Parcours de l' oeuvre de Wolfgang Rihm

par Martin Kaltenecker

Quand Wolfgang Rihm fit sensation en 1974 avec une pièce d’orchestre intitulée Morphonie/Sektor IV, vaste paysage musical contrasté où s’entrechoquaient gestes mahlériens, éruptions violentes, accords classés, échos du post-romantisme, tous portés par une énergie expressionniste, il fut enrôlé aussitôt dans une esthétique désignée par l’étiquette de « Nouveau Romantisme » ou « Nouvelle Simplicité ». Même si Rihm voulait également en finir avec un académisme sériel et le grand bariolage stylistique des années 1970, il a souvent protesté contre cette réduction à un projet réactionnaire de « retour à », tout comme qu’il récusait la simplicité du minimal art des Américains. Ses références et ses admirations comprennent aussi bien Killmayer que Gruppen de Stockhausen, Boulez et Feldman, Varèse et Lachenmann. Il revendiquait le droit de superposer et de multiplier les allusions, sans aucunement tomber dans un art citationnel ; aucune œillère ne devait restreindre le champ des affects, aucune technique d’écriture être exclue d’emblée : la « musique est un art profondément anarchique », un « art sans concept », et on ne doit pas l’écrire en mettant ses « gants beurre frais 1 ». Compositeur extrêmement cultivé, qui écrit avec précision, ayant fait des études de musicologie (ce qui permettrait d’avoir « une cave et un grenier »), Rihm se réfère volontiers à une tradition littéraire et philosophique du pathos – Hölderlin, Nietzsche, Artaud, Heidegger, Jünger, Botho Strauss ou Durs Grünbein. Sa musique aussi donne l’impression de vouloir aller partout, pour entrer en contact et toucher toute musique déjà écrite, tout aimer (et d’ailleurs être aimé de tous), de tout faire son miel : dans Musik für drei Streicher, c’est le désir de disposer librement de tous les matériaux harmoniques possibles et d’une rhétorique clairement influencée par Beethoven et par Bartók ; dans Sotto voce, nocturne pour piano et petit orchestre, la possibilité d’une harmonie suave et fin-de-siècle.

Composer répond chez Rihm à une poussée « végétative », la musique étant le langage d’un corps. Chacune de ces œuvres est comme un phénomène naturel, représentation d’une force intransitive, obstinée. « J’ai la vision d’un grand bloc de musique qui est en moi. Chaque composition est à la fois une partie de ce bloc et une physionomie précise à sculpter. Afin de voir qui je suis, je dois couper dans ma propre chair, m’ouvrir, demander à un miroir ce qu’il voit ». Ou encore, à propos des fonctions harmoniques : « Elles ne constituent plus des hiérarchies ; c’est le compositeur lui-même qui devient la tonique (puisque son corps articule par avance le son fondamental de la musique qu’il écrit) ». La pièce musicale représente ainsi (ou coïncide avec) le comportement de ce corps imaginaire qui évolue et qui s’est affranchi de toute norme ou tout plan : « D’un point de vue musical, la structure et la construction sont affaire d’une respiration plus libre et non pas d’un laboratoire mieux organisé ».

L’écoute des œuvres de Rihm ne peut que valider les descriptions que lui-même propose de ce projet esthétique. L’œuvre est le lieu d’une réinvention ad hoc ; Rihm se réfère toujours au jaillissement inanalysable de la « prose musicale » du Schönberg d’Erwartung, à Debussy, à la musique-mosaïque de Janácek (auquel il fait allusion dans le Quatrième quatuor), ou encore la « musique informelle » imaginée par Adorno. « Je cherche dans la musique non tant un lien logique qu’une vibration entre des signes (des signes isolés et non posés en vue de cette vibration et de ce lien). En inventant la musique, je dois me tenir (avec mon écriture, ma notation, mes antennes sensorielles, mon corps) près de là d’où sourd la musique. Donc pas d’échafaudages, de plans, de jeux structurels ». En lieu et place de grilles ou de schémas structurels, plusieurs tables de travail, sur lesquelles sont ouvertes différentes partitions en cours, réceptacles d’un flot d’idées musicales qui ne s’interrompt guère.

Cette idée « d’une musique libertaire et anarchique, libidinale, escapiste, ludique et dionysienne » rejaillit sur la conception de la forme. « La pièce qui naît est la recherche articulée de cette pièce » dit le compositeur. « J’ai toujours été fasciné par l’idée qu’une œuvre, surtout musicale, qui se déploie dans le temps, qui résulte du temps, représente également le chemin qu’on parcourt pour la trouver. L’œuvre non seulement comme résultat final, mais comme chemin vers sa genèse – voilà qui m’a toujours ému ».

Paradoxalement, ce qui consolide la forme est sa fuite en avant ou une sorte de tâtonnement lent ; elle « ne doit pas être une construction, mais un terroir – labyrinthe à moitié enfoui, aux trajets obscurs, en contact avec ces forces profondes que l’on entend par exemple dans Frage, « impulsions crachées par le fond même des sons, qui mettent en branle une action sombre qui se déroule dans des couloirs obscurs ». À chaque fois donc, c’est le flux que le compositeur revendique contre la forme, l’interruption qui peut détruire à tout moment ce qui se figeait, la « mutation » qui fait dévier une forme prévisible, l’absence de directionalité comme projet, car « nous devons apprendre à comprendre l’absence de but comme un enrichissement de nos possibilités artistiques. L’absence de but est un état sérieux, et il faut une imagination extrême pour lui rendre justice ».

La question de la tonalité doit alors être déconstruite ou dés emphatisée par la traversée de zones musicales parfois hétérogènes. « La tonalité n’est rien qu’un cas particulier de l’harmonie ; je veux dire que dans la série des harmoniques naturels, il y a tous les types d’intervalles, y compris les valeurs intermédiaires, microtonales. Je n’ai jamais vraiment composé de la musique tonale, mais je n’ai pas exclu les premiers rapports d’intervalles fournis par les harmoniques, je ne les ai pas éliminés, j’ai accepté comme matériau de la pensée musicale l’ensemble des proportions ». Ce rapport à la tonalité est pourtant fait d’attirance et de répulsion ; Rihm l’a comparée un jour à la graisse (le matériau de Joseph Beuys), réservoir d’énergie et trace de vie, mais aussi déchet et substance morte, molle et infiniment malléable. En 1986, il soutient qu’ « un accord classé mais sans fonction tonale, sans une hiérarchie de degrés, ne relève pas de la tonalité, alors qu’une réexposition dans une composition électro-acoustique restaure une pensée tonale ». Il ne faut pas prendre la partie pour le tout, un accord pour le système entier ; en revanche, il y a « une rythmique tonale et je dirais même une conception tonale de la forme, qui s’exprime surtout par la symétrie ou un dualisme trop équilibré », aspects que Rihm élimine consciencieusement. Il y aura ainsi, à l’intérieur même d’une pièce comme à l’échelle de son œuvre entière, un pôle tonal toujours visité – la grande scansion maniaque de l’accord de mi bémol majeur à la fin du Klavierstück VII ou le style post-romantique (entre Mahler, Schreker et Karl Amadeus Hartmann) de Vers une symphonie-fleuve, pôle représenté parfois par des citations (Beethoven dans le Troisième quatuor).

Une autre stratégie anti-académique ou anti-statique consiste à considérer chaque œuvre comme virtuellement inachevée : on peut toujours ajouter une couche nouvelle, du relief, des empâtements, d’autres figures. Ce sont les Übermalungen, les recouvrements (comme on en trouve chez des peintres contemporains, Arnulf Rainer ou Sigmar Polke). « Cette technique de recouvrement, on peut la comparer d’une certaine manière au contrafactum ; ce sont des processus qui existent aussi bien dans la musique du Moyen Âge que dans la peinture contemporaine : des parties ou un ensemble sont transposés vers un nouvel état par recouvrement, l’ajout d’une couche, ou, en musique, quand une couche est isolée, confrontée avec une nouvelle, la partie nouvelle étant à son tour opposé à un ensemble inventé, le troisième combiné par la suite avec le premier, etc. »

Parfois, dit le compositeur, « dans l’atelier, des pièces (finies, incomplètes - qui peut le savoir ?) se tiennent les unes à côtés des autres, sans intention, et il apparaît d’un coup qu’on pourrait les relier », ajouter « alluvions, développements, excroissances ». La comparaison picturale est à relever : Rihm parle souvent d’un travail manuel, tactile, concret, il se veut sculpteur, il enlève et rajoute de la matière : sur la partition imprimée de Kolchis, Rihm trace une nouvelle portée où sont inscrits les gestes du cor anglais, clarinette basse et alto du futur Frage. Parfois, une pièce se trouve placée a posteriori au centre d’un cycle, au rebours de la chronologie (Pol-Kolchis-Nucleus) Avec et nunc II il s’agit de l’augmentation d’une pièce antérieure ; avec von weit, de la paraphrase d’une pièce pour violon et piano (Antlitz), définie par le compositeur comme Umschreibung : littéralement une « périphrase » ou « transcription », mais qui évoque aussi l’image de l’artiste tournant autour (« um ») d’un objet. De façon plus boulézienne, Chiffre II, lui-même écho d’une pièce pour piano et ensemble, met en branle l’idée d’un cycle entier ; Chiffre III reposera sur une logique d’expansion du matériau, une musique de film pour Le Chien andalou qui sera modifiée afin de s’intégrer dans l’ensemble, puis sera « ponctuée » par des pièces autonomes Pause et Bild, et culmine dans Chiffre VII qui reprend l’effectif de la seconde, qu’elle cite en deux endroits. Enfin, les différentes Jagden et Formen ont été en fondues en un tout immense. La pièce d’origine, Gejagte Form est « ouverte, brisée, l’introduction aux bois vient seulement au bout de cinq minutes maintenant, elle est précédée d’une texture de cordes qui continue sous elle, au fond comme un contrepoint. Puis il y a des parties tout à fait nouvelles et imbriquées etc., elles-mêmes recouvertes, c’est tout un travail de déchirure, d’écartement, de biffure, de transparence ou d’abrasion, un processus multiforme. »

Si la forme est recherche d’elle-même (toujours esquissée cependant, comme le montrent les exemples étudiés par Joachim Brügge), qu’est-ce qui fait tenir ensemble ce trajet, et même lui confère une force expressive indéniable ? C’est sans doute une gestion du temps qui fait participer l’auditeur à une avancée intelligible, à travers des gestes toujours isolés et clairement dessinés ; ils ne reflètent jamais eux-mêmes l’indécision du geste global mais sont au contraire comme des microformes qui « posent une vibration », des éclats ou des concrétions qui condensent l’ancienne rhétorique expressionniste. Un « laconisme disert » (Josef Häusler) sous-tend la succession bien réglée d’un rituel qui nous permet de suivre la transformation lente de motifs ou de textures caractéristiques qui ressortent puis disparaissent. À propos d’un lied du cycle Hölderlin-Fragmente, Reinhold Brinkmann a montré l’existence d’une hiérarchie de « sons isolés », de motifs (ici la seconde ré bémol/do) qui par leur retour produisent un réseau lâche en établissant des points de référence (même des « quasi-toniques »), une cohérence a minima qui laisse pourtant subsister à dessein des espaces vides. La gestion des couleurs participe à la même clarté du trajet. Rihm assemble souvent des effectifs disparates où la percussion ponctue le parcours ou crée une surprise : deux grands tambours dans le dernier lied du Wölfli-Liederbuch ; tam-tam au début et à la toute fin de Siebengestalt pour orgue ; woodbocks dans le Septième quatuor ; bref contre-chant de papiers froissés dans le Huitième quatuor. Certains instruments ne jouent pas pendant des sections entières, et permettent une focalisation sur une couleur particulière (quatrième section de Chiffre IV où l’effectif restreint, clarinette, violoncelle et piano, doit sonner comme un quasi-orchestre). De même, à la fin de Frage, un étrange postlude aux sons crépusculaires et presque dénaturés (par l’utilisation d’unissons dans des registres fragiles) coupe le grand travail volcanique. À cela s’ajoute la traversée de types formels reconnaissables parce que puisés dans la tradition, tels la battaglia (Dixième quatuor), le chant accompagné (le concerto Gesungene Zeit est une immense ligne de violon étirée), la canzona, le Abgesang, l’éruption expressive, martelée, la chasse, ou des passages rythmés dont le swing rappelle parfois le jazz. Si « l’arche formelle » doit donc apparaître comme toujours menacée par la rupture, son parcours obéit aussi à des dispositions rhétoriques éprouvées, qui laissent l’auditeur libre de se laisser emporter avant tout par les couleurs et les affects.

  1. Les citations de ce texte sont extraites des écrits de Rihm (voir ressources documenaires) ainsi que d’un entretien réalisé par l’auteur pour France Culture en 2002.
© Ircam-Centre Pompidou, 2008


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