« La musique est séduction 1. » Sans vouloir assimiler l’œuvre de Luca Francesconi à quelque maxime toujours réductrice, cette courte pensée exprime indéniablement l’un des fondements importants de sa démarche compositionnelle. Cette formulation, pour elliptique qu’elle soit, est l’aboutissement d’une longue réflexion, amorcée durant ses années d’apprentissage au Conservatoire de Milan et sans cesse remise sur le métier jusqu’à aujourd’hui. Elle est suscitée par une double réalité. D’un côté, la fascination pour la tradition musicale occidentale, non seulement les œuvres des maîtres du passé, mais également les outils que cette tradition a forgés au fil des siècles (notamment les instruments, et surtout, le plus extraordinaire d’entre tous : l’orchestre), et de l’autre côté, la jouissance d’une énergie créatrice libre de contrainte, primitive, archaïque (c’est-à-dire non réflexive) vécue dans la pratique nocturne du rock et du jazz.
Pour Francesconi, il ne s’agissait pas de choisir entre l’une ou l’autre de ces réalités vécues, souvent considérées comme antinomiques au sein de la culture musicale occidentale, mais de chercher à les faire coexister : ni négation de l’esprit d’analyse ou d’une recherche portée vers la complexité issue de la tradition – qui s’interdirait toute expressivité ou abandon à l’irrationnel –, ni refus d’une musique énergétique inconsciente de ses mécanismes internes. C’est « dans une danse, proprement dans une danse entre instinct et raison, à la recherche constante d’un équilibre, [que] notre expérience perceptive trouve son accomplissement le plus vrai. C’est donc l’éternel dualisme, et l’éternelle tentative de synthèse. Apollon et Dionysos, bien sûr 2 ! »
Luca Francesconi se définit ainsi, pour le versant rationnel, comme le successeur de la « génération des pères » (Boulez, Berio dont il fut l’assistant de 1981 à 1985, Stockhausen, Maderna, etc.). Il se donne pour tâche d’accomplir la synthèse de l’évolution musicale occidentale que ces compositeurs n’ont pas opérée à l’issue de leur intense activité de recherche des années 1950 à 1970 (ceux-ci s’étant arrêtés, selon lui, au seuil d’une nouvelle grammaire musicale).
Pour le versant irrationnel, Francesconi se définit comme un compositeur conscient de la nécessité de donner à l’auditeur une « trame » – titre d’une de ses œuvres pour saxophone et orchestre, Trama (1987), amplification de Plot in fiction (1986), que l’on peut traduire par L’intrigue dans la fiction, pour hautbois / cor anglais et douze instruments –, « trame » qui puisse guider son écoute à l’intérieur de la composition : quête d’une transparence compositionnelle (sans pour autant tomber dans la simplicité ; les moyens ne pouvant se substituer à la qualité de la pensée de l’auteur) basée notamment sur l’énergie pure, directement sensible, sans nécessité d’une intellection profonde des mécanismes opératoires.
Au départ de ce binôme compositionnel, les œuvres de Francesconi sont toujours une tentative de construction d’un sens, d’un signifié musical chaque fois redécouvert. Son attitude est donc fondamentalement différente, à la fois des courants déconstructionnistes de la création contemporaine – dont les tenants cherchent à nier toute empreinte traditionnelle dans le matériau musical (mais que reste-t-il encore à détruire ?) –, comme des tentatives formalistes et de surdétermination de l’écriture, aussi bien que des courants cherchant des solutions soit dans un passé musical muséifié (utilisé comme pièce d’un jeu musical intellectuel et élitiste par essence qui n’est autre qu’un « ballet de morts »), soit dans une quête d’immédiateté émotionnelle par le recours à des langages supposés compréhensibles par un large public. Autant d’académismes de la part de compositeurs retirés « dans [leur] citadelle, dans [leur] laboratoire ultra-protégé qui, paradoxalement, est financé par les mêmes institutions de l’État qu’ils désirent critiquer 3 »). La responsabilité du créateur contemporain est au contraire pour Francesconi de reconstruire, de refonder, par un parcours analytique synthétique – fruit d’une nécessaire et permanente recherche musicale –, qui soit toujours en syntonie avec la réalité historique contemporaine. En somme un engagement, non nécessairement politique ; un langage qui puisse soutenir un discours musical conscient de son appartenance à une culture déterminée (et donc d’accepter son héritage en jouant avec la pression sémantique dont celui-ci est porteur) ; une volonté de laisser agir une énergie pure, interne à tout élément musical. Une quête de l’épistèmê inlassablement remise sur le métier, c’est-à-dire la « capacité de vivifier les grandes valeurs de la pensée occidentale, à travers une confrontation continue et risquée, parfois batailleuse, avec les défis du quotidien, avec l’évolution du monde – ou la réponse de la koinê de la planète 3. »
Les œuvres de Francesconi relèvent donc d’une perpétuelle tentative d’établir un équilibre signifiant entre « la séduction dangereuse de la beauté », sans pour autant « renoncer un instant à la complexité, à la richesse des articulations internes de la pensée, de l’action, et de l’élaboration musicale 3 ». Le cycle sur la mémoire, Studio sulla memoria (Richiami II, 1989-1992 ; Memoria, 1990 ; Riti neurali, 1991 ; et A fuoco, 1995) est révélateur de cette palingénésie du sens, aboutissement d’une recherche inlassable et nécessaire sur le langage musical. Le point de départ anecdotique de Memoria (le bicentenaire de la mort de Mozart – l’œuvre étant dédiée, notamment, à « Wolfgang Amadeus ») offre au compositeur un matériau de base exogène issu de la Symphonie concertante pour violon et alto KV 364 de Mozart. Francesconi se livre alors à une analyse minutieuse de quelques mesures afin d’en explorer les éléments structuraux et d’en percevoir les potentialités. Il élabore ensuite sa composition en prenant comme point de départ l’antipode architectural du fragment mozartien et explore toutes les transformations possibles de la matière musicale qui permettent une réinvention littérale de cet emprunt. Durant toute la durée de l’œuvre, on sent plier la musique, on suit les mutations et les conversions successives de la substance musicale qui donnent naissance, à l’extrême fin de l’œuvre, à la musique de Mozart. Il n’est donc pas question, comme dans toutes ses œuvres, de citation ou de collage : l’extrait de Mozart n’est pas greffé au travail de Francesconi, il n’est pas l’événement causal de l’œuvre, mais devient une conséquence, parmi d’autres, de la composition ; l’œuvre, après s’être abreuvée à cette source historique, pourrait se passer de ces quelques mesures empruntées. C’est donc avant tout par un esprit d’analyse totale et un contrôle permanent des phénomènes que Francesconi élabore son travail, ce qui lui permet notamment de jouer avec l’histoire, sans en être prisonnier.
Cet esprit d’analyse des phénomènes, la volonté de contrôler les diverses transformations de la matière musicale en suivant au plus près l’évolution de tous les paramètres sonores, suscitent naturellement le recours à l’électronique. Pour Francesconi, ces nouveaux outils font partie intégrante de son panorama musical et de son background compositionnel. L’évolution musicale occidentale est, bien évidemment une histoire de la langue ou de la pratique musicale par exemple, mais également une histoire du perfectionnement de la technique instrumentale qui a toujours fourni aux musiciens des prothèses capables de répondre à leurs exigences ou, au contraire, de susciter chez eux l’envie d’explorer de nouveaux espaces encore vierges en se confrontant à l’innovation technique. La technologie dont dispose aujourd’hui Francesconi lui permet ainsi « de visiter des lieux qui autrement seraient impossibles à visiter » (Entretien avec l’auteur, 2006), à savoir le microscopique et le macroscopique.
Ainsi dans son œuvre Etymo (1994), pour soprano, électronique et orchestre de chambre, Francesconi utilise la technologie mise à sa disposition par l’Ircam (commanditaire de l’œuvre) afin d’explorer les différentes conceptions de la relation entre la parole et le son qui peuvent se concevoir selon trois états : phonétique, sémantique et poétique (ou esthétique). L’électronique intervient non seulement pour sillonner les multiples résonances internes de ces trois étapes (en donnant à entendre ce que l’oreille humaine ne peut percevoir que partiellement), mais également pour provoquer le passage d’une situation à une autre. Ainsi, entre la première et la seconde partie de l’œuvre, l’électronique permet de faire « bouillir tous les sons » (Entretien avec l’auteur, 2006), toute la matière sonore produite par la voix et d’en faire émerger progressivement un son articulé, première étape d’une ébauche de signification, à l’instar de la découverte par les enfants de leur premier phonème : apparition du son « m ». Cette lettre, évocatrice d’un sens à venir, d’un sémantisme encore balbutiant, va dévoiler progressivement à travers la voix de soprano un vers de Charles Baudelaire extrait du Voyage: « même dans nos sommeils / La curiosité nous tourmente et nous roule ». L’électronique nous a fait basculer d’un état de turbulences des phénomènes sonores, énergie pure, à un état d’équilibre entre le discours musical de Francesconi et le discours poétique de Baudelaire.
Cette utilisation de l’électronique comme outil synthétique d’une architecture dialogique est particulièrement mise en évidence dans son œuvre pour trombone solo et électronique en temps réel, Animus (1995-1996). Cette composition « relate l’histoire qui se déroule entre un animal (humain) et une pièce de métal. […] L’ordinateur explore ces deux corps, grâce au va et vient d’un zoom examinant leur matière organique : la chair, le métal. Puis il les fait exploser dans l’espace. Tente finalement de les recomposer 4. »
L’aspect technologique dans la musique de Francesconi, que nous venons d’esquisser, ne doit pas occulter la richesse de l’écriture instrumentale. Si l’intervention du medium électronique au cours de l’exécution d’une œuvre fascine souvent, l’auditeur ne manquera pas d’être frappé par la fragrance des sonorités instrumentales. Comme nous l’avons déjà signalé dès l’amorce de cette étude, Francesconi est un amoureux de l’héritage occidental et particulièrement de son panel instrumental. Il ne s’interdit donc pas de faire sonner les instruments en recourant à leurs qualités sonores traditionnelles. On ne trouvera que rarement dans ses compositions d’utilisation contre-nature de l’instrument ou de modes de jeu inusités qui, chez certains compositeurs, frôlent parfois l’excentricité gratuite, tenant plus de l’exhibition que d’une quelconque nécessité compositionnelle. Si de telles recherches d’extension (ou de déconstruction, selon les cas) des techniques instrumentales se sont basées sur des raisons historiques valables à une époque, elles ne peuvent plus constituer aujourd’hui le seul fondement d’un projet compositionnel. Les compositeurs contemporains se doivent d’en acter l’existence et de les intégrer à leurs ressources créatives mais sans exclusive ni rejet catégorique. Francesconi ne se refuse donc pas à la recherche dans le domaine instrumental, lorsqu’elle est impliquée dans un projet plus global. Comme nous l’avons déjà étudié ci-dessus, l’électronique était déjà un moyen d’explorer la matière sonore produite par les instruments. Dans ses œuvres sans électronique, l’exploration du son est également omniprésente mais sans tenter de faire sonner l’instrument pour ce qu’il n’est pas, comme il s’en explique lors de son travail sur Rest (2004) pour violoncelle et orchestre : « Le violoncelle est un instrument très puissant qui se suffit à lui-même. Il possède une ampleur étonnante au registre grave, à l’aigu, une variété d’articulation infinie, une habileté mimétique de timbre et de style proche de celle du caméléon. Mais sa puissance n’est pas dynamique, « musculaire ». Elle est entièrement concentrée dans sa matière. Et c’est ainsi que l’on doit l’utiliser : ce n’est pas un tuba ni une guitare électrique 3. » L’abstraction du travail sur le domaine instrumental vient ainsi s’insérer naturellement à l’intérieur des qualités propres de l’instrument : « Je désirais atteindre [la] nature cachée [du violoncelle], pleine de force et d’énergie […] d’un côté – une « secousse » tellurique et forte, très grave. Scintillante, légère et « féerique » de l’autre […]. Ces extrêmes « abstraits » de l’instrument, représentent […] deux états du son encore inconnus : un son, en un certain sens préverbal (une matière crue) et l’autre postverbal (une matière proche de la fable). […] Ainsi, après cette navigation périlleuse parmi des lieux et des couleurs inattendus, apparaît le violoncelle tel que nous avons l’habitude de l’entendre. Arrivés à ce stade, nous nous apercevons que l’instrument que nous connaissons ne correspond qu’à l’un des multiples instruments qu’il pourrait être en réalité 3. » Nous retrouvons ici les trois étapes de la construction d’un langage articulé (phonétique, sémantique et poétique) déjà explorée dans Etymo, et qui traversent toutes les œuvres de Francesconi.
Sa position de compositeur se conçoit donc toujours comme celle d’un voyageur infatigable (le Wanderer, auquel il consacra une vaste composition éponyme pour orchestre en 1998-1999) parcourant les espaces linguistiques à la recherche de leurs frontières toujours mouvantes ; une étude éthologique portée sur l’homme pour sonder les limites entre bruit et son, entre instinct et raison. Chaque situation ou élément musical donne ainsi lieu à une enquête minutieuse sur les différentes relations qu’il est susceptible d’établir avec le milieu qui l’entoure : depuis, par exemple, les interactions multiples des instrumentistes entre eux – comme dans Riti neurali (1991), pour violon et dix-huit instruments, « où le soliste occupe un grand nombre de situations par rapport au petit orchestre (l’entraînant, lui obéissant, le contredisant, l’ignorant, etc.), comme autant de postures. […] La complexité du contrepoint […] vient de la simultanéité de postures différentes 1. » – jusqu’à la confrontation de matériaux musicaux distincts – comme dans Mambo (1987) pour piano, où « la texture de l’œuvre se compose de trois couches plus ou moins répétitives, dont la rivalité donne à la pièce sa dynamique 5. » Cette courte pièce pour piano servira de matériau de base pour la composition d’Islands (1992), concerto pour piano et orchestre de chambre, en faisant proliférer ces relations explorées furtivement en 1987.
« La musique est séduction », nous disait pour commencer Francesconi. La phrase suivante s’explicite maintenant d’elle-même : « Il n’y a que cela qui puisse être en profondeur. C’est une expérience riche et exhaustive qui, outre le premier niveau de la fascination sensorielle, mobilise aussi notre cerveau 2. »
- Dominique DRUHEN, « Vers la transparence », Disques Montaigne, 1996, MO 782032.
- Luca FRANCESCONI, « Les Esprits libres », dans La Loi Musicale. Ce que la lecture de l’histoire nous dés(apprend) (Danielle COHEN-LEVINAS, textes réunis et présentés par), Paris, L’Harmattan / Itinéraire, coll. « Musique et Musicologie : les Dialogues », 1999, pp. 19-40 [éd. o. en ital. : 1994, trad. fr. présente : Philippe Allé].
- Luca FRANCESCONI, « Cobalt Scarlet et Rest », CD Stradivarius, 2005, STR 33703.
- Luca FRANCESCONI, « Animus », Notes de programme, Ircam, 1995.
- Luca FRANCESCONI et Jean-Luc PLOUVIER, « Mambo, Plot in fiction, Attesa, etc. », Disque Megadisc Classic, 1998, MDC 7834.