 1990, et dont l’un des traits les plus saillants réside dans un pentatonisme souvent susceptible d’être combiné à d’autres structures intervalliques, interviennent des mélodies d’opéra de Pékin, affectivement liées aux souvenirs d’une enfance pékinoise. Après une phase harmonique assez capiteuse, le piano solo se met en mouvement avec un flux d’arabesques. Se déploie un discours musical qui semble proposer un contenant, assez neutre, plutôt qu’un contenu. Une virtuosité qui évoque tour à tour le pianisme spectaculaire de Rachmaninov et un volontarisme rythmique empruntant autant à Prokofiev qu’à Ligeti conduit au moment épiphanique déjà évoqué comme constante stylistique, signalé respectivement sur la partition par deux indications éloquentes, « Lumineux » et « Splendide ». Le compositeur signe là ce qui reste probablement à ce jour sa musique à la fois la plus massive dans son orchestration et la plus formulaire quant à son contenu.
À la mort accidentelle de son fils unique Yuli alors âgé de 29 ans, le compositeur connaît une phase d’anéantissement et de prostration. C’est à ce moment qu’il quitte provisoirement son domicile parisien pour élire domicile à Suichang, dans la province chinoise du Zhejiang, où il établira plus tard son activité saisonnière de transmetteur et de pédagogue. Il semble que ce temps de retraite, au sens spirituel du terme, ait modifié son rapport non pas tant à la composition qu’à la conception de son rôle de compositeur.
Très éprouvant pour la trompette soliste, le concerto Joie éternelle (2013) voit resurgir une des influences les plus profondes, celle de Ravel, se manifestant dans danse stylisée, un solo de violon avec sourdine ou encore d’un souvenir de la Pavane pour une infante défunte, dont l’apparition dans le contexte qui vient d’être précisé n’est peut-être pas fortuite, même si ce titre n’avait guère d’autre résonance pour le compositeur français que celle de ses assonances. Avec un matériau mélodique à nouveau très coloré par le pentatonisme, Enchantements oubliés (2014), où le compositeur dit avoir voulu s’affranchir de toute contrainte ou règle, fait apparaître autant que la spontanéité d’une écriture au fil de la plume, ses limites formelles ainsi que l’importance exorbitante qu’y prend le motif, même si le compositeur lui associe étroitement harmonie et timbre.
Dédié au fils disparu en 2012 et composé lors d’une nouvelle période d’isolement à Suicheng, le concerto La joie de la souffrance (2017) est construit d’un seul bloc mais est néanmoins structuré, ou plutôt rythmé par d’assez brèves sections dont les titres tissent une trame poétique qui ne constitue cependant pas un argument narratif. Là encore, c’est une mélodie empruntée à la tradition musicale chinoise (Yang guan san die, composée sous la dynastie Tang), qui alimente le matériau principal. Composée pour Maxim Vengerov, la partie soliste a bénéficié des suggestions techniques du violoniste, qui ont amené, comme l’indique le compositeur, des révisions. L’exigence de virtuosité est indexée sur l’idiome du violon romantique, et outre les références habituelles chez le compositeur, on note de façon sporadique une certaine proximité stylistique avec Prokofiev et Chostakovitch. De façon particulièrement apparente ici, bien qu’il s’agisse d’un procédé récurrent, on remarque à quel point le développement mélodique est conditionné chez Chen à la primauté du matériau harmonique, celui-ci étant souvent initié par un état statique ou par l’oscillation sur deux accords. C’est ici le « Chant déchirant » qui constitue le climax, à nouveau emphatique, de l’œuvre. Le thème qui apparaît à cette occasion permet, en ce qu’il témoigne d’une pratique courante, de ranger parmi les marqueurs stylistiques du compositeur l’appoggiature chromatique inférieure indiquée comme une petite note, caractéristique qu’il est tentant d’associer à une ornementation courante dans le jeu du erhu.

Un vent de renouveau

Avant ce concerto, Chen avait cependant suivi sur deux compositions la piste des variations orchestrales qui, l’extrayant momentanément de ses habitudes compositionnelles, le poussaient à un nouvel élan d’inventivité et l’exposaient à une relative prise de risque. Si l’idée de la variation n’est pas nouvelle pour le compositeur, chez qui développement et variation ont d’ailleurs souvent tendance à interférer, celle qui consiste à réduire considérablement dans Luan tan (2016) le matériau du thème (une figure rythmique et deux notes) et à rendre fluide le passage d’une variation à la suivante l’est davantage. Le thème se complète et donc se révèle au gré des variations, la progression continue de l’œuvre, bien que cadrée par des sections distinctes, étant portée quant à elle par l’archétype formel crescendo/prolifération, et relevant à ce titre d’une logique de processus. Deux modèles ont manifestement inspiré le compositeur, le Boléro de Ravel et l’Allegro initial de la 7e symphonie de Chostakovitch. Le pari n’était pas évident à tenir et sa réussite fait de cette œuvre, où Chen bouscule en outre ses habitudes harmoniques, la plus saillante depuis Wu Xing. De façon étonnante, il revient à un projet voisin avec Itinéraire d’une illusion (2017-2018), pièce totalement réécrite après la première répétition de la version initiale en 2017. Là encore, le motif qui fera l’objet des variations, cinq notes dont deux en relation d’octave, est assez minimal. Le pentatonisme est ici laissé de côté au profit d’une harmonie sous-jacente de neuvième de dominante, que l’on peut éventuellement envisager comme une réduction tempérée d’harmonie « spectrale ». Le motif principal apparaîtra sous une forme permutée qui le modifie tout en conservant son empreinte génétique. Révélés au gré des variations « en spirale2 », les motifs secondaires se font de plus en plus lyriques avant un retour à une plus grande intériorité, l’arche formelle de la pièce étant liée à une trame programmatique décrite de façon assez lapidaire comme « le démarrage simple et facile de la vie, la façon dont elle se complique, se fait plus intéressante et palpitante, avant que tout ne retourne au néant3. »
Mobilisant un effectif plus imposant, Jiang Tcheng Tse (2017) prend les apparences d’une cantate dans la tradition occidentale. Le recours, comme dans Iris dévoilée, à une chanteuse d’opéra de Pékin ajoute cependant, outre un timbre bien spécifique, le potentiel expressif d’un registre vocal qui transcende la distinction entre parlé et chanté. Le célèbre poème Jiang cheng zi [江城子], souvent considéré comme la quintessence de l’art de Su Shi, poète de la dynastie Tang, prend une tournure autobiographique en relatant un rêve que fit l’auteur de son épouse Wang Fu, décédée dix ans auparavant. Cette première œuvre avec chœur du compositeur favorise une écriture chorale qui, après l’installation d’une harmonie cumulative statique rappelant de loin Lux aeterna de Ligeti, devient très verticale. Par la recherche d’un grandiose qui tend vers la solennité, la pièce se distingue de celles composées à la même période, y compris des plus emphatiques.

Nostalgie d’un temps disparu

Parmi les constantes esthétiques qui traversent l’œuvre de Qigang Chen, la thématique la plus présente est sans nul doute la nostalgie d’une époque révolue. Plus que la nostalgie d’une enfance heureuse avant qu’elle ne soit perturbée par la Révolution culturelle, c’est probablement celle d’une époque ancienne et idéalisée qui domine. Nostalgie d’un temps où se développait une culture riche, celle de la calligraphie et de la poésie, celle de la musique et de l’opéra. Les nombreuses mélodies traditionnelles que Chen intègre à sa musique deviennent le symbole d’une civilisation disparue. Dans la mesure où il s’agit de mettre en jeu une mémoire certes affective mais également scénarisée à des fins expressives, la démarche du compositeur relève d’une démarche post-moderne. Les références à la tradition chinoise servent un discours musical souvent programmatique, assumant dans une certaine mesure un rôle de leitmotiv. D’une production musicale orientée vers la narrativité, on peut s’étonner qu’elle n’ait pas donné lieu à davantage d’œuvres vocales, d’autant que Chen insiste volontiers sur le sentiment et l’émotion, semblant par là même minimiser le rôle de la formalisation. Et lorsque voix il y a, le texte dont elle est porteuse est généralement utilisé avec parcimonie, comme s’il pouvait se retourner contre la musique. Bien qu’il ait déjà évoqué l’opéra, le compositeur affrontera-t-il un jour l’abondance du texte d’un livret ? Le goût pour un style héroïque, dans lequel il est tentant de voir une source de l’hyperthématisme que développe le compositeur, est-il un héritage de la rhétorique communiste dont a été imprégné le jeune Chen ? Il semble que l’orchestre reste pour le compositeur le medium privilégié pour mettre en forme ses idées musicales, dans un rapport entre potentiel et maniabilité qui dépasse manifestement pour lui celui des effectifs chambristes qu’il n’a guère exploré en dehors de la période 1985-1996.
Un « arbre chinois », Chen l’est assurément, mais dont une phase déterminante de la croissance a eu lieu dans une serre occidentale. S’il est vain de tenter de déterminer ce qui dans sa musique est chinois et ce qui est occidental, ce qui a été acquis en Chine étant d’ailleurs déjà marqué par l’Occident, Qigang Chen est représentatif de la perspective dans laquelle s’inscrit aujourd’hui la part majoritaire la musique contemporaine chinoise.


1. L’émission a changé de nom pour Création mondiale en 2017.
2. Qigang Chen, note d’intention.
3. Ibid.

© Ircam-Centre Pompidou, 2024

Source et détails du catalogue

Compositions pour le cinéma

  • Coming Home (Zhang Yimou, 2013)
  • The Flowers of war (Zhang Yimou, 2011)
  • Sous l’aubépine (Zhang Yimou, 2010)

Source(s) du catalogue

Compositions pour le cinéma

  • Coming Home (Zhang Yimou, 2013)
  • The Flowers of war (Zhang Yimou, 2011)
  • Sous l’aubépine (Zhang Yimou, 2010)

Liens Internet

(lien vérifié en mai 2024).

Bibliographie

  • Nicolas DONIN, « Compositeurs chinois en Europe : entretiens avec Chen Qigang et Wen De-Qing », Circuit, 2002, vol. 12, no 3, p. 9-33.
  • Hsieng-Sheng LIEN, Le parcours musical de Qigang Chen au regard des musiques contemporaines chinoise et japonaise, thèse de doctorat, Musique et musicologie du XXe siècle, Paris, Université de La Sorbonne, 2005.

Filmographie

  • Serge LEROUX, Reflets d’un temps disparu : un voyage dans la musique de Qigang Chen, Paris, Hibou Production, 2003.