Parcours de l' oeuvre de Marc-André Dalbavie

par Philippe Lalitte

Marc-André Dalbavie acquiert une formation aussi solide que diversifiée au CNSMDP (analyse avec Betsy Jolas et Claude Ballif, composition avec Michel Philippot, orchestration avec Marius Constant, électroacoustique avec Guy Reibel), puis avec Franco Donatoni (composition), Tristan Murail (informatique musicale) et Pierre Boulez (direction d’orchestre). Lorsqu’il rencontre la musique spectrale au début des années 1980, le jeune compositeur prend conscience du nouvel horizon qui s’ouvre à lui. En se fondant sur une approche rationnelle du son, Grisey et Murail ont apporté, par delà les nouvelles techniques d’écriture, une conception de la composition axée sur les phénomènes sonores. Dalbavie entreprend alors une démarche consistant à mettre « le son au centre de la musique, et la perception au sommet des préoccupations des compositeurs »1. L’influence du spectralisme se fait sentir dans les œuvres des années 1980 comme Les Paradis mécaniques (1981-83) pour piano et ensemble ou Les Miroirs transparents (1985) pour orchestre, pour lesquelles Dalbavie expérimente la technique de synthèse instrumentale et la notion de processus. Son passage à l’Ircam de 1985 à 1990 lui permet d’aborder la composition assistée par ordinateur et d’approfondir les questions de formalisation. Diadèmes pour alto solo transformé, dispositif électronique et ensemble instrumental (1986) repose ainsi sur l’opposition entre les matériaux d’origine instrumentale et électronique, ainsi que sur les rapprochements opérés entre ces deux mondes par les transformations en temps réel du soliste à l’aide d’un harmoniseur, d’une réverbération et d’un écho.

Si Dalbavie a bien choisi de partir des prémisses de la musique spectrale, il va très vite les dépasser. Seuils pour soprano, ensemble et électronique (1991-1993), également composé à l’Ircam, marque, de ce point de vue, une étape essentielle de son évolution. La partie électronique a été conçue, avec l’aide de Jan Vandenheede, pour établir un lien étroit entre le timbre et l’harmonie. Les signatures acoustiques de l’alto, du piano, de la harpe, du gong, de la cloche et de la contrebasse ont été modélisées afin de favoriser la fusion entre l’instrumental et l’électronique. De même, l’intégration de la partie vocale au matériau harmonique a été minutieusement élaborée à partir d’une analyse acoustique des vers écrits par Guy Lelong. La pièce initie également son travail sur la spatialisation, chaque objet musical, selon sa morphologie, étant associé à un type spécifique de mouvement dans l’espace. Le compositeur pousse à un haut degré sa conception polyphonique du processus initiée avec Diadèmes. L’interaction entre des processus de portée locale et plus globale conduit à des agencements polyphoniques ou hétérophoniques qui lui offrent le moyen de pallier une trop grande prévisibilité. Avec Seuils, Dalbavie pose les grandes directions vers lesquelles va désormais s’orienter son esthétique.

Acoustiques fictives

Sa rencontre avec Jean-Marie Adrien, acousticien à l’IRCAM, a été déterminante en ce qu’elle lui fit prendre conscience du fait que le son ne peut exister sans l’espace. L’identité du timbre instrumental, en effet, dépend non seulement de ses caractéristiques spectrales et morphologiques, mais de l’interaction entre son rayonnement et l’acoustique de la salle. Dalbavie en déduit que toute pensée spectrale débouche nécessairement sur une pensée de l’espace, dimension laissée en friche par la plupart des compositeurs spectraux. Dalbavie va alors chercher à transposer dans le domaine compositionnel la continuité entre timbre et espace en simulant des phénomènes tels que la résonance, le rayonnement, la réverbération, l’écho, etc. Une résonance se produit quand un système reçoit de l’énergie à une fréquence proche de sa fréquence fondamentale de vibration (appelée fréquence propre). Il se produit alors une amplification plus ou moins importante de la vibration selon la proximité de sa fréquence avec la fréquence propre du système. Chez Dalbavie, ce phénomène est métaphorisé par l’écriture de polarités, qu’il nomme pôle ou axe de résonance, qui émergent de l’harmonie et de la texture. Le principe du pôle de résonance ne recoupe cependant pas totalement celui celle de teneur dans la musique modale, de tonique dans la musique tonale, ou de note pivot dans la musique atonale. Ce n’est pas un simple son continu, mais un son qui interagit avec son environnement, à l’instar d’une corde qui vibre par sympathie. Les pôles de résonance possèdent donc une force attractive extrêmement puissante tel celui du début du Concerto pour violon et orchestre (1996) qui agit comme un aimant sur le soliste. Ces pôles peuvent être choisis « arbitrairement », comme ceux du concerto pour orchestre The Dream of the Unified Space (1999) empruntés à la série du Konzert, Op. 24 de Webern ou ceux de Mobiles pour 4 chœurs à 4 voix et ensemble instrumental (2001), tirés d’un organum de Pérotin. Ils peuvent aussi provenir de l’acoustique d’un lieu comme ceux de Concertate il suono pour orchestre (2000) associés aux fréquences propres du Severance Hall de Cleveland. Le recours à de tels procédés conduit Dalbavie à dépasser l’opposition tonalité/atonalité au profit d’une continuité intégrée dans le paysage plus vaste de la résonance. Sa musique comporte alors des moments, qu’il nomme « phénomènes de coïncidence », où émergent des matériaux appartenant à la musique modale ou tonale. Cette position l’autorise à intégrer un simple accord de mineur comme dans Color (2001) pour orchestre, à citer le madrigal de Gesualdo « Beltà, poi che t’assenti » dans Palimpseste (2002-2004) pour flûte, clarinette, piano, violon, alto et violoncelle, à fonder Offertoire (1995) pour chœur d’hommes et orchestre sur un chant grégorien du IXe siècle ou même à composer ses Variations orchestrales sur une œuvre de Janáček (2006) sur le quatrième mouvement de la Suite pour piano Dans les brouillards.

Les phénomènes de propagation du son fertilisent l’imagination du compositeur qui en tire des techniques de composition et d’orchestration. On trouve ainsi dans sa musique des délais qui tantôt servent à épaissir le son, tantôt créent des échos spatialisés de courts motifs, des halos sonores constitués de doublures de faible intensité, des gammes qui tournent dans l’espace, des résonances qui se coagulent en harmonies, etc. Ces artifices d’écriture ne sont néanmoins pas de pures métaphores, ils sont parfaitement audibles. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter les effets de réverbération et d’écho au début du Concerto pour violon. L’intérêt de tels procédés réside également dans la possibilité de dépasser les limites de la réalité acoustique pour inventer des espaces fictifs. Dans des pièces comme The Dream of the Unified Space ou Concertate il suono, plusieurs types de délais, plus ou moins brefs, plus ou moins réguliers, sont superposés afin de donner l’impression d’une multitude de réflexions plus ou moins chaotiques. En définitive, l’orchestration chez Dalbavie devient véritablement « l’écriture d’une acoustique fictive »2. Sa connaissance approfondie de l’orchestre (il occupe actuellement le poste de professeur d’orchestration au CNSMDP), associée à toutes ces techniques inspirées des phénomènes de propagation du son, lui ont permis de renouveler drastiquement l’approche de l’orchestration tout en prenant en compte son histoire.

Orchestre spatialisé

Après avoir employé un dispositif de spatialisation quadriphonique dans Seuils, c’est la disposition spatiale des musiciens que le compositeur met à profit afin de renouveler la dramaturgie du concerto. Ainsi, la répartition en deux orchestres du Concerto pour violon, l’un sur scène avec le soliste, l’autre répartissant les musiciens au premier balcon autour des spectateurs, remet en cause la focalisation visuelle et auditive sur le soliste. Alors que la première partie de la pièce se conforme au modèle du concerto de soliste « traditionnel » en ne faisant entendre que les protagonistes sur scène, les instruments disposés dans la salle interviennent peu à peu dans la seconde partie. Le final glorifiant le virtuose est abandonné au profit d’une absorption dans le collectif par le biais de l’espace. À partir du moment où la forme frontale est abandonnée, affirme Dalbavie, « la forme du concerto se disloque d’elle-même »3. De fait, le compositeur substitue le conflit du soliste avec l’espace à la conventionnelle lutte entre le soliste et l’orchestre. C’est le cas dans le double concerto pour clarinette, cor de basset et deux orchestres spatialisés, Antiphonie (1999), où, lors de la première audition par le Staatsorchester Rheinische Philharmonie sous la direction de Shao-Chia Lü, au Festhalle de Zweibrücken, l’un des orchestres avec son soliste était situé devant le public et l’autre derrière. La disposition spatiale de l’orchestre de Concertate il suono lui permet d’élargir le principe du concerto grosso. En effet, le concertino principal, placé sur la scène, est démultiplié par trois autres concertinos disposés autour du public. Quatre cors sont, en outre, répartis autour du public afin de faire écho aux cuivres du ripieno. Le dialogue entre les différents concertinos et le ripieno de la première partie aboutit, lors de la deuxième, à la fusion des concertinos. Dalbavie en vient à imaginer des œuvres in situ en fonction de et pour certains lieux. Mobiles (2001), pour seize voix et orchestre a été spécialement conçu pour la salle de concert de la Cité de la musique à Paris et ne peut, a priori, être donnée ailleurs car la disposition des musiciens nécessite l’utilisation du parterre, des balcons et du niveau supérieur. The Rocks under the Water (2002) a été composée pour l’inauguration du Peter B. Lewis Building de Cleveland dessiné par Frank O. Gehry. Le compositeur s’est attaché à faire correspondre le projet architectural de découverte progressive du lieu en plaçant différents groupes instrumentaux dans l’ensemble du bâtiment de façon à ce que le public découvre la musique au fur et à mesure de son parcours. Là aussi les spécificités acoustiques du lieu ont influé sur la conception harmonique de la pièce.

L’attention portée à la musique concertante spatialisée a dominé les années 1990. Cependant, la musique récente se réapproprie la disposition frontale tant pour l’orchestre que pour la musique de chambre ou la musique vocale. L’intérêt de Dalbavie  se dirige vers une écriture « perspectiviste » où la notion de profondeur se substitue à l’éclatement de l’orchestre, comme en témoignent Color (Orchestre de Paris, 2001), Ciaccona (Orchestre Symphonique d’Hambourg, 2002), Sinfonietta (Orchestre Philharmonique de Radio-France, 2004), le Concerto pour piano et orchestre (Orchestre de la BBC, 2005), le Concerto pour flûte (Orchestre Philharmonique de Berlin, 2006), les Variations orchestrales sur une œuvre de Janáček (Orchestre Philharmonique de Tokyo, 2006), La Source d’un regard (Concertgebouw d’Amsterdam, 2007), les Sonnets de Louise Labé pour contre-ténor et orchestre (Orchestre national de Lyon, 2008)…

Polyphonie de processus

Dalbavie a pris connaissance de l’écriture par processus à travers la musique de Ligeti, puis la musique spectrale. Mais, c’est plutôt sous l’influence de la littérature, et notamment d’œuvres telles que Le maître et Marguerite de Boulgakov ou les Leçons de choses de Claude Simon qui entremêlent les temps et les narrations, que Dalbavie s’oriente vers une conception polyphonique du processus. Le principe de base du processus – d’ailleurs commun aux minimalistes et aux spectraux – est la réitération d’un même objet sonore qui subit des transformations continues. Le compositeur peut tirer avantage de la répétition pour faciliter la mémorisation, alors que la transformation altère l’identité sans forcément l’annihiler. Souvent, Dalbavie ajoute aux processus de type harmonique, mélodique ou rythmique une dimension spatiale. Les objets sonores, tout en se transformant, donnent l’illusion d’un mouvement dans l’espace. Fidèle à son principe de continuité entre le timbre et l’espace, le compositeur associe à chaque processus un comportement spatial qui va favoriser son identification à chacun de ses retours. Par conséquent, affirme Dalbavie, « la sensation produite n’est donc pas celle d’un simple son mis en mouvement, mais celle d’un son projeté dans l’espace »4.

Chez Dalbavie, l’organisation des processus emboîtés est gérée précisément par l’écriture. Il ne s’agit pas seulement de contrôler l’émergence de tel ou tel processus à l’intérieur d’une texture globale, à la manière du mixage de différentes pistes enregistrées, mais d’en prévoir les interactions. D’ailleurs, comme dans le contrepoint, le compositeur doit établir des règles qui déclinent toutes les relations possibles entre tel ou tel processus. Qu’elles soient simples ou complexes, les interactions entre processus donnent lieu à des phénomènes de fusion, de dérivation, d’incrustation, de contamination… qui sont à la base de la dramaturgie formelle. La polyphonie de processus permet de jouer sur la superposition de flux auditifs. Ce phénomène a été largement étudié en psychoacoustique et en psychologie de la musique (notamment par Albert Bregman5). Un certain nombre d’indices aident l’oreille à effectuer des groupements simultanés ou séquentiels. La plupart du temps, les indices convergent vers une même solution. Parfois, cependant, les indices entrent en conflit les uns avec les autres créant une image auditive équivoque. Il en résulte des situations où plusieurs interprétations sont possibles, d’où l’émergence d’illusions auditives. Les interactions entre différents paramètres harmoniques, mélodiques, rythmiques, dynamiques et spatiaux contrôlés par l’écriture permettent à Dalbavie rendent le résultat perceptif à la fois plus riche et plus équivoque. En exploitant la dimension polyphonique de l’écriture par processus, Dalbavie a pu créer les conditions de possibilité d’interactions, de croisements, de convergences, de coïncidences qui produisent de fortes potentialités perceptives et cognitives. « Plus une œuvre est complexe dans ses fonctionnements liés à la perception », affirme-t-il, « plus elle permet une variété de relations, à la fois cognitives et esthétiques »6. La polyphonie de processus, ainsi que toutes les innovations évoquées plus haut, positionnent la musique de Dalbavie comme l’une des plus originales du panorama musical actuel. Sa conception ouverte de la création le conduit à transcender les clivages esthétiques comme en témoignent l’opéra Gesualdo pour huit voix, chœur et orchestre (2010) sur un livret de Richard Millet ou le Quatuor avec piano (2011). Cette nouvelle modernité, à l’instar de l’œuvre de Buren, possède le sens de l’immédiateté, sans pour autant renoncer à la complexité et au raffinement de l’écriture.


  1. Marc-André Dalbavie, Marc-André Dalbavie, textes réunis par Danielle Cohen-Levinas et Risto Nieminen, Les cahiers de l’ircam, Compositeurs d’aujourd’hui, Ircam/Centre Georges Pompidou, 1993, p. 13.
  2. Marc-André Dalbavie, Le son en tout sens, Paris, Gérard Billaudot Editeur, 2005, p. 91.
  3. Ibid., p. 52.
  4. Ibid., p. 50.
  5. Albert S. Bregman, Auditory Scene Analysis : The Perceptual Organization of Sound, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1990.
  6. Omer Corlaix, « De l’in situ à l’opéra interactif : entretien avec Marc-André Dalbavie, Patrice Hamel, Guy Lelong », Musica Falsa, n° 20, « Opéra », septembre 2004, p. 102.
© Ircam-Centre Pompidou, 2013


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