Parcours de l' oeuvre de Yi Xu

par MichĂšle Tosi

L’alchimie intĂ©rieure

Issue d’une famille de « lettrĂ©s », surveillĂ©e et « rĂ©Ă©duquĂ©e » durant la RĂ©volution culturelle, la compositrice chinoise Xu Yi, nĂ©e Ă  Nankin en 1963, dit avoir grandi dans l’insouciance de la jeunesse et au milieu des livres qu’elle dĂ©vorait, mais en se sachant privĂ©e d’avenir dans un contexte oĂč le savoir et la recherche intellectuelle Ă©taient mĂ©prisĂ©s. Elle est alors orientĂ©e vers le erhu (violon chinois) qu’elle va bientĂŽt jouer en virtuose. Elle a treize ans en 1976 lorsque la disparition de Mao Zedong met un sĂ©rieux coup de frein Ă  « l’épopĂ©e rĂ©volutionnaire ». Le Conservatoire de Shanghai rouvre ses portes en 1978 et Xu Yi figure dans la premiĂšre promotion, parmi les milliers de postulants au concours d’entrĂ©e. Elle a quatorze ans, nantie d’un caractĂšre bien trempĂ© qu’elle s’est forgĂ©e durant les annĂ©es de brimade et qui doit la porter, selon ses termes, vers l’excellence et la reconnaissance. À 16 ans, elle dĂ©couvre la pensĂ©e taoĂŻste Ă  travers les lectures de Laozi etZhuangzi qui lui enseignent une philosophie de vie en harmonie avec l’univers, dans l’équilibre dynamique rĂ©sultant des forces opposĂ©es et complĂ©mentaires reliĂ©es par le concept fondamental du Yin et du Yang. Autant de principes qu’elle fait siens, dans sa vie comme dans son travail compositionnel dĂ©jĂ  amorcĂ©. Elle se familiarise avec le Yi Jing ou Livre des transformations, fruit d’une recherche spĂ©culative et cosmogonique dont elle entrevoit trĂšs vite les correspondances avec l’univers des sons, sur le plan des hauteurs et des durĂ©es plus prĂ©cisĂ©ment. Elle compose — six Ɠuvres paraissent Ă  son catalogue entre 1982 et 1988 — et enseigne au Conservatoire de Shanghai dĂšs l’ñge de 22 ans ; mais elle regarde vers l’Occident, comme tous les musiciens de sa gĂ©nĂ©ration (« la nouvelle vague »), vers la France oĂč elle veut poursuivre sa formation, consciente de ne pas avoir en main tous les outils dont elle a besoin. SĂ©lectionnĂ©e parmi les talents les plus prometteurs de sa gĂ©nĂ©ration, elle arrive Ă  Paris en 1988 grĂące Ă  une bourse de l’État français, avec le dĂ©sir boulimique d’apprendre et de tout connaĂźtre.

Un systĂšme Ă  soi

C’est le terme de « rĂ©vĂ©lation » qu’elle utilise pour parler de ses annĂ©es d’étude dans le milieu parisien qui l’amĂšnent d’abord Ă  frĂ©quenter l’Ircam. Elle est admise au sein du tout nouveau Cursus de composition et d’informatique musicale en 1990, avant mĂȘme son entrĂ©e officielle au Conservatoire de Paris : un cheminement significatif pour une musicienne qui pense le son en terme d’espace, de mouvement et d’énergie. « La dĂ©couverte de l’électronique m’a ouvert un champ de connaissances insoupçonné » dĂ©clare-t-elle. Et l’étincelle jaillit lorsque Tristan Murail, professeur invitĂ© parmi les nombreuses personnalitĂ©s qu’elle a pu cĂŽtoyer dans l’Institut, vient exposer Ă  la classe le schĂ©ma des 192 quarts de ton (3X64) dĂ©ployĂ©s dans l’une de ses partitions d’orchestre. L’idĂ©e lui vient alors d’associer les 64 hexagrammes du Yi Jing avec les composantes du spectre, liant ainsi les prĂ©ceptes de la cosmogonie chinoise et les partiels du son scientifiquement explorĂ©s par le courant spectral. Ce « Yi Jing spectral » intĂ©grant l’écriture en quarts de ton, est dĂ©sormais opĂ©rationnel et engendre Tui1, la piĂšce mixte pour contrebasse et station numĂ©rique stĂ©rĂ©o rĂ©alisĂ©e en fin de Cursus. Le titre en chinois dĂ©signe un hexagramme du Yi Jing. L’idĂ©e directrice est celle de fusion entre Orient et Occident, dĂ©clinĂ©e sous divers aspects techniques autant que symboliques. La partie Ă©lectronique mĂȘle sons de synthĂšse, spectres harmoniques et inharmoniques, ainsi que des sons enregistrĂ©s et traitĂ©s provenant d’instruments traditionnels (pipa, erhu, qin) et d’une voix de femme disant un poĂšme en chinois. L’écriture de la contrebasse rĂ©vĂšle, quant Ă  elle, les composantes timbrales du « Yi Jing spectral » et louvoie entre son et bruit en faisant appel aux techniques de jeu Ă©tendues sur l’instrument Ă  cordes. Recherchant l’ambiguĂŻtĂ©-fusion des sources, Xu Yi fait « parler  la contrebasse Ă  la fin de la piĂšce, Ă  travers une figuration flexible qui imite la langue Ă  tons chinoise entendue dans la bande.

DĂ©multiplier l’espace

Sur le conseil avisĂ© de GĂ©rard Grisey, qui l’a accueillie dans sa classe en tant qu’auditrice durant son annĂ©e de Cursus Ă  l’Ircam, Xu Yi intĂšgre cette fois le Conservatoire de Paris oĂč elle passe trois annĂ©es, de 1991 Ă  1994, avec celui qu’elle considĂšre comme son maĂźtre spirituel, en vertu de cette pensĂ©e de contact qui s’instaure entre un professeur pĂ©tri de philosophie orientale et une Ă©lĂšve chinoise Ă  la dĂ©couverte de l’Occident. Son trio Ă  cordes Yi (1992-1993), d’une complexitĂ© inouĂŻe pour l’époque, est dĂ©crĂ©tĂ© injouable par le Trio de Paris ! Xu Yi veut travailler Ă  la marge du son et mener ses investigations vers les seuils, encouragĂ©e en cela par son professeur. Toutes les conditions sont requises pour qu’elle Ă©crive ce qu’elle considĂšre comme son Ɠuvre-mĂšre, la piĂšce d’orchestre du prix de composition, Huntun (1994), dont la rĂ©alisation dĂ©fie les procĂ©dures habituelles de l’institution. Sous son format A2, la partition de Huntun (« Chaos primordial » en chinois) est en effet conçue pour cinq groupes orchestraux spatialisĂ©s que le chef Jean-SĂ©bastien BĂ©reau, Ă  la tĂȘte de l’Orchestre du Conservatoire, devra enregistrer partie par partie2, au grand dam des organisateurs qui en seront pour leurs frais. Sans le recours de l’électronique, Xu Yi instaure la circulation spatiale du son dont elle rĂšgle elle-mĂȘme les trajectoires Ă  travers l’écriture des cinq parties. Bruit blanc (frottement, souffle), chocs Ă©pars et sifflements suggĂšrent l’espace inerte du « chaos », crĂ©ant d’emblĂ©e l’illusion d’une Ă©coute en 3D. La matiĂšre s’anime avec l’apparition de la percussion, jusqu’à l’émergence de la couleur, celle du spectre Ă©tageant progressivement les partiels d’un accord complexe qui embrase l’espace et fait culminer la piĂšce sur un mf. De l’harmonicitĂ© Ă  l’inharmonicitĂ©, le son retourne au bruit et au souffle originel par filtrage et distorsion. Si la leçon spectrale est assimilĂ©e, conjointe aux procĂ©dĂ©s de tirage du Yi Jing, Xu Yi a mis au point une technique de spatialisation Ă  laquelle elle va rester attachĂ©e. Sur le plan du style, elle affirme dans Huntun son goĂ»t pour les sons bruitĂ©s, l’énergie du souffle et l’utilisation des techniques de jeu non traditionnelles qui la situent aux avant-gardes de l’écriture, lĂ  oĂč peu d’étudiants se sont encore aventurĂ©s. Ce qu’elle n’a pas dĂ©voilĂ©, c’est que Huntun, Ɠuvre-source, est Ă  l’origine d’un cycle de six piĂšces intitulĂ© RĂȘves de Zhuangzi 3, dont les titres renvoient tous au Tao. Il s’agit d’une rĂ©flexion sur le temps circulaire — naissance du temps, temps respiratoire, temps mosaĂŻque et temps cosmique — en lien avec les diffĂ©rentes phases du sommeil : du demi-sommeil (Huntun) au sommeil Ă©ternel (Le Plein du vide). C’est le projet ambitieux qu’elle prĂ©sente avec succĂšs devant le jury de la Villa MĂ©dicis4. Deux duos, Wu Wei et Gu Yin, partitions instrumentales sur lesquels nous reviendrons, assurent les transitions entre quatre piĂšces principales : Xia Yao You (RĂȘve I, « Vers l’idĂ©al »), Crue d’Automne (RĂȘves II), Le Plein du vide (RĂȘve III), avant le retour Ă  l’origine (Huntun). Les trois premiĂšres font appel Ă  un dispositif Ă©lectronique huit pistes. La stratĂ©gie expĂ©rimentĂ©e dans Huntun est dĂ©sormais relayĂ©e par l’outil numĂ©rique, sollicitant la prĂ©sence des haut-parleurs. Le Plein du vide pour quatorze instruments et dispositif Ă©lectronique huit pistes est Ă©crit Ă  la Villa MĂ©dicis en 1997. Le titre, en français cette fois, rĂ©vĂšle un des principes fondamentaux de la pensĂ©e taoĂŻste5. « Ma musique est un miroir de cette pensĂ©e, de mon moi, de mon vĂ©cu », dĂ©clare-t-elle6. Le Plein du Vide sera largement diffusĂ© dans l’hexagone en 2006 alors que la piĂšce figure au programme de l’« option musique » du baccalaurĂ©at7. Xu Yi signe alors un contrat avec la maison Lemoine qui devient son Ă©diteur officiel, reprenant bon nombre de piĂšces antĂ©rieures restĂ©es inĂ©dites. Pierre d’angle de son catalogue, Le Plein du vide fixe le protocole instaurĂ© entre l’écriture instrumentale et la partie Ă©lectronique tel qu’on le retrouve dans toutes ses piĂšces mixtes. Excluant tout son de synthĂšse, la « bande » huit pistes (chacune Ă©tant affectĂ©e Ă  un haut-parleur) est constituĂ©e de sons instrumentaux enregistrĂ©s puis retravaillĂ©s en studio : trompette en Ă©cho, « ombres » mystĂ©rieuses comme ce bruit blanc obtenu par la brosse qui frotte la peau d’une grosse caisse, etc. Les huit pistes sont alors montĂ©es selon les exigences musicales de la partition. Dans Le Plein du Vide, les haut-parleurs obĂ©issent Ă  une implantation spĂ©cifique en fonction des dĂ©placements du son dans l’espace tandis que le trompettiste sur scĂšne est masquĂ© par un tulle, Ă©lĂ©ment de scĂ©nographie sur lequel nous reviendrons mais Ă©galement filtre lĂ©ger agissant sur le timbre de l’instrument.

Souffle, timbre, rythmicité

Xu Yi n’aime pas l’hybridation Ă©lectronique du son instrumental et, pour cette raison, reste adepte du temps diffĂ©rĂ©, mĂȘme si les sons fixĂ©s peuvent parfois crĂ©er l’illusion du temps rĂ©el grĂące aux rĂ©glages prĂ©cis entre le montage et l’écriture, prĂ©cise la compositrice.

Ses partitions instrumentales rĂ©vĂšlent en revanche un travail trĂšs fin sur le son, sur les transitoires d’attaque, les distorsions vers le bruit tels qu’ils se manifestent sur les instruments traditionnels chinois, zheng, di, pipa, qin8, une lutherie qu’elle connaĂźt bien, liĂ©e intrinsĂšquement Ă  la microtonaliĂ©, aux phĂ©nomĂšnes bruitĂ©s et Ă  l’énergie du souffle qu’elle appelle de ses vƓux. Xu Yi s’est fixĂ©e en France et la majoritĂ© de ses compositions rĂ©pondent dĂ©sormais aux commandes des ensembles et institutions nationaux. Si les instruments pour lesquels elle compose sont ceux de la lutherie occidentale, leur traitement regarde vers leurs homologues asiatiques, tandis que les titres chinois, en lien avec l’esprit du Tao, se gĂ©nĂ©ralisent. FlĂ»te et percussion sont des instruments quasi permanents dans ses partitions pour petit effectif, mĂȘme si l’investigation dans le domaine des formations instrumentales la conduit jusqu’au quatuor Ă  cordes.

Écrits tous deux en 1995 et intĂ©grĂ©s au cycle des RĂȘves de Zhuangzi, les duos Wu Wei (« non-agir ») pour flĂ»te basse et trompette et Gu Yin (« murmure du tambour ») pour flĂ»te(s) et percussion, semblent habitĂ©es par le « wuxing », le principe qui relie l’homme Ă  l’univers selon l’esprit du Qi (le souffle). La figuration est des plus simple dans le premier duo. L’équilibre dynamique des forces opposĂ©es s’instaure entre la trompette bouchĂ©e, cachĂ©e lĂ  encore, et la flĂ»te basse (l’interprĂšte est assis en tailleur) dont le jeu fluctue entre souffle et son, dans une sensibilitĂ© microtonale et un rapport quasi physique au son. L’énergie circule entre les deux interprĂštes dans Gu Yin oĂč la partie de flĂ»te (plus rythmique que mĂ©lodique) interagit et fusionne avec le jeu du percussionniste. Les gestes des interprĂštes, souvent mis en espace et quasi chorĂ©graphiĂ©s, semblent investir le lieu d’un rituel imaginaire. Espace de mixitĂ© entre lutherie occidentale et orientale, Liao (2010) pour percussion solo dĂ©bute dans l’obscuritĂ©, l’interprĂšte Ă©tant d’abord assis devant un temple-block gĂ©ant somptueusement colorĂ© et dĂ©coré — un vĂ©ritable Ă©lĂ©ment de scĂ©nographie — dont il tire les premiĂšres sonoritĂ©s « mixĂ©es » Ă  celle du gong. Il se dĂ©place ensuite d’un instrument Ă  l’autre en faisant sonner le bol tibĂ©tain qu’il associe parfois Ă  d’autres timbres instrumentaux.

« Mon dĂ©sir est de travailler dans les deux cultures pour trouver une troisiĂšme voie, comme l’exprime une de mes Ɠuvres pour percussion solo et deux groupes de percussions que j’intitule 1+1=3 », confie la compositrice9. Ce projet d’envergure, qui voit le jour sur la scĂšne de Shanghai en 2004, rĂ©unit les interprĂštes des deux pays autour du soliste Jean Geoffroy. Ce dernier se positionne en tant que relai des deux groupes de percussions, occidentales Ă  cour (temple blocks, toms, bongos, marimba et grosse caisse) et chinoises Ă  jardin (ban gu, da gu, pei gu, wood-block, cymbale chinoise, etc.) que la compositrice fait dialoguer en prĂ©servant ici la spĂ©cificitĂ© du jeu de chacun. L’écriture tisse un continuum sonore mĂ©nageant d’habiles tuilages et libĂšre une Ă©nergie vibratoire s’exerçant sur les diffĂ©rentes matiĂšres percutĂ©es, la virtuositĂ© du geste restant toujours au service du timbre : tel ce glass-harmonica jouĂ© par le soliste dans le scintillement des crotales et du glockenspiel. Comme dans Liao, le bol tibĂ©tain, que les onze interprĂštes ont Ă  portĂ©e de main et qu’ils font rĂ©sonner en se dĂ©plaçant dans les rangs du public, signale les Ă©tapes de cette cĂ©lĂ©bration imaginaire.

Le rituel s’accomplit Ă©galement dans Da Gui (« Le Grand Retour ») pour flĂ»te, clarinette, percussion, violon et violoncelle, tombeau de GĂ©rard Grisey Ă©crit un an aprĂšs la mort du compositeur. Peinture de l’ñme, la piĂšce en quatre mouvements – Tristesse, Souvenir, MĂ©ditation, SĂ©paration –invoque Zhuangzi et la dimension circulaire du temps taoĂŻste traduit musicalement par un matĂ©riau en continuelle mutation : « Le sans-forme va vers la forme puis la forme va vers le sans-forme », commente Xu Yi : Ă©conomie de moyens, toile arachnĂ©enne des cordes aussi fragile qu’éphĂ©mĂšre, flux aĂ©rien et mystĂšre des profondeurs : le spectre harmonique est rĂ©vĂ©lĂ© dansSĂ©paration, hommage appuyĂ© au maĂźtre spirituel avant « le grand retour » dans le silence.

La troisiĂšme voie

Si Xu Yi continue, au grĂ© des commandes chinoises, Ă  Ă©crire pour les instruments traditionnels de son pays (Tai, concerto pour Zheng et orchestre, Chu Feng-Shangpian, Chu Feng-Xiapian pour ensemble d’instruments chinois), la mixitĂ© de la lutherie, Ă©voquĂ©e dans 1+1=3, est une dĂ©marche qui lui tient Ă  cƓur, dĂšs que les conditions le permettent : il faut en effet pouvoir trouver l’instrumentiste, voire le faire venir de Chine, Ă  une Ă©poque (les annĂ©es 2000) oĂč la France favorise les Ă©changes et vote les budgets. Une douzaine d’Ɠuvres, dont certaines dĂ©jĂ  citĂ©es comme Crue d’Automne (incluant qin et pipa), relĂšvent d’un tel projet. Une Ɠuvre comme Guo Feng (« Chanson des royaumes ») pour violon, violoncelle, qin et un « maĂźtre du son10 », sur laquelle nous reviendrons, rend compte de l’écriture ciselĂ©e opĂ©rĂ©e sur les sonoritĂ©s des trois cordes qui tendent Ă  se confondre, dans une ambiguĂŻtĂ© des sources qu’accuse l’omniprĂ©sence de la partie Ă©lectronique. Le violon est cantonnĂ© dans ses harmoniques aigus, parcourant un ambitus trĂšs restreint et oscillant au quart de ton en mode glissando. Le qin11 observe les techniques de jeu traditionnelles ; il ne s’agit pas de dĂ©tourner l’instrument mais parfois d’exiger de l’interprĂšte certains modes de jeu exogĂšnes : l’utilisation d’un archet passĂ© dĂ©licatement sur les cordes, le frottement des cordes avec la paume de la main, le tapping sur le corps de l’instrument ou encore les pizzicati Ă©changĂ©s avec le violon. S’agissant des techniques de jeu Ă©tendues sur les instruments traditionnels, Xu Yi Ă©voque le souvenir de ce joueur de pipa sidĂ©rĂ© Ă  l’écoute des sons multiphoniques qu’elle avait tirĂ©s de l’instrument traditionnel dans La Divine (2003-2004).

Voyage intĂ©rieur (2002) est la seule Ɠuvre du catalogue Ă  faire appel au piano, un instrument tempĂ©rĂ©, emblĂšme de la musique occidentale, restĂ© jusque lĂ  Ă  l’écart. La compositrice l’associe Ă  la percussion, Ă  cĂŽtĂ© des flĂ»te, clarinette, violon, violoncelle qui intĂšgrent l’écriture microtonale. La « bande-son » huit pistes intĂšgre des sonoritĂ©s singuliĂšres — celles du piano jouĂ© dans les cordes par exemple ou des sonneries au timbre Ă©vocateur — agissant comme une septiĂšme voix du contrepoint. Car c’est le piano qui est ici le vecteur du mouvement, balayant le spectre sonore du grave Ă  l’aigu et entrainant parfois tous les instruments dans des pages mouvantes d’une plĂ©nitude sonore assez rare chez Xu Yi. La compositrice cherche l’hybridation du timbre de l’instrument. Il est associĂ© au xylophone pour amplifier les accentuations dans l’aigu ; il est doublĂ© par le vibraphone qui en altĂšre la rĂ©sonance, ou par le violoncelle qui donne un grain singulier Ă  ses rĂ©sonances graves dont l’ampleur vibratoire est dĂ©ployĂ©e avec une jouissance particuliĂšre : autant de stratĂ©gies pour « noyer » le son du piano dans l’univers non tempĂ©rĂ©. Citons encore, sans la prĂ©sence du piano cette fois, cet alliage ppp obtenu par les flĂ»te, clarinette, violon en harmoniques et crotales jouĂ©es avec des aiguilles dans le troisiĂšme mouvement (il y en a quatre) : le timbre inouĂŻ transmute le son instrumental et modifie la dimension spatio-temporelle de ce « Voyage intĂ©rieur » qui ne cesse de questionner l’écoute.

Joueuse de erhu pour lequel elle Ă©crit un concerto (1983-1988), Xu Yi est attachĂ©e Ă  l’univers des cordes frottĂ©es — on a dĂ©jĂ  mentionnĂ© le « cas » du trio Ă  cordes Yi — qu’elle « plie » Ă  tous ses dĂ©sirs sonores. Depuis Tui qui honorait la contrebasse, chacun des instruments du quatuor a fait l’objet d’un solo, Qing pour alto (2009), Zhiyin pour violoncelle (2010), Ombres pour violon (2014) ; mais le catalogue ne mentionne aucun quatuor Ă  cordes avant la commande de la Philharmonie de Paris en 2017, mĂȘme si la compositrice avoue avoir dĂ©jĂ  approchĂ© le genre sans la satisfaction escomptĂ©e. Il l’impressionne, presque autant que le piano, avant que Xu Yi ne cible son projet qui lui inspire une des partitions les plus radicales, au sens de l’adĂ©quation entre l’idĂ©e et la rĂ©alisation sonore. Dans Aquilone lontano12, la compositrice s’empare de l’image du cerf-volant (« aquilone » en italien), une invention chinoise qui daterait d’avant le IVᔉ siĂšcle avant JĂ©sus-Christ, avec ses fils, ses voiles et le vent qui l’emporte. Elle Ă©voque Ă©galement un poĂšme chinois du IXᔉ siĂšcle sur l’engin volant et une berceuse oĂč s’originent les trois mouvements de son quatuor : Sogno, Tentazione, Liberta. Musique aĂ©rienne et fugace dans l’extrĂȘme aigu des registres, figures glissantes selon les inflexions de la langue chinoise, gestes-son quasi silencieux et frictions des cordes comme un froissement d’aile : autant de figures ondoyantes qui s’inscrivent dans la temporalitĂ© du rĂȘve, au sein du premier mouvement. Deux entitĂ©s s’affrontent, ou plutĂŽt se complĂštent selon les notions du Yin et du Yang, dans Tentazione : la verticalitĂ© du jeu et la tension du geste ffff saturant la matiĂšre sonore d’une part, la lĂ©gĂšretĂ© de la toile spectrale d’autre part. Plus fragile et dĂ©licate encore sous les sourdines de plomb, la troisiĂšme partie, Liberta, est une musique de l’effleurement et de l’envol, dont le tracĂ© semble s’effacer Ă  mesure.

Voi(es)x du ciel

ÉveillĂ©e trĂšs tĂŽt Ă  la lecture et portĂ©e par les textes des philosophes chinois, Xu Yi a gardĂ© cette proximitĂ© avec les poĂšmes et la sonoritĂ© des langues, toutes les langues qu’elle va mĂȘler dans ses projets vocaux.

Le nom de l’ensemble fĂ©minin De Caelis, qui passe commande Ă  la compositrice en 2012, n’est certainement pas Ă©tranger au choix du poĂšme, celui de Zhuangzi, « la voie du ciel » : « [
] ayant trouvĂ© le vide et la quiĂ©tude / il les Ă©tend Ă  l’univers et les communique Ă  tous les ĂȘtres / c’est cela qu’on appelle la joie du ciel [
] ». Le texte est chantĂ© en chinois par les cinq voix de femmes a cappella dans la*Joie du ciel*. PrĂ©cisons que les chanteuses ont chacune un bol qui relaie la voix par intermittence et prolonge les rĂ©sonances de l’accord originel. « La recherche de la simplicitĂ©, de la sĂ©rĂ©nitĂ© et de la beautĂ© Ă  l’intĂ©rieur du son est ma prĂ©occupation pendant l’écriture », souligne Xu Yi. Les mots (Tian, Le, Dong, Yu, Tong, etc.) rĂ©sonnent dans leur plĂ©nitude Ă  travers l’écriture en accords dĂ©ployĂ©e au maximum des tessitures, puis viennent animer l’espace grĂące aux itĂ©rations et jeux polyrythmiques Ă©laborĂ©s sur les phonĂšmes. Des passages chuchotĂ©s du texte chinois font appel au procĂ©dĂ© alĂ©atoire des « rĂ©servoirs13 » qui fonctionnent aux cinq voix. Sifflement, chuintement et transitoires d’attaques matĂ©rialisent une texture bruiteuse qui renvoie Ă  l’énergie du souffle, le Qi. Dimensions sonore, sĂ©mantique et symbolique fibrent ainsi l’écriture dans Joie du ciel oĂč les sonneries des bols, les dĂ©placements et la dĂ©ambulation finale des chanteuses — l’Ɠuvre appelle la rĂ©sonance des lieux du culte — relient une fois encore la partition au cĂ©rĂ©monial.

Le dialogue des continents

Dialogue d’amour (2000) pour soprano, chƓur d’enfants et treize instruments ainsi que Chant des muses (2015) pour soprano, trois tĂ©nors, chƓur et treize instruments affichent de nombreux points communs. Les deux piĂšces vocales font appel Ă  diverses sources poĂ©tiques, de cultures, d’époques et de langues diffĂ©rentes ; elles font dialoguer la voix soliste avec le chƓur, creuse la relation timbrale entre la voix et l’instrument et font apparaĂźtre en filigrane la dimension pĂ©dagogique qui stimule bien souvent les projets de Xu Yi.

Ambitieux et conduit de main de maĂźtre, Dialogue d’amour s’impose par sa conception14 et le dĂ©ploiement des forces en prĂ©sence. L’Ɠuvre d’un seul tenant est articulĂ©e en trois parties qui correspondent aux six textes poĂ©tiques fonctionnant en binĂŽmes (deux en grec, deux en chinois, les deux derniers croisent l’espagnol et le latin) et reliĂ©s par des intermĂšdes instrumentaux. ConsidĂ©rant la soliste et le chƓur d’enfants comme deux entitĂ©s opposĂ©es et complĂ©mentaires, Xu Yi tisse l’écriture vocale de l’une et l’autre avec l’orchestre qui en souligne la dramaturgie, en enrichit le timbre et en amplifie la rĂ©sonance. Ainsi la voix de soprano est-elle souvent ourlĂ©e par la trompette bouchĂ©e ou la ligne soyeuse du violon en harmoniques : « Ah ! Quel dĂ©sir flotte autour de ta beauté » (Sapho). Le temps du poĂšme est Ă©tirĂ© et la voix syllabique souvent portĂ©e aux limites de son Ă©mission dans l’aigu. La langue Ă  tons chinoise (2Ăšme partie) s’inscrit dans l’univers micro-intervallique et gĂ©nĂšre un contrepoint instrumental bruitĂ© (souffle, figures glissĂ©es en pizzicati Ă  la contrebasse, roulement du wood-block, etc.). Les inflexions de la voix parlĂ©e prennent une dimension opĂ©ratique surlignĂ©e par le rĂŽle accru de la percussion : « Mon espoir, c’est au moins la rencontre avec toi / Quand la lune au ciel sera pleine ». Les sonnailles, avant le dĂ©chaĂźnement des peaux, saturent l’espace pour accompagner le verbe sonore et heurtĂ© de la mystique mexicaine Sainte Juana InĂšs de la Cruz dans le dĂ©but de la troisiĂšme partie. La ligne de chant trĂšs escarpĂ©e de la soprano, visant toujours les seuils de son registre, s’oppose Ă  la neutralitĂ© du chƓur d’enfants — « l’amour sera bon si l’ñme est bonne ». Les deux instances vocales alternent selon le principe de l’antiphonie avant de se superposer.

Faire chanter la vie, la mort et surtout l’amour, discret, mystĂ©rieux et Ă©ternel, Ă  travers les langues et leur phonĂ©tique singuliĂšre : voilĂ  Ă©galement le projet qui anime la compositrice dans Chant des Muses, une commande du COSU (ChƓur et Orchestre de Sorbonne UniversitĂ©s) n’engageant cette fois que des jeunes musiciens. Xu Yi tresse lĂ  encore trois sources littĂ©raires en une forme continue oĂč les langues, les couleurs et les temporalitĂ©s dialoguent et interfĂšrent. Le choix s’est portĂ© sur deux poĂ©tesses, Shangguan Wan’er15 et Louise LabĂ©, dont les textes sont confiĂ©s respectivement au chƓur mixte, chantant en chinois, et Ă  la soprano. Á la mĂ©lancolie et au sentiment de solitude attachĂ©s aux vers de PĂ©trarque rĂ©pond l’éloignement physique des trois tĂ©nors isolĂ©s et confinĂ©s dans l’ombre pour chanter les vers du poĂšte auxquels le chƓur fait Ă©cho. L’orchestre assure la fluiditĂ© des transitions, lance des signaux (ceux de la percussion) et dĂ©ploie l’espace harmonique oĂč s’inscrivent le chƓur et les voix solistes.

Le sens du spectacle

La mise en espace, les lumiĂšres, les Ă©lĂ©ments de scĂ©nographie, la chorĂ©graphie des gestes qui intĂšgrent l’écriture instrumentale de Xu Yi sont autant d’ouvertures vers d’autres domaines de la crĂ©ation avec lesquels elle va collaborer. La compositrice fait appel Ă  la vidĂ©o, celle de Robert Cahen, encore peu connu Ă  l’époque, dĂšs 1998, pour son PoĂšme scĂ©nique Crue d’Automne dĂ©jĂ  mentionnĂ©. Deux projets d’envergure avec le cinĂ©ma muet, TempĂȘte d’Asie de Vsevolod Poudovkine et La Divine de Wu Yonggang, des commandes venant de la France oĂč elle intĂšgre la lutherie chinoise, donnent naissance Ă  des partitions-fleuve, de deux heures pour la premiĂšre et quatre-vingt minutes pour la seconde. On ne s’étonnera pas de voir la musique de Xu Yi croiser la danse Ă  de nombreuses reprises. La chorĂ©graphe Anne Martin rĂ©unit Gu Yin et Liao dĂ©jĂ  citĂ©es pour monter avec sa compagnie de douze danseurs Ce que la lune ne voit pas en 2017. En 2017 toujours, Anne Martin est sur scĂšne avec l’altiste CĂ©cile Costa-Coquelard pour danser Qing dont elle signe la chorĂ©graphie. La Passion selon MĂ©dĂ©e et Saveur sont en revanche des piĂšces dansĂ©es Ă©crites en collaboration avec les chorĂ©graphes Isabelle Jacquemin et Sophie Jegou, oĂč le geste des danseurs fait corps avec celui des instrumentistes sur scĂšne.

ImpressionnĂ©e dans sa jeunesse par l’OpĂ©ra chinois et le thĂ©Ăątre Nƍ, dont on perçoit certaines tournures vocales dans son Ă©criture, Xu Yi conçoit deux spectacles lyriques dont les sujets empruntent Ă  l’histoire et aux lĂ©gendes chinoises, L’impĂ©ratrice Wu Zetian – Entre terre et ciel sur un livret d’AgnĂšs Marietta pour le premier, La MĂ©tamorphose du serpent blanc pour le second, oĂč des poĂšmes en chinois de Xu Yi s’articulent avec le livret en français de Laure Gauthier : spectacle total pourrait-on dire, dans la mesure oĂč toutes les composantes de l’écriture, instrumentale, vocale et scĂ©nique, entrent en synergie sans pour autant exiger de metteur en scĂšne. Car le dispositif instrumental sur le plateau, arborant les couleurs de la percussion chinoise, concourt Ă  la scĂ©nographie ; car le chef d’orchestre s’inscrit parmi les personnages de l’histoire ; car les jeux de lumiĂšre mĂ©nagent leur part d’ombre et de mystĂšre et la rĂ©partition des forces vives, solistes et chƓurs d’enfants costumĂ©s — elle a besoin de cette puretĂ© des voix  investissent tout l’espace (dans le public, sur les balcons, etc.) selon la configuration des lieux. PrĂ©parĂ©e en amont et gage de la magie du spectacle, la partie Ă©lectronique huit pistes ouvre de nouveaux espaces et instaure d’autres temporalitĂ©s, comme cette voix immĂ©moriale de l’empereur Taizong surgissant des tĂ©nĂšbres ou les Ă©chos du chant bouddhique dans la rĂ©sonance du temple qui prĂ©cĂ©dent « le chƓur des anges » Ă  la fin deLa mĂ©tamorphose du serpent blanc.

Ce sens du spectacle, du geste thĂ©Ăątral — les instruments peuvent imiter les voix chez Xu Yi — et de l’architecture spatiale sont au cƓur du travail de la compositrice, faisant accĂ©der bon nombre de ses piĂšces instrumentales intĂ©grant l’électronique au statut des nouveaux formats opĂ©ratiques. Avec son chƓur virtuel (entendu dans les haut-parleurs), ses personnages (les forces opposĂ©s et complĂ©mentaires du qin et du violoncelle), l’esprit des lieux incarnĂ© par le violon qui se cache et se dĂ©place dans la salle, et le « maĂźtre du son » (rĂ©gisseur au sens anglo-saxon de metteur en scĂšne) placĂ© au centre du public*, Guo Feng* (2006-2007), Ă©crit Ă  PĂ©kin, invoque les forces spirituelles de la Chine, s’interroge sur le devenir culturel du pays et tisse une narration sous-jacente telle un livret d’opĂ©ra. Au croisement du confort moderne des nouvelles technologies et de l’ñme chinoise qui le traverse, Guo Feng incarne la recherche du spectacle total dont l’OpĂ©ra de PĂ©kin reste l’exemple vivant.

  1. Ka Lung Cheung, analyse d’une Ɠuvre mixte : Tui pour contrebasse et station audio-numĂ©rique stĂ©rĂ©o (1991) de Xu Yi, dans le cadre du sĂ©minaire de recherche dirigĂ© par Marc Battier.
  2. Huntun ne sera crĂ©Ă© qu’en 2000 avec les forces vives du Conservatoire de Cergy Pontoise dirigĂ© par AndrĂ©e-Claude Brayer.
  3. Philosophe et Ă©crivain chinois du IVĂšme siĂšcle avant JĂ©sus-Christ. « Il n’y a que les sots qui se croient Ă©veillĂ©s » Ă©crit-il.
  4. Xu Yi est la premiĂšre compositrice chinoise dans l’histoire Ă  avoir Ă©tĂ© pensionnaire de la Villa Medicis.
  5. Dans la philosophie chinoise, le vide est un agissant dynamique. Le cosmos est né du vide et il est soumis au Yin (douceur réceptive) et au Yang (force active).
  6. CDMC : « Le compositeur Ă  l’Ɠuvre », vidĂ©o rĂ©alisĂ©e en 2016 par Yves Peretti.
  7. Le Plein du vide est disponible en CD, MFA, Radio France, 1999.
  8. Cithare, flûte, luth, cithare ancienne chinoise.
  9. Le Tao produit le un, le un produit le deux, le deux produit le trois, le trois produit les dix mille ĂȘtres, nous dit le prĂ©cepte philosophique.
  10. L’interprùte de la spatialisation à la console.
  11. Cithare chinoise : c’est l’instrument le plus ancien et le plus noble de la civilisation chinoise. L’art du Qin est l’ñme chinoise, nous dit Xu Yi.
  12. Aquilone lontano est Ă©crit sur mesure pour le Quatuor Akilone.
  13. Ensemble de mots ou notes confinĂ©s dans un rectangle que l’interprĂšte doit rĂ©pĂ©ter selon une libre succession.
  14. Les textes des trois poĂ©tesses Sapho, Yu Xuanji et SƓur Juana InĂ©s de la Cruz passent par la voix de la soprano. Ils sont chantĂ©s respectivement en grec, chinois et espagnol ; ceux des poĂštes AlcĂ©e (grec), Zhuangzi (chinois) et Saint Augustin (latin) sont confiĂ©s au chƓur d’enfants.
  15. La poĂ©tesse Shuangguan Wan’er fut secrĂ©taire de l’ImpĂ©ratrice Wu Zetian dont Xu Yi fait l’hĂ©roĂŻne de son deuxiĂšme opĂ©ra.
© Ircam-Centre Pompidou, 2020


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