Yan Maresz incarne une nouvelle génération de compositeurs qui poursuit les chemins de la modernité tout en projetant un regard libre sur l’Histoire. L’éclatement des esthétiques et l’élargissement des pratiques compositionnelles en musique contemporaine, comme dans d’autres champs artistiques, écartent d’ailleurs toute velléité de prétendre à la vérité. Il ne s’agit aujourd’hui, ni de se positionner contre ou pour certaines tendances esthétiques, ni d’être hypermoderne « à tout prix » ou postmoderne « à tout prendre ». À propos de Séphire pour clarinette et orchestre (1997), le compositeur déclarait : « je suis à la recherche d’une certaine richesse plutôt que d’une révolution […] ; je m’efforce d’explorer, au-delà des clichés de langage, les profonds archétypes musicaux et les liens possibles qui les unissent ou parfois même les séparent : objets trouvés, gestes et conceptions hérités de tous âges, riche potentiel à remodeler dans une structure d’accueil et à utiliser à des fins expressives1 ».
Dès sa période de formation, Yan Maresz a été confronté à des univers stylistiques diversifiés. Il découvre la formalisation sérielle avec Milton Babbitt, tandis qu’il aborde des aspects plus traditionnels avec David Diamond à la Julliard School de New York. Par la suite, ses rencontres avec Luciano Berio et Tristan Murail ont été particulièrement fructueuses dans la détermination de son esthétique. Parallèlement à ses études de composition, Yan Maresz a poursuivi ses activités dans le monde du jazz et du jazz-rock. Il a notamment travaillé en tant qu’arrangeur et guitariste sur plusieurs disques de John Mc Laughlin. Cette pratique à un haut niveau l’a prémuni contre toute utilisation de clichés jazzistiques et l’a conduit à n’en garder que les aspects les plus essentiels. La « touche » jazz de sa musique se décèle principalement dans la phraséologie, dans l’énergie rythmique et dans une certaine qualité du son. Cependant, ne nous y trompons pas, cette pluralité d’expériences, à la source de son métier de compositeur, n’implique aucune hybridation, ne conduit nullement à une esthétique « molle ». Et c’est là l’un des grands mérites de Yan Maresz que d’avoir su conquérir sa voie tout en assumant cet héritage partagé entre recherche et formalisation d’une part, spontanéité et communication d’autre part. Yan Maresz relève le défi d’une rationalité conjuguée à une certaine jouissance esthétique.
Le vieux dualisme entre raison et sensibilité, qui a fait couler tant d’encre de Descartes à Baumgarten et Kant, semble aujourd’hui battu en brèche, notamment par les recherches en neuropsychologie et en neurobiologie (cf. A. Damasio, Descartes’Error, Emotion, Reason and The Human Brain, 1994). Dès les années soixante-dix, l’esthétique de la réception de l’école de Constance prenait fait et cause pour une réhabilitation de la jouissance esthétique. Hans Robert Jauss (Pour une esthétique de la réception, 1978) insiste sur la fonction communicative de l’expérience esthétique et montre qu’elle n’est incompatible ni avec une pensée artistique, ni avec le pouvoir subversif de l’art. Reprenant les catégories de la Poétique aristotélicienne, Jauss définit l’expérience esthétique comme poiesis (création), aisthesis (connaissance intuitive) et catharsis (empathie). Sans se réclamer directement de cette école, il nous semble que l’art musical de Yan Maresz se caractérise par cette triple définition de l’esthétique : une créativité qui se fonde sur les bases de la recherche scientifique, une maîtrise de la composition qui se nourrit d’une solide expérience musicale et une volonté de délivrer un message artistique à différents niveaux de lisibilité.
Il semble que la création musicale ne puisse plus faire l’économie de la réception. Ce n’est pas un hasard si les compositeurs aujourd’hui mettent plus l’accent, dans leurs discours, sur l’expérience sensible que sur les procédures compositionnelles. Murail insistait sur cet aspect dans un entretien récent : « On analyse […] la manière dont les choses ont été faites ; mais ce qui est important c’est l’effet produit, et c’est là que le phénomène musical intervient vraiment2 ». Yan Maresz porte une attention particulière à la perceptibilité des matériaux et des structures qu’il met en œuvre. Ainsi, le projet de Metallics pour trompette solo et dispositif électronique en temps réel (1995) a nécessité un long travail préalable de recherche sur les propriétés acoustiques des sourdines et sur leur modélisation informatique par des bancs de filtres. Toutefois, ce travail de recherche, tout en supportant une formalisation complexe de l’écriture, a été également mis à profit pour garantir un niveau minimum de lisibilité de la pièce. L’archétype sonore véhiculé par chaque sourdine a fourni au compositeur le moyen d’articuler sa pièce avec des références partagées par le plus grand nombre. La trompette sans sourdine est, par exemple, associée une image de puissance (les trompettes d’Aïda), alors que la sourdine harmon évoque immédiatement le monde du jazz. La réception de la pièce tire immédiatement bénéfice, notamment en termes d’identification et de mémorisation du matériau, de ce premier niveau de perceptibilité. Les autres pièces de Yan Maresz témoignent également de ce jeu subtil entre les aspects archétypiques, génotypiques et phénotypiques du matériau. L’électronique sert souvent de miroir plus ou moins déformant pour manipuler ces représentations qui participent de la mémoire collective. Avec Sul Segno pour quatre instruments et dispositif électronique en temps réel (2004), le compositeur manipule les images archétypales de la harpe, de la guitare, du cymbalum et de la contrebasse (recouvrant des époques, des aires culturelles et des styles musicaux différents), de leurs caractéristiques génotypiques (les formes acoustiques), ainsi que des phénotypes qui leur sont associés (les gestes instrumentaux). L’expérience esthétique de l’auditeur se nourrit dès lors des relations qu’il établit lui-même entre ces schèmes préétablis dans sa mémoire et la variabilité produite par l’écriture instrumentale et électronique. Mais, là encore ce gain de validité perceptive et de signification n’est possible que grâce à un minutieux travail de recherche et de formalisation mené en amont. Sul Segno est le fruit de recherches réalisées à l’Ircam à l’occasion d’une commande pour un spectacle chorégraphique de François Raffinot Al Segno (2000). Les ressources acoustiques de ces quatre instruments ont été élargies au moyen de la synthèse par modèle de résonance qui permet de créer un univers complémentaire à l’instrumental tout en se prémunissant contre l’hétérogénéité. Les traces et les ombres électroniques évoquent le dédoublement des corps, mais aussi la démultiplication schizophrénique du personnage de Beckett, point de mire du spectacle.
La spontanéité ressentie à l’écoute de la musique de Yan Maresz provient, en partie, de la virtuosité du geste instrumental. Toutefois, il ne s’agit pas d’une virtuosité gratuite qui conduirait d’ailleurs au résultat opposé. La virtuosité, chez Yan Maresz, est en fait un autre moyen de jouer avec les archétypes. En effet, chaque geste instrumental porte en lui, une signification en « gestation », communicable à l’auditeur. C’est déjà ce qu’avait imaginé John Blacking en invoquant la primauté du corps dans le musical : « si […] la musique commence par une agitation du corps, on peut recréer l’état dans lequel elle a été conçue en entrant dans le mouvement corporel de la musique et en la sentant ainsi presque comme le compositeur l’a sentie3 ». Le geste provoque une forme d’empathie kinesthésique chez l’auditeur qui entre en résonance avec des schèmes corporels que celui-ci traduit en intentions expressives. Cette rhétorique du corps transcende les différences culturelles car, en tant que phénotype, il réfère à des archétypes enracinés dans l’enfance de chacun (monter, descendre, sauter, tourner, etc.). La ligne, vecteur du geste, est considérée par le compositeur comme une « entité dynamique, élastique, elle déroule de sinueuses symétries, subissant torsions et étirements jusqu’à la cassure, où elle se prête volontiers à des chorégraphies éphémères4 ». Les lignes instrumentales d’Entrelacs pour six instruments (1998), animées de jets spiralés, de traits virevoltants, de sautillements, de saccades, de rotations, de suspensions…, participent d’une telle rhétorique. Dans Entrelacs, comme dans des pièces aussi différenciées dans leurs manifestations sonores que Cascade for Donna Lee, “Bis” pour piano (1997), Festin pour douze percussions (1999), Volubile pour piano (2001), Instantanés pour orchestre à cordes (2001), la virtuosité du geste s’exprime dans une exubérance sonore et une énergie rythmique constamment renouvelées. La puissance expressive du geste, Yan Maresz l’a bien sûr expérimenté dans sa pratique du jazz, mais aussi dans aussi à l’occasion de collaborations avec des chorégraphes comme François Raffinot pour Al Segno (2000) et Jean Christophe Maillot pour Recto-Verso (2003). Alors que dans Recto-Verso les mouvements des danseurs sont calqués sur les gestes instrumentaux, dans Al Segno le processus est inverse. Le corps des danseurs est en quelque sorte un quatrième instrument, un corps virtuel, capté par des détecteurs de mouvements à infrarouge, dont les actions produisent des modifications en temps réel sur les sonorités électroniques. Le geste électronique dans sa « fol » impertinence contredit le geste instrumental, il devient en quelque sorte son « anticorps ».
Yan Maresz considère la pulsation comme le centre de gravité de la musique. Par pulsation, il faut entendre non seulement le battement régulier qui contrôle les temps et le tempo, mais également les périodicités d’une onde qui déterminent sa fréquence, ainsi que l’organisation de la forme en grands arcs. De ce point de vue, la pulsation peut se manifester à une échelle microtemporelle comme à une échelle macrotemporelle pour produire des formes colotomiques. Dans Circumambulations pour flûte solo (1996), la pulsation est exprimée par des percussions de clés périodiquement espacées. La partie de flûte proprement dite, jouée par le même flûtiste, vient se superposer à cet ostinato pour donner l’illusion de deux instruments. Tout en donnant l’illusion d’une polyrythmie, ce canevas temporel rend perceptibles toutes les complexités rythmiques. La pulsation est aussi employée pour créer un effet mécanique et obsessionnel jusqu’à l’ironie, comme à la fin d’Eclipse pour clarinette et quatorze instruments (1999). Souvent, la pulsation s’exprime à travers une multitude de moyens – notes répétées, attaques brèves, accords plaqués, arpèges et figures diverses, trilles, tongue ram, etc. –, dans un contexte polyrythmique qui la rend moins explicite. Ainsi, les polyrythmies de Zigzag études pour orchestre (1998) sont entièrement basées sur une pulsation fantôme. Les relations temporelles qu’entretiennent les différents groupes avec la pulsation sont virtuellement présentes sans toutefois être complètement appréhendables.
Par essence, la pulsation est périodicité. Un spectre peut donc être appréhendé comme une polyrythmie de fréquences ayant leurs périodicités propres. Ces périodicités sont assimilables à des pulsations perçues, bien qu’inaccessibles à la conscience. Elles peuvent devenir alors le modèle d’une polyrythmie qui se manifeste à une échelle temporelle beaucoup plus grande. Le logiciel qu’emploie le compositeur ralentit les périodicités spectrales pour les transformer en matériau rythmique. Le logiciel peut ainsi produire jusqu’à cent couches rythmiques. De l’infinitésimal des périodicités ondulatoires naissent alors les couches polyrythmiques qui vont constituer les pulsations au niveau de la macroforme. Le paradigme rythmique, chez Maresz, s’inscrit dans une volonté d’unicité entre temps et hauteurs qui n’est pas sans lien avec la théorie du temps énoncée naguère par Stockhausen. C’est aussi une vision personnelle du spectralisme appliqué au temps et aux durées. Ainsi, dans Zigzag Etudes, il existe une équivalence entre les périodes rythmiques des différents groupes instrumentaux et les partiels constituant les timbres instrumentaux. Ceux-ci permettent de modéliser l’écriture rythmique, après conversion des périodicités à une échelle temporelle plus élargie.
Cette formalisation de la dimension temporelle est prolongée par un travail de recherche à l’Ircam sur l’orchestration, recherche qui devrait déboucher sur un logiciel d’orchestration. La pratique « traditionnelle » de l’orchestration est fondée sur un système d’analogie qui dépend beaucoup du métier. Cet aspect de la composition n’avait jamais fait l’objet de recherches systématiques. Cette collaboration avec les chercheurs de l’Ircam se propose, par la confrontation de l’expérience du compositeur et d’une approche scientifique du problème, de concevoir un logiciel qui serait l’équivalent de Patchwork ou Open Music pour le timbre. On peut imaginer, par exemple, la possibilité d’obtenir toutes les solutions possibles d’orchestration pour une formation et un matériau donnés. Yan Maresz a longuement réfléchi sur ces problèmes d’orchestration. Il a notamment travaillé à la transcription d’effets électroniques dans l’écriture instrumentale. C’est la problématique à la base de Metal Extensions pour trompette et ensemble instrumental (2001) dont le matériau provient de Metallics pour trompette solo et dispositif électronique en temps réel (1995). Le compositeur a relevé cette véritable gageure de trouver des équivalences orchestrales aux filtrages qui, dans la pièce originale, modélisaient électroniquement les sourdines, mais aussi aux autres traitements en temps réels comme le delay, l’harmoniseur, la réverbération infinie ou le chorus.
Il n’existe pas de hiatus, dans la musique de Maresz, entre matériau et forme. Celle-ci trouve tout naturellement sa justification dans les caractéristiques de la matière sonore. Metallics, comme Metal Extensions, tirent leur lisibilité formelle d’une trajectoire fondée sur un classement des sourdines en fonction de leur taux de distorsion spectral. Metallics et Metal extension s’écoutent comme un parcours sensoriel du son « naturel » (trompette sans sourdine) jusqu’aux sonorités les plus bruitées (souffle, slaps des lèvres, bruit des valves), en passant par les divers degrés d’altération du timbre opérée avec les sourdines réelles ou modélisées. Pour revenir à la notion de périodicité élargie à l’échelle macrotemporelle, Yan Maresz conçoit l’organisation formelle comme un équilibre entre imprévisible et prévisible, condition nécessaire à sa validité perceptive. « Je travaille beaucoup, précise-t-il, avec des éléments musicaux structurés et identifiables, qui reviennent à intervalles donnés – la plupart du temps selon une organisation polyrythmique5. » Les résurgences de timbres spécifiques ou de figures plus ou moins enfouies dans la texture jouent le rôle de signalétique, tandis que les processus de transformation infèrent à l’auditeur le sens de la temporalité. Dans Eclipse (1999, rév. 2001), dont le titre exprime l’idée de disparition intermittente, la clarinette soliste, tel un serpent de mer, conduit l’auditeur dans le déploiement formel à travers ses immersions et ses émersions. Notre attention est détournée de sa présence par les autres membres de l’orchestre. Les apparitions et disparitions du soliste, comme de certains éléments thématiques qui ressurgissent des strates les plus profondes, créent des ambiguïtés perceptives. La forme perçue n’est alors plus un « long fleuve tranquille », mais plutôt, pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty, un surgissement du temps (Phénoménologie de la perception, 1945). Indissolublement liée à la mémoire, la forme est réinterprétation du passé qui surgit dans l’instant. Tel est le principe de Mosaïque pour orchestre (1992, rév. 1993) ou d’Instantanés pour orchestre à cordes (2001) dont la concaténation, la réinterprétation et la synthèse d’éclats disparates et de saillances font surgir à la conscience le déploiement formel. Mouvements oscillatoires des gestes instrumentaux, entrelacements des lignes, balancements des pulsations rythmiques, périodicités internes des spectres transposées dans les durées, entrelacement des textures et des timbres, intermittences des éléments formels concourent à cette poétique ondulatoire qui caractérise l’esthétique de Yan Maresz.
Notes
- Yan MARESZ, Notice de programme (consultable sur le site du compositeur, voir ressources documentaires).
- « Le sentiment musical » entretien avec Tristan Murail, Accents, n° 30, septembre-décembre 2006, p. 15.
- John BLACKING, How musical is man ? Washington, University of Washington Press, 1973.
- Yan MARESZ, Notice de programme (consultable sur le site du compositeur, voir ressources documentaires).
- Cité par Bruno HEUZE, « Portrait de Yan Maresz », Résonances n° 14, 1998, p. 16.