« Dans l’univers, le mouvement est la donnée essentielle, la base de tout devenir. » Paul Klee
Philippe Leroux appartient à une génération de compositeurs dont la démarche consiste davantage en une synthèse des recherches menées par leurs aînés que dans la rupture avec un courant musical donné. Cette nécessité de synthèse se traduit de manière directe dans sa démarche compositionnelle : « Au lieu d’aller de la monade, de la cellule, vers le complexe, je pars d’une pluralité d’éléments et j’essaie de trouver ce qui leur est commun.1 » Dans un monde qui offre un vaste ensemble d’objets découverts ou retrouvés ces derniers siècles, ainsi que de multiples cultures ethniques, Leroux est convaincu que le principe de prolifération à partir d’un seul motif, qui incarnait une certaine forme d’idéal chez les compositeurs occidentaux modernes, ne correspond plus à notre perception actuelle du son, et que notre préoccupation musicale n’est plus l’objet ou le matériau, mais la relation entre ces éléments hétérogènes. En tant que l’un des représentants de la deuxième génération de la musique spectrale, il considère la notion de processus chère à cette dernière comme un principe fondamental qui assume précisément cette relation.
Tout au début de sa carrière dans les années 1980, Philippe Leroux écrit deux hommages qui témoignent déjà de quelques constantes essentielles de son langage musical. Dans son premier opus, Hommage à Ivan Wyschnegradsky (1980) pour deux guitares, il s’intéresse à la notion de continuum sonore explorée par le compositeur russe, qui repose ici sur des échelles non octaviantes engendrées par des micro-intervalles (les deux guitares sont accordées en quarts de ton). Il étendra plus tard cette notion de continuité à toutes les dimensions sonores. Dans Hommage à Andreï Roublev (1982) pour bande, il rend hommage au peintre d’icônes russe et aussi à Andreï Tarkovski qui réalisa un film sur ce dernier. Son admiration pour Tarkovski s’explique en particulier par la conception temporelle élastique du cinéaste, qui confère à ses films une dimension tantôt contemplative tantôt dynamique. Cette œuvre acousmatique s’inscrit précisément dans le rapport entre « la matière et le mouvement », selon les termes mêmes du compositeur qui crée une dialectique entre la texture lisse sous-tendant toute l’œuvre et le mouvement engendré par l’ensemble des petites figures qui se manifestent sporadiquement. C’est également cette dialectique entre mouvement et matière qui fascine le compositeur dans le roman L’Amour de Marguerite Duras, à partir duquel il composera, en 1991, On a crié pour voix solistes, chœur et ensemble.
Si Leroux emploie souvent des termes tels que « mouvement », « geste » ou « action sonore », c’est « afin de mettre l’accent sur la potentialité et le mouvement interne [des figures] plutôt que sur leur facture2 ». Cette idée rejoint celle de Gérard Grisey qui définit le son, non pas comme un objet figé ou immobile, mais avant tout comme un phénomène « transitoire3 ». De même, la pensée de Leroux est proche de celle d’Henri Bergson, pour qui « [la solidité du changement] est infiniment supérieure à celle d’une fixité qui n’est qu’un arrangement éphémère entre des mobilités4 ». Aussi Leroux estime-t-il que le geste qui donne naissance au son et les variations d’énergie induites par celui-ci – qu’il nomme les « substituts gestuels5 », termes empruntés au compositeur Denis Smalley – sont fondamentaux et bien plus importants qu’un travail motivique ou mélodique. Cette pensée provient également de son expérience de la musique électroacoustique ; élève de Pierre Schaeffer, d’Ivo Malec et de Guy Reibel, et auteur de plusieurs œuvres acousmatiques dont la plupart sont réalisées dans les années 1980 (Hommage à Andreï Roublev, Intercession, Le vide et le vague, Tournoi), il revendique « l’écriture du son », en attachant une valeur particulière aux « morphologies dynamiques » qui désignent « l’ensemble de la conduite énergétique d’un son6 ». C’est de cette manière qu’il aborde les écritures instrumentale et vocale, comme le montrent ses premières œuvres telles que Un corps de louange (1983) pour orchestre, Le Jardin ouvert (1985) pour quatuor à vent ou Anima Christi (1985) pour quatuor vocal, qui se caractérisent souvent par une grande énergie produite par des gestes identifiables (par exemple le glissando) ou par un son ou un accord volontairement réitéré.
Cette importance du geste explique également son intérêt pour le chant grégorien, car « les neumes mettent en valeur avant tout les figures, et non pas les notes ; la figure est déjà un geste constitué comme une petite forme en soi7 ». Il adopte ainsi un système d’écriture proche des neumes sangalliens du Xe siècle dans Je brûle, dit-elle un jour à un camarade (1990) pour soprano solo et dans On a crié, en distinguant deux types de notes plus ou moins épaisses pour éviter l’uniformisation de celles-ci. Si Leroux est passionné par le chant grégorien, mais aussi par d’autres traditions orales, c’est, en outre, parce qu’il y voit une forme idéale de transmission et de mémorisation que nous avons perdue aujourd’hui, car « la question de la mémoire est fondamentale8 » pour lui. Sur ce point, il subit la profonde influence de Marcel Jousse dont les recherches portaient principalement sur les lois psychophysiologiques du style oral et du geste. Ainsi, tout en reconnaissant l’importance de l’écriture, Leroux exprime une certaine méfiance à l’égard de celle-ci, ce qui le conduit à « s’abstraire totalement de la représentation musicale écrite et à être uniquement dans l’écoute9 ».
Processus, modèles
À partir des années 1990, Leroux s’intéresse au principe de processus de transformation élaboré par les compositeurs de la musique spectrale tels que Gérard Grisey ou Tristan Murail, qui établit une continuité entre deux phénomènes sonores distincts en transformant graduellement l’un en l’autre, car le compositeur cherche à gérer la relation entre mouvement et matière de façon plus continue. Même si l’idée de processus est partiellement introduite dans ses œuvres de la décennie précédente, par exemple à la fin du troisième mouvement de Fleuve (1988) pour ensemble, où le glissando ascendant peu présent au départ envahit progressivement tout l’espace sonore, c’est à partir des années 1990 avec des œuvres aux effectifs plus réduits (Ial pour harpe et guitare, Phonie douce pour hautbois, saxophone, alto et violoncelle, Air-Répour violon et marimba/vibraphone) qu’elle se généralise pour établir une continuité dans une relation étroite entre le local (figure) et le global (forme).
Entre figure et matière, Leroux considère le rythme comme une dimension intermédiaire sur laquelle peut s’opérer le processus de transformation, ce qui conduit le caractère rythmique de son œuvre à être nettement plus marqué à partir de cette période, comme le montre AAA (1996) pour ensemble. Si cette pièce, qui est une version instrumentale et renouvelée d’Image à Rameau (1995) pour quatre contrôleurs à vent midi, commence par une citation de La Poule du compositeur dijonnais, c’est surtout la pulsation régulière du motif ramiste qui intéresse Leroux. À partir de ce motif, l’œuvre se déploie dans une « aire de jeux » qui se renouvelle constamment entre le connu (motif initial et ses variantes) et l’inconnu au moyen de différents procédés (travail rythmique ou motivique, changements fréquents de tempoou de registre, jeu sur les dynamiques ou sur les articulations, orchestration mouvante avec une grande palette sonore, etc.). La notion d’« aire de jeux », fondamentale chez Leroux, participe de l’« espace transitionnel » défini par Donald Winnicott comme « une aire intermédiaire d’expérience qui assure une transition et une relation entre la réalité intérieure d’un individu et la réalité extérieure10 ». AAAsemble incarner la volonté de Leroux de trouver un équilibre parfait entre les deux caractéristiques essentielles du jeu définies par Roger Caillois, à savoir le ludus (règles, rigueur) et la paidia (spontanéité, « fantaisie incontrôlée11 »). Cette dimension ludique confère à cette œuvre un caractère plutôt « jovial », ce qui explique en partie le choix du titre qui exprime, selon le compositeur, un « éclat de rire12 ». Leroux estime par ailleurs l’humour aussi important que le sérieux ou le tragique, comme en témoigne « 3 bis, rue d’insister » (2000) pour quintette, son œuvre sans doute la plus « humoristique », qui mêle des éléments stylistiques de Pérotin (organum), d’Ernest Chausson (thème et cadence) et de « Leroux » (« une “grosse note” omniprésente, pulsée, sans cesse en mouvement13 »), auxquels s’ajoutent des gestes théâtraux.
Préoccupé par le concept de continuité, Leroux constate, à l’instar de Grisey ou de Murail, que le son est un phénomène continu et que notre écoute se définit comme un « continuum perceptif », annulant ainsi la distinction de paramètres tels que la hauteur, la durée, le timbre ou l’espace, comme l’ont déjà montré de nombreuses recherches. Par exemple, l’effet Doppler est engendré par la relation étroite qui existe entre le mouvement spatial et la perception de hauteur d’un son. De son côté, Stockhausen démontre, à travers son expérience avec l’électronique (notamment dans Kontakte), que « le temps musical peut être conçu comme champ unique et continu de fréquences, au sein duquel la forme, les rythmes et les hauteurs constituent trois catégories organiquement homogènes14 ». Dès lors, Leroux affirme que n’importe quel élément est transformable en un autre dans la continuité. Pour ce faire, la notion de « phrasé », définie par le compositeur comme « la représentation mentale d’un mouvement15 » entre deux objets distincts, s’avère « essentielle dans une vision de la musique comme processus dynamique et de l’œuvre comme totalité dynamique16 ». Les processus de transformation s’intègrent précisément à ce concept de « phrasé ».
Le triptyque Continuo(ns), (d’)Aller, Plus loin écrit entre 1994 et 2000 pour un effectif croissant (respectivement quintette, violon et ensemble, et grand orchestre), dont les titres accolés illustrent les convictions esthétique et éthique du compositeur, concrétise ses recherches entreprises dans les années 1990. Continuo(ns) emprunte son titre au mode d’écriture baroque avant tout dans « l’idée de pulsation ininterrompue et obstinée17 » afin de gérer le continuum sonore sur toute l’œuvre. Il en va de même dans (d’)Aller, qui porte également une autre empreinte de l’école spectrale : les modèles biomorphes ou technomorphes qui s’imposent comme les fondements de l’écriture, à partir desquels le compositeur élabore son matériau (harmonie, rythme…) en les analysant à l’aide de moyens technologiques. Par exemple, au début de Partiels, œuvre emblématique de la musique spectrale, Grisey analyse le mi grave joué par le trombone au moyen du sonagramme pour reconstituer ensuite avec des instruments le spectre harmonique de cette note. Leroux compare cette démarche au mode d’« intussusception » défini par Marcel Jousse, qui consiste à assimiler un objet ou une action extérieure et ensuite à « influencer [ceux-ci] en [les] enrichissant de nouveaux comportements18 ». C’est donc à cette période que le compositeur commence à se servir des outils de la composition assistée par ordinateur (en particulier, le logiciel AudioSculpt principalement pour analyser un modèle sonore, et le logiciel OpenMusic et son ancienne version PatchWork pour constituer un matériau musical, souvent à partir de cette analyse acoustique du son). Pour (d’)Aller, le compositeur adopte comme modèle le sinus : non pas le son correspondant à l’onde sinusoïdale, mais le graphisme élémentaire de la forme sinus, dont il déduit un profil mélodique ascendant-descendant qui sera déployé sur l’ensemble du concerto. Leroux lui-même reconnaît dans cette démarche l’influence de Iannis Xenakis et, plus particulièrement, de l’UPIC, outil de composition assistée par ordinateur, conçu par le compositeur d’origine grecque, qui permet de composer en dessinant sur une tablette graphique les formes d’onde et les enveloppes de volume qui sont ensuite traitées par l’ordinateur. Comme le développement linéaire d’une seule idée musicale risque d’entraîner, sinon de la monotonie, du moins une grande prévisibilité, l’une des préoccupations majeures du compositeur réside dans l’intégration de « surprises » par la contradiction entre le prévisible et l’imprévisible au sein des processus de transformation. Quelques passages de cette pièce montrent que, une fois qu’une figure est inscrite dans notre mémoire par la réitération, Leroux place souvent une « déviation » assez inattendue (comme, par exemple, le jeu de toms à la mesure 35 que l’on assimile à l’échelle ascendante en staccato répétée obstinément par d’autres instruments, alors que ces deux éléments sonores partagent à la base peu de points communs).
Si Leroux s’inspire de la démarche des compositeurs du courant spectral, notamment au niveau de la continuité établie par les processus ou de l’ancrage de l’inspiration dans des modèles physiques, c’est sans doute la quête du mouvement qui caractérise le mieux la particularité de son langage musical. Tandis que les œuvres des premiers compositeurs spectraux tendent vers la métamorphose lente, Leroux, lui, dynamise constamment le discours musical en y introduisant des contrastes et des « changements de plan » rapides. Sur ce point, il est proche de compositeurs tels que Philippe Hurel ou Magnus Lindberg, malgré leurs esthétiques bien différentes. Pour Leroux, « courir, ramper, plonger, tomber, balancer, jeter, frapper, pousser, faire rouler, tourner, glisser, attraper, crier à tue-tête, stupéfier, figer, surprendre, dévaler une pente, secouer, monter, descendre, catapulter, prendre son élan, planer […], sont autant d’éléments qui trouvent naturellement leur application musicale19 ».
Après les deux premières œuvres du triptyque (Continuo(ns) et (d’)Aller), Leroux complexifie les processus de transformation pour briser leur aspect parfois trop déterministe. Ainsi, dans le dernier volet, Plus loin,il rend moins perceptibles ces processus qui activent de manière plus ou moins continue une oscillation constante entre figure et matière. C’est dans ce but que De la vitesse (2001) pour six percussions s’organise selon une topologie de « tresse20 » qui structure les processus non pas de manière linéaire mais discontinue par l’intrusion d’« ellipses ». Dans cette pièce, Leroux assigne un rôle structurel au silence, jusqu’alors utilisé plutôt pour articuler une figure ou un « phrasé », mais placé ici entre les différentes sections comme une entité autonome. Cette intégration du silence en profondeur dans la structure de l’œuvre accentue l’impression d’antagonisme entre le continu et le discontinu que l’on ressent à l’écoute.
M (1997) pour deux pianos, deux percussions (exclusivement des claviers : deux vibraphones, deux marimbas et un glockenspiel) et électronique illustre un autre domaine des recherches menées par le compositeur dans les années 1990 : la musique mixte. Cette volonté de combiner deux univers différents, ou celle de passer d’un univers à l’autre, notamment par la transcription comme pour AAA ou M’M (la version orchestrale de M, écrite en 2003), s’inscrivent évidemment dans sa quête de la continuité entre des éléments hétérogènes. Même si sa première expérience de la musique mixte date de 1984 avec La pourpre et l’écarlate pour tuba et bande magnétique, c’est à partir de M que Leroux s’interroge véritablement sur la relation interactive entre instruments et électronique. Ainsi, dans cette œuvre qui repose principalement sur les modèles de résonance du piano, l’électronique joue un double rôle : le premier est de favoriser aussi bien la fusion d’instruments entre eux (par exemple par la synthèse croisée) que la transformation continue d’événements sonores différents, notamment des accords par des interpolations ; le deuxième est de développer les dimensions musicales que ces instruments ne permettent pas d’aborder ou d’approfondir (la résonance ; la spatialisation ; les micro-intervalles ; les composantes « bruiteuses » du son qui apparaissent lors des analyses, etc.). En plus des caractéristiques citées plus haut, telles que la dialectique entre mouvement et matière ou la continuité établie par les processus de transformation, M met en relief le travail de Leroux sur l’harmonie qui a pour but de « structurer le discours musical par son cheminement et par sa capacité à créer une tension et à la résoudre, et [de] générer des couleurs et des reliefs sonores21 ». Sur ce point, il se situe totalement dans la tradition française (Debussy, Messiaen, Murail…) et partage le même souci que d’autres compositeurs français contemporains tels que Philippe Hurel ou Jean-Luc Hervé.
De *Voi(*rex)àApocalypsis
Le début des années 2000 voit naître Voi(Rex) (2002) pour voix, six instruments et dispositif électronique, qui cristallise la volonté de Leroux de combiner des éléments hétérogènes, comme le montre déjà le choix de la formation qui réunit pour la première fois les trois genres pour lesquels il compose depuis le début de sa carrière (instrumental, vocal et électronique). La voix, qui occupe une place importante dans sa production musicale, constitue l’une des trois dimensions auxquelles le titre fait allusion : l’écriture vocale (voix) qui témoigne d’une recherche poussée avec des indications très précises (six degrés de bruit, quatre mécanismes vocaux…) ; les aspects visuels (voir) tels que la scénographie réalisée principalement par la chanteuse (déplacements entre coulisses et scène, gestes théâtraux d’écriture et de ponctuation face au public…) et la représentation graphique de l’écriture comme modèle ; enfin la volonté du compositeur de tracer sa propre voie. Dans cette œuvre composée de cinq mouvements précédés d’une courte introduction, l’objectif du compositeur n’est pas de remettre en cause le rituel du concert, mais d’élargir aussi bien l’espace musical par l’utilisation des coulisses et par la spatialisation (les huit haut-parleurs disposés dans toute la salle et même dans les coulisses) que « les sémantiques des gestes instrumentaux et vocaux par l’addition des éléments scéniques liés à la structure du texte22 ». L’emploi de différents types de modèles va également dans ce sens : par exemple, un enregistrement des poèmes dits par la chanteuse (placée près de gongs et d’un tam-tam mis en résonance par sa voix) a fourni au compositeur à la fois un substrat harmonique et une structure rythmique (les « taléas », c’est-à-dire les thèmes rythmiques) pour toute l’œuvre ; ou encore, la calligraphie des lettres du poème a été utilisée comme « génératrice de modèles rythmo-mélodiques et de trajectoires spatiales23 ». D’autres modèles, sans lien direct avec le texte, s’ajoutent aux précédents, comme les modèles acoustiques (improvisation à partir de certains modes de jeux vocaux) et technomorphes (frequency-shifting, effet Doppler…) ou les formes d’ondes semblables à celle employée dans (d’)Aller (« plates », « en escalier », « sinus », etc.). Cette « confrontation de différents types de modèles24 » est en effet l’un des principaux enjeux compositionnels de l’œuvre.
L’aspect hétéroclite des matériaux de Voi(Rex) s’accompagne d’une diversité formelle due au dessein de conférer à chaque mouvement un caractère spécifique. Comment dans ce cas établir une unité au sein de ces éléments disparates ? Différents éléments y contribuent : le texte comme fil conducteur, certaines composantes communes aux différents mouvements (par exemple l’harmonie), ou encore la fonction récapitulative du cinquième mouvement. Au-delà de ces facteurs d’unification, Leroux estime avant tout essentiel de dégager l’« unique trait de pinceau » – expression si chère au compositeur qu’il la reprendra plus tard comme titre de son concerto (2008-2009) pour saxophone et orchestre – qui se définit comme un geste formel unificateur, tel que le conçoit le peintre chinois Shitao selon lequel « le trait est à la fois forme et mouvement, volume et valeur de teinte25 ». Encore une fois, on retrouve ici les concepts de geste ou de mouvement, récurrents chez Leroux. Pour le compositeur, seule l’« écoute intérieure active » permet de trouver ce geste formel unificateur. S’il insiste tant sur un concept qui semble tout de même partagé par un grand nombre de compositeurs, c’est parce que cette phase constitue chez lui une étape particulièrement critique du processus compositionnel. L’étude de la genèse de Voi(Rex), menée par le musicologue Nicolas Donin et l’anthropologue Jacques Theureau de 2003 à 2006, montre les nombreux « tâtonnements », « déviations » ou « errances26 » qu’a connus cette œuvre entre l’idée initiale et la réalisation. Ceux-ci découlent, semble-t-il, en grande partie de cette démarche dans laquelle les phases pré-compositionnelles (planification, sélection/constitution du matériau) servent moins à anticiper le détail de l’aspect final de l’œuvre qu’à préparer des « situations », pendant la phase rédactionnelle, où l’invention est guidée et stimulée par un ensemble de contraintes réévaluées à la lumière de l’état définitif des pages déjà fixées.
Le travail entrepris par les deux chercheurs pousse Philippe Leroux à élaborer une nouvelle œuvre, en s’appuyant sur les recherches déjà réalisées pour Voi(Rex). C’est de là que naît Apocalypsis (2005-2006) pour voix, seize instruments et électronique (puis une version enrichie en 2011, Extended Apocalypsis) dont la forme suit de façon chronologique la genèse de l’œuvre précédente – le « modèle » musical n’étant plus, cette fois, un son ou un graphisme, mais les étapes successives d’un processus créateur. Sans doute cette volonté d’élargir le concept de modèle en y subsumant la naissance d’une œuvre n’est-elle pas étrangère à la démarche mentionnée plus haut qui consiste à reprendre d’anciennes pièces pour en faire de nouvelles versions – bien qu’il ne s’agisse en aucun cas dans Apocalypsis de transcrire textuellement les éléments de Voi(Rex). Deux objectifs principaux animent le compositeur. Le premier est de poursuivre certaines recherches non abouties (par exemple, le travail sur des mouvements de Voi(Rex) initialement planifiés mais non réalisés), voire d’améliorer celles dont le résultat est jugé insatisfaisant (c’est notamment le cas du « silence central » de la « forme gigogne » dont Leroux a été amené, à la suite des travaux de Donin et Theureau, à réévaluer de façon critique l’importance supposée au sein du 4e mouvement de Voi(Rex)). Le deuxième objectif est de placer les éléments de Voi(Rex) dans un autre contexte (par exemple, la spatialisation du premier mouvement de Voi(Rex) est convertie en mouvement mélodique dans le cinquième mouvement d’Apocalypsis). Cette approche, comme nous l’avons dit en introduction, n’a pas pour but de créer un nouveau matériau ou un nouvel objet, mais d’établir de nouvelles relations entre des éléments préexistants. Ce principe « écologique » – comme le qualifie le compositeur – est revendiqué surtout à partir de cette œuvre.
Nouvel horizon
Après Apocalypsis, Philippe Leroux emploie des procédés qui paraissent à première vue assez simples comme la juxtaposition, la mise à l’envers ou la répétition. Dans De la Disposition (2009) pour orchestre, dont le titre rappelle l’art de la disposition de la rhétorique, il agence sans cesse différemment une trentaine de « formules » dont la plupart proviennent de (d’)Aller, l’enjeu musical étant seulement de juxtaposer ou superposer celles-ci sans aucune intention de développement. Créée lors du Festival Berlioz – festival annuel consacré principalement à la musique symphonique, qui a lieu à La Côte-Saint-André, la ville natale du compositeur romantique –, Envers Symphonie (2010) pour orchestre reprend le programme de la Symphonie fantastique « à l’envers ». Leroux s’inspire par exemple du fameux Dies Irae du cinquième mouvement pour réaliser son premier mouvement (caractère grave et menaçant, motifs mélodiques…). Une autre caractéristique majeure de cette œuvre est la réutilisation de nombreux passages de Plus loin, qui sont juxtaposés, répétés ou mis à l’envers. De ce point de vue, Envers Symphonie se situe bel et bien dans la continuité de De la Disposition. Par cette démarche « écologique », le compositeur met en valeur les relations constamment renouvelées entre des objets connus, qui découlent de ces opérations simples, ce qui agit continuellement sur notre mémoire. Cette approche volontairement « élémentaire » témoigne de son désir profond de réexaminer la dimension perceptuelle à laquelle il attache depuis toujours une importance particulière. Son intérêt pour celle-ci s’exprime également dans son rapport avec la répétition qui est d’ailleurs l’un des procédés principaux employés dans Envers Symphonie. Leroux voit comme un grand bouleversement la découverte de l’enregistrement sonore, qui a permis d’obtenir la répétition quasi parfaite, car cette dernière « change notre rapport à la mémoire27 », en provoquant une perte de repères. Ainsi la répétition s’oppose-t-elle, comme le soutient Gilles Deleuze, aux « particularités de la mémoire28 ». Si, dans Envers Symphonie comme dans d’autres pièces, le compositeur tend à répéter des objets à l’excès, c’est parce qu’il veut nous inciter à percevoir non pas un phénomène identiquement reproduit, mais les « variations de notre perception29 ».
Philippe Leroux mène parallèlement d’autres recherches qui s’inscrivent dans le prolongement du travail précédent. Toujours attaché au concept de processus, il met en place, au début de L’unique trait de pinceau, le principe « topologique de tresse à quatre brins30 », c’est-à-dire quatre processus enchevêtrés qui évoluent chacun de manière autonome. À l’un de ces quatre brins, le compositeur affecte le silence qui joue, nous l’avons vu, un rôle de plus en plus diversifié. C’est également sur ce principe que s’organise …Ami … Chemin … Oser … Vie… (2011) pour ensemble, composé lors du décès de son frère. Dans cette œuvre profondément marquée par un aspect figuraliste, le compositeur confronte deux processus : l’un de type monodique, l’autre polyphonique. Le premier joue un rôle dominant au début de l’œuvre, tandis que « la polyphonie prend peu à peu le dessus afin de suggérer la densité et la saturation vitale que met en œuvre l’être qui ne souhaite pas mourir31 ». Ailes (2012)pour baryton et ensemble, qui reprend entièrement l’œuvre précédenteà laquelle s’ajoute la partie vocale, est peut-être l’œuvre la plus dramatique de Philippe Leroux qui en écrit lui-même le texte. Cette pièce, dédiée également à son frère, semble manifester la volonté du compositeur d’élargir son langage musical. De fait, si l’écriture vocale occupe, à partir des années 2000, une part de plus en plus considérable de sa production musicale (bien entendu Voi(Rex) ou Apocalypsis, mais aussi L, Pour que les êtres ne soient pas traité comme des marchandises, Pour…, Pourquoi, Cinq poèmes de Jean Grosjean), c’est certainement parce qu’il cherche, « par des figuralismes structurels ou gestuels32 », à enrichir la forme qui est alors, et qui restera, son principal centre d’intérêt.
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Entièrement convaincu du rôle essentiel que peut jouer le compositeur au sein de notre société, Philippe Leroux mène, parallèlement à son travail de création, une carrière d’enseignant (l’Ircam, l’Université de Montréal, l’Université McGill de Montréal…). Conscient également de sa « responsabilité pédagogique33 » en tant que compositeur, il réalise des œuvres telles que Vingt études progressives (1996) pour percussions ou une série de petites pièces pour instrument soliste (Histoire cyclopéenne, Histoire de pas, Histoire de si…). S’il parle souvent de « pédagogie » ou d’« exercice34 », même dans sa propre démarche compositionnelle, c’est parce qu’il veut « connaître de façon précise ce avec quoi[il] travaille35 ». Se considérant comme « rationaliste », Leroux est convaincu que « la poésie ne peut survenir que sur un matériau conceptuel ou sonore que l’on domine et que l’on peut particulariser36 ». Une série d’œuvres telles que De la vitesse, Du souffle, De l’épaisseur, De la texture, De l’itération ou De la Disposition – qui ont chacune pour objet, comme le montre leur titre, d’approfondir une dimension musicale particulière – est réalisée précisément dans cette idée. La transcription, qui « [met] en perspective écriture instrumentale et utilisation d’éléments électro-acoustiques » pour « accéder à un type d’écriture musicale dont [il n’aurait] pas eu l’idée par [lui-même]37 », revêt également un caractère « autopédagogique ».
Tristan Murail remarque, dès la fin des années 1980, que les compositeurs de la deuxième génération spectrale aboutissent à des résultats nouveaux et très différents de ceux de la première génération, tout en acquérant les principes de base tels que le processus, les interpolations ou l’analyse spectrale du son38. Depuis lors, les démarches adoptées par ces compositeurs se sont tellement diversifiées qu’il est difficile aujourd’hui de parler d’une esthétique propre à la deuxième génération spectrale. D’après Theo Hirsbrunner, « composer le son lui-même » plutôt que « composer avec des sons39 » reste néanmoins la caractéristique commune de compositeurs tels que Marc-André Dalbavie, Philippe Hurel, Kaija Saariaho ou Philippe Leroux, même si celle-ci apparaît sous une forme différente d’un compositeur à l’autre. Chez Leroux, « l’écriture du son » se caractérise par l’importance particulière attachée au geste qui engendre le son et le mouvement, mais aussi qui assure organiquement la relation entre les éléments hétérogènes, en même temps que c’est par cette préoccupation que la singularité de son œuvre se manifeste, semble-t-il, de la manière la plus évidente. Cette démarche atteint une dimension métaphysique chez Leroux, car le geste qu’il cherche est celui qui « phrase le monde » comme un « souffle unificateur40 ». Par là, il entend la nécessité de redéfinir la notion d’œuvre musicale, dans laquelle l’auditeur n’est plus un simple « consommateur », mais celui qui « rejoue » les gestes « [mis] en branle » par le compositeur et « produits41 » par l’interprète.
- Philippe Leroux, Musique, une aire de jeux – Entretiens avec Elvio Cipollone, Paris, MF, collection « Paroles », 2009, p. 67.
- Philippe Leroux, « De Voi(rex) à Apocalypsis : essai sur les interactions entre composition et analyse », L’Inouï, n° 2, 2006, p. 52.
- Gérard Grisey, Écrits ou l’invention de la musique spectrale, édition établie par Guy Lelong avec la collaboration d’Anne-Marie Réby, Paris, MF, collection « Répercussions », 2008, p. 79.
- Henri Bergson, Œuvres, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 1385 [éd. o. : 1959].
- Philippe Leroux, «…Phraser le monde : continuité, geste et énergie dans l’œuvre musicale », Circuit, Musiques contemporaines, vol. 21, n° 2, 2011, p. 33.
- Philippe Leroux, Musique, une aire de jeux, op. cit., p. 57.
- Ibid., p. 54.
- Ibid., p. 46.
- Ibid., p. 52.
- Ibid., p. 113.
- Philippe Leroux, « La composition : jouer ou mourir. Quel sont les rapports que peuvent entretenir le jeu et la composition musicale ? », Dissonanz/Dissonance, n° 82, août 2003, p. 20.
- Philippe Leroux, Musique, une aire de jeux, op. cit., p. 106.
- Philippe Leroux, dans la préface de 3bis, rue d’insister, Paris, Gérard Billaudot Éditeur, 2001.
- François Decarsin, « Karlheinz Stockhausen », dans Théorie de la composition musicale au XXe siècle, vol. 2, (Nicolas Donin et Laurent Feneyrou, sous la dir. de), Lyon, Symétrie, 2013, p. 1035.
- Philippe Leroux, « De Voi(rex) à Apocalypsis : essai sur les interactions entre composition et analyse », op. cit., p. 53.
- Ibid., p. 53.
- Dominique Druhen, dans le livret de « Philippe Leroux – Continuo(ns), Fleuve, Air-Ré, PPP, Phonie douce », Ensemble Court-Circuit, dir. Pierre-André Valade, CD MFA, 1995, p. 1.
- Philippe Leroux, « La composition : jouer ou mourir. Quel sont les rapports que peuvent entretenir le jeu et la composition musicale ? », op. cit., p. 24.
- Ibid., p. 22.
- Philippe Leroux, Musique, une aire de jeux, op. cit., p. 85.
- Ibid., p. 80.
- Philippe Leroux, « The Model of the Model in Voi(rex) », dans The OM Composer’s Book 2, Paris, Ircam, 2008, p. 149.
- Philippe Leroux, note de programme de Voi(rex).
- Ibid.
- Philippe Leroux, « Question de faire. La génétique musicale in vivo vue du côté du créateur », GENESIS Revue internationale de critique génétique, n° 31, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010, p. 60.
- Nicolas Donin et Jacques Theureau, « La composition d’un mouvement de Voi(rex), de son idée formelle à sa structure », L’Inouï, n° 2, 2006, p. 62-85.
- Philippe Leroux, «…Phraser le monde : continuité, geste et énergie dans l’œuvre musicale », op. cit., p. 45.
- Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 15.
- Philippe Leroux, «…Phraser le monde : continuité, geste et énergie dans l’œuvre musicale », op. cit., p. 46.
- Propos recueillis par l’auteur, le 10 août 2013. Leroux emploie également cette expression dans la note de programme de …Ami…Chemin…Oser…Vie…
- Philippe Leroux, note de programme de …Ami…Chemin…Oser…Vie…
- Philippe Leroux, Musique, une aire de jeux, op. cit., p. 108.
- Ibid., p. 100.
- Ibid., p. 74, p. 86, p. 93.
- Ibid., p. 95.
- Ibid., p. 95.
- Philippe Leroux, « Question de faire. La génétique musicale in vivo vue du côté du créateur », op. cit., p. 58.
- Tristan Murail, Modèles et artifices, textes réunis par Pierre Michel, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2004, p. 49-50.
- Theo Hirsbrunner, « Autour du spectralisme : prolongements, critiques, voies parallèles », dans Théorie de la composition musicale au XXe siècle, vol. 2, op. cit., p. 1604.
- Philippe Leroux, Musique, une aire de jeux, op. cit., p. 38.
- Philippe Leroux, «…Phraser le monde : continuité, geste et énergie dans l’œuvre musicale », op. cit., p. 46.