Salvatore Sciarrino, à l’exception de quelques cours privés, a étudié la musique et la composition en autodidacte. Ce choix fut déterminant pour le développement d’une personnalité libre, en quête constante d’une vision intérieure et poétique orientant les opérations pratiques et techniques de la composition musicale. Pour le jeune artiste qui avait commencé à composer dès l’âge de douze ans, les « Settimane Internazionali di Nuova Musica » de Palerme (1960-1968), un des premiers festivals de musique contemporaine en Europe, ne furent pas seulement l’occasion d’entrer en contact avec des compositeurs de pointe de l’époque (parmi lesquels Stockhausen eut un impact tout particulier sur sa personnalité artistique), mais elles lui donnèrent aussi l’opportunité de présenter ses premières œuvres en public.
Dans Aka aka to I, II, III, créé en 1968, la luxuriante végétation de sons instrumentaux entourant les vocalises du soprano chantant un texte de Bashō, suspend le temps en une extase sonore. Amore e Psiche (1972), le premier opéra de Sciarrino, sur livret de Aurelio Pes, est un élargissement de cette dramaturgie sonore extatique fondée sur un continuum instrumental soutenant les vocalises des quatre voix aiguës (contre-ténor, mezzo-soprano et deux sopranos) ainsi que la récitation d’acteur. Dans le domaine de la musique orchestrale, les premières œuvres importantes sont une Berceuse (1969) fondée sur des principes aléatoires articulant l’enchevêtrement de quatre groupes d’instruments, et Da a da da (1970), toutes deux présentées à la Biennale de Venise.
Dès le début de la carrière de Sciarrino, une poétique du défi et du dépassement nourrit à la fois la substance sonore et la forme de ses œuvres. Sa position face au passé n’est pas historique-parodique, mais proche de celle que Luigi Nono résuma dans le titre d’une œuvre-manifeste : La Lontananza Nostalgica Utopica Futura. S’approprier la tradition vivante afin d’en extraire des éléments pouvant articuler un langage nouveau, mais refuser la tradition sous ses formes académiques. Cette dernière empêche en effet d’exploiter l’« approche anthropologique » des instruments chère au compositeur : « se servir des instruments existants tels qu’ils sont, mais les faire revivre », en inventant « des techniques nouvelles que la tradition consolidée empêchait d’apercevoir ».
La virtuosité transcendantale (surtout celle de Chopin et de Paganini) fut cruciale dans la démarche sciarrinienne de renouvellement des techniques et des sonorités des instruments. S’appuyant sur le principe qu’il appelle « inertie auditive » (au-delà d’un certain seuil, l’oreille est incapable de discriminer deux ou plusieurs sons joués à haute vitesse), Sciarrino compose des œuvres dans lesquelles il explore de nouveaux mondes sonores. Dans la première sonate pour piano (1976), la rapidité d’exécution transforme les figures pianistiques en filaments, en phosphènes sonores ; dans les six Capricci pour violon (1975-1976), les acrobaties du soliste jouant surtout sur les harmoniques hyper-aigus métamorphosent la sonorité de l’instrument. Couronnement de cette première période d’intense créativité est Un’immagine d’Arpocrate, grande œuvre pour piano, orchestre et chœur, dont la composition s’étala sur plusieurs années (1974-1979). L’atmosphère sonore, parsemée de résonances de plaques et d’harmoniques hyper-aigus des cordes, d’arabesques sonores du piano et de souffles d’instruments à vent, communique un sentiment d’éloignement, de distance abyssale, préparant le dévoilement final de l’énigme poétique sous-jacente par le chœur qui chante des fragments de Wittgenstein et de Goethe.
La gamme expressive du compositeur ne devait toutefois pas se résumer aux sonorités évanescentes et fantômatiques, aux figures musicales « filantes » si caractéristiques de ses partitions des années soixante-dix. Sciarrino commence bientôt à explorer d’autres sonorités évoquant des phénomènes sonores corporels ou naturels : respiration, souffles, battements du cœur, cris d’animaux, percussions, etc. Les instruments à vent, à cause de la relation intime, « pneumatique », entre corps du musicien et corps de l’instrument, deviennent le domaine d’expérimentation privilégié de ces sonorités et de ces figures musicales « biologiques ». Dans cette recherche, un instrument est central : la flûte. All’aure in una lontananza (1977) est le prototype d’une série de pièces pour flûte soliste qui au cours des décennies suivantes vont renouveler le répertoire et la technique de l’instrument. Dans chaque pièce, quelques figures musicales produites par de nouvelles techniques d’émission sonore (harmoniques naturels ou artificiels, sons soufflés, respiration amplifiée, glissandos perçants) ou par des techniques d’avant-garde transformées en figures sonores (sons multiples, coups de langue, percussions des clés) sont agencées selon diverses stratégies aptes à dramatiser la combinaison et la mise en résonance de ces figures dans l’espace sonore et temporel.
Sciarrino appelle « forma a finestre » (forme à fenêtres) cette façon d’agencer les figures, chacune ouvrant un espace temporel nouveau — de façon analogue aux « fenêtres » couramment intégrées aux interfaces informatiques. Dans les présentations de ses œuvres, le compositeur prend de plus en plus conscience que ce mode d’agencement, de même que la répétition (dans le sens de la « ritournelle » deleuzienne), sont les fondements de l’articulation de sa musique. À partir de cette prise de conscience, le compositeur développera une spéculation sur la relation entre la musique, les autres arts et la conscience humaine dont les principes sont expliqués dans Le figure della musica (voir Bibliographie). Ces figures, inspirées de processus naturels et mathématiques (processus d’accumulation et de multiplication), de la physique (little bang), de la biologie (transformations génétiques) et de l’informatique, montrent qu’une certaine forme, moderne, de psycho-acoustique est à la base de sa poétique et de sa pratique créatrice.
Indices du renouvellement de son art musical vers la fin des années 1970, les titres des œuvres changent de nature. la nomenclature traditionnelle laisse désormais la place à des titres suggérant des images poétiques — images nocturnes (Ai limiti della notte, Autoritratto nella notte, Allegoria della notte, La navigazione notturna), mythologiques (Hermes, Raffigurar Narciso al fonte, Centauro marino, Venere che le Grazie la fioriscono) énigmatiques (Come vengono prodotti gli incantesimi?, Muro d’orizzonte), chromatiques (Codex purpureus, Introduzione all’oscuro, Esplorazione del bianco), etc. La fonction de ces titres, ainsi que celle des notes de programme, n’est pas d’identifier les « sujets » des figurations sonores correspondantes, mais d’offrir aux auditeurs des voies d’accès possibles à sa musique. La nuit, le silence, le vide, les jeux de miroir entre images sonores et archétypes culturels, biologiques et anthropologiques, suggèrent des métaphores construisant un univers sonore et poétique en constante expansion.
Dans le domaine de la musique pour piano, le compositeur vise le même but poétique que dans sa musique pour instruments à cordes et pour instruments à vent : concevoir des trajectoires formelles qui fassent résonner des figures sonores capables de dévoiler l’âme de l’instrument (soit, dans le cas du piano, sa nature percussive). Parmi les quatre sonates composées au cours des décennies 1980-1990 (deuxième 1983, troisième 1987, quatrième 1992, cinquième 1994) la quatrième, fondée sur les « résonances mobiles » d’un seul geste pianistique (deux clusters simultanés aux extrêmes du clavier auxquels répondent deux grappes de trois sons au registre central) est certainement la plus radicale.
Après la recherche de différentes solutions dramaturgiques expérimentées dans trois œuvres théâtrales composées durant les années 1970 (Amore e Psiche, 1971-1972, Aspern, 1978, et Cailles en sarcophage, 1980), Sciarrino inaugure, au début des années 1980, une conception dramaturgique nouvelle avec Vanitas (1981) et Lohengrin (1982-1984).
Vanitas, Nature morte en un acte pour voix de mezzo-soprano, violoncelle et piano est un cycle de mélodies sur des fragments choisis parmi des textes polyglottes riches en images appartenant à la constellation symbolique évoquée par le titre (la « vanitas » en tant que « vanité » baroque et en tant que « vide »). Lohengrin, action invisible, est la représentation sonore de la folie de la protagoniste, Elsa, dont la voix assume une fonction cosmogonique. Comme dans un monologue de Beckett, la scène est un lieu suspendu entre différents états de conscience et différentes réalités intérieures (espace mental : conscience, mémoire) et extérieures (sons de la nature et du paysage sonore environnant). Sciarrino, afin de brouiller l’action de la « moralité légendaire » de Jules Laforgue dont il a tiré le livret, se sert du texte non seulement comme réservoir dont il extrait quelques phrases par-ci par-là, le recomposant à son gré, mais il renverse aussi l’ordre des événements et des épisodes.
Dorénavant, la composition d’une œuvre vocale sera précédée d’un travail sur le texte semblable à un trope en creux. Cousant ensemble des mots et des phrases extraits de textes plus longs, Sciarrino les adapte à ses nécessités poétiques, musicales et dramaturgiques, et surtout au principe de l’« action invisible », selon lequel la raison d’être du théâtre musical n’est pas la représentation scénique en soi, mais le pouvoir qu’a la musique « de représenter, de susciter de pures illusions ». Ce principe est respecté soit dans les œuvres où l’action est réellement « invisible » (La perfezione di uno spirito sottile, pour voix et flûte, 1985, inspiré par un texte orphique ; Infinito nero/estasi di un atto, 1998, monodrame « acousmatique », conçu à partir des extases de Sainte Marie Madeleine des Pazzi), soit dans celles représentées au théâtre. Aussi bien dans les œuvres dérivées de textes littéraires (Perseo e Andromeda, 1990, de la « moralité légendaire » homonyme de Laforgue, Da gelo a gelo, 2006, du journal de la courtisane poétesse japonaise Izumi Shikibu) que dans les œuvres conçues à partir de pièces théâtrales préexistantes (Luci mie traditrici, 1996, de Il tradimento per l’onore, drame baroque publié sous le nom de Giacinto Andrea Cicognini ; Macbeth/tre atti senza nome, 2002, de Shakespeare). Les textes d’origine deviennent des prétextes pour activer des noyaux dramaturgiques auxquels Sciarrino est particulièrement sensible : l’impossibilité d’aimer (Lohengrin, Perseo e Andromeda, Luci mie traditrici, Da gelo a gelo) ; la fascination de la nuit, de l’obscurité et des états à la lisière entre réalité et vision, entre exaltation et folie ; l’« écologie sonore » (à savoir, la relation entre action dramatique et son environnement sonore). Une œuvre emblématique de la conjonction poétique de la nuit et de la folie lucide du génie est Morte di Borromini per orchestra con lettore (1988) qui, à partir du texte autobiographique de Borromini, représente sous forme de mélodrame la nuit durant laquelle le grand architecte se suicida.
Empêché par la sortie de l’opéra de Schnittke sur Gesualdo (en 1995) de mettre en évidence les analogies entre l’intrigue du drame de Cicognini et l’histoire du prince musicien et meurtrier, Sciarrino reprit son projet d’une œuvre théâtrale sur Gesualdo dans La terribile e spaventosa storia del Principe di Venosa e della bella Maria (1999) pour le Théâtre des « pupi » siciliens. Quelques pièces musicales y de Gesualdo et de Domenico Scarlatti sont réélaborées pour voix, quatre saxophones et percussions, parmi lesquelles une Gagliarda, réélaborée également, avec d’autres pièces du prince de Venosa dans Le voci sottovetro pour voix et ensemble de huit instruments. Comme Sciarrino le précise dans la présentation de Cadenzario (pour orchestre, 1991), anthologie de cadences mozartiennes interrompues par de brusques coupures, l’interférence entre le temps (et le style) du passé et le temps (et le style) du présent fait jaillir un troisième temps : « la perspective imaginaire ». Mettre en place et maîtriser cette perspective est un défi particulièrement audacieux, que le compositeur a affronté de façon originale dans sa transcription pour flûte (1993) de la Toccata et fugue en ré mineur pour orgue de Bach.
Dans les œuvres vocales et théâtrales de Sciarrino, au dépouillement du texte verbal correspond une vocalité nouvelle fondée sur une constellation de petites figures plaintives rappelant une caractéristique de la prosodie du langage verbal : la fluctuation de la hauteur et de l’intensité de la voix selon l’accentuation des mots et la prononciation de la phrase. Bien souvent, la prosodie musicale ne respecte pas la prosodie verbale et il est rare qu’entre expression verbale et expression musicale un « affect » soit mis en évidence par une figure strictement correspondante. Tout en gardant l’intelligibilité du texte, le compositeur casse la relation traditionnelle entre pathos et signifié, le chant devenant ainsi un pantographe musical exprimant l’anthropologie et la pathologie de la voix humaine.
Au cours des années 1990, le catalogue de Sciarrino s’enrichit d’œuvres instrumentales où est poussée à l’extrême la dramatisation du contraste entre silence et éclat sonore. Dans deux œuvres pour orchestre (Soffio e forma, 1995, et I fuochi oltre la ragione, 1997) il introduit des coups de pistolet. En 1997 il expérimente de nouvelles formes de spatialisation du son, rassemblant des effectifs gigantesques composés de flûtes (Il cerchio tagliato dei suoni per 4 flauti solisti e 100 flauti migranti) ou de saxophones (La bocca, i piedi, il suono per 4 sassofoni contralti e 100 sassofoni in movimento). Dans les Studi per l’intonazione del mare, con voce, quattro flauti, quattro sax, percussione, orchestra di cento flauti, orchestra di cento sax, 2000) les deux ensembles « monstres » sont convoqués et fondus ensemble pour introduire et accompagner une voix d’alto chantant un texte de Thomas Wolfe sur Saint François d’Assise.
En parallèle, le compositeur s’est intéressé de près à la musique vocale. L’alibi della parola à quatre voix (1994), L’immaginazione a sé stessa, pour chœur et orchestre (1996) Cantare con silenzio (1999) pour six voix, flûte, résonances et « percutants » et, plus récemment, Quaderno di strada (2003) pour baryton et ensemble instrumental, sont des œuvres particulièrement révélatrices de sa recherche de relations nouvelles entre textes et musique. Dans Cantare con silenzio — oxymore extrait d’une des extases verbales de Sainte Marie Madeleine des Pazzi —, des réflexions philosophiques sur la connaissance (Michel Serres), sur la relation entre temps subjectif et temps objectif (Michel Serres et Henri Bergson) ainsi que des spéculations scientifiques sur le vide et la courbe de l’espace-temps (Edgard Gurzig et Isabelle Stengers) incitent Sciarrino à créer des images musicales équivalentes. Dans les deuxième et troisième mouvements, la relativité du temps subjectif par rapport au temps objectif est suggérée par des déphasages et des décalages progressifs entre les retours des figures, créant l’illusion d’un renversement de l’axe temporel.
Le recueil le plus récent de pièces pour voix et instruments, Quaderno di strada, composé à partir de treize fragments textuels enregistrés dans les cahiers du compositeur (d’où le titre : Carnet de route), est une œuvre particulièrement importante sur le chemin de Sciarrino, montrant comment la création artistique peut sauver de l’oubli des images fragmentaires et éphémères en les magnifiant et en les rendant inoubliables.