Dans un entretien de 1982, John Cage exposait : « Mon nom est bien connu mais la connaissance de ma musique est toujours aussi mauvaise, je dirais, depuis toujours. C’est dû en grande partie au fait que j’ai écrit beaucoup de musique qui n’est pas toujours la même, et je fais toujours une musique nouvelle, de sorte que personne ne sait jamais à quoi s’attendre au moment d’écouter ma musique 1. »
Cette déclaration nous confronte à deux idées capitales : 1) il n’existe pas un style Cage ; 2) en conséquence, la perception des auditeurs ne peut pas se fonder sur des assisses préalables. Ainsi la musique de John Cage serait-elle, comme Daniel Charles l’avait avancé dès 1976, une musique de l’oubli. Un oubli dû non pas à une défaillance mais plutôt au fait de ne pas prendre en considération ce que l’on est censé faire : l’oubli cagien serait bâti sur le manquement aux règles, à tout ce qui perpétue usages et convenances. Il s’agit d’un oubli actif.
I.
Premier acte de l’oubli actif : Schoenberg, dont Cage suit l’enseignement en 1934 et 1935, lui déclare qu’il n’a aucun sens de l’harmonie et que cette dernière sera comme un mur qui lui barrera le chemin. Cage décide de « consacrer sa vie à se taper la tête contre ce mur 2 ». Après avoir travaillé au moyen d’une interprétation personnelle du dodécaphonisme dans des œuvres comme Two Voices (1933) ou Composition for Three Voices (1934), le musicien se penche sur la percussion - domaine des sons à hauteurs peu ou pas déterminées. Ce faisant, il commence à pratiquer un trou dans le mur de l’harmonie et découvre que, de l’autre côté, il y a encore des sons. Il réalise que le monde de la musique est plus vaste que ce que les systèmes laissent entendre. De 1935 à 1943, Cage compose quinze œuvres pour percussion, dont Quartet (1935), Construction in Metal (1939) ou Double Music (1941) en collaboration avec Lou Harrison.
Dans ces années, explorant ce qu’il nommera la structure rythmique micro-macrocosmique, Cage bâtit ses œuvres sur des relations proportionnelles : par l’application de racines carrées au nombre des mesures, les grandes longueurs ont la même relation au sein de l’ensemble que les petites longueurs au sein d’une unité inférieure. Cette structure rythmique peut être rendue manifeste avec des sons – bruit inclus –, mais aussi avec des mouvements comme dans le cas de la danse. Cette découverte constitue sa réponse à l’harmonie structurelle de Schoenberg 3. Ce type de structuration est employé à partir de Construction in Metal, une œuvre formée de seize unités de seize mesures de durée. Seize est aussi le nombre de mesures à 4/4 de chacune des unités de la structure rythmique.
Le trou dans le mur de l’harmonie vient s’agrandir avec l’invention du water gong (1938), pour un ballet sous l’eau, et celle du piano préparé (1940). Toutes deux sont en rapport avec son travail à la Cornish School de Seattle, où il trouve plus d’écho auprès des danseurs qu’auprès des musiciens. Le piano préparé apparaît dans la Second Construction mais le musicien en rapporte l’invention à sa collaboration à Bacchanale, un ballet de Syvilla Fort (1940). À la suite d’Henry Cowell qui pinçait les cordes du piano ou y glissait des aiguilles à coudre, Cage introduit un moule à tarte, un livre, puis divers objets comme des vis à bois, des coussinets ou des boulons. En disposant, en divers points des cordes du piano, ces matériaux qui altèrent ce que l’on considérait comme les quatre dimensions fondamentales du son (durée, intensité, fréquence et timbre), le musicien attente à l’instrument emblématique de la musique romantique. Cage compose pour piano préparé des œuvres tels que Amores (1943), A Book of Music (1944), Three Dances (1945) ou Sonatas and interludes (1946-1948), une œuvre influencée par la lecture de La Danse de Shiva d’Ananda K. Coomaraswamy et considéré comme la grande plus réussite de cette période.
L’ouverture pratiquée dans le mur de l’harmonie s’élargit avec**Imaginary Landscape No.1 (1939), pour sons acoustiques (piano et cymbale) et deux électrophones à vitesse variable – une des premières œuvres de l’histoire à faire usage des nouveaux instruments électriques de reproduction du son. La technologie est pour le musicien un outil sans mémoire ni histoire. Elle peut donner forme à des paysages imaginaires – des paysages du futur, dira Cage en réservant ce nom aux œuvres requérant des composants technologiques : Imaginary Landscape I, II, III (1939-1942) et Imaginary Landscape IV et V (1951 et 1952 respectivement).
Dans toutes les œuvres de ces années, aussi exploratoires et inventives soient-elles, Cage travaille encore avec les notions de méthode, de structure, de forme et de matériau. Dans un texte de 1949, il les définit ainsi : « La structure en musique est sa divisibilité en parties successives, des phrases jusqu’aux longues sections. La forme est le contenu, la continuité. La méthode est le moyen de contrôler la continuité de note à note. Le matériau de la musique est le son et le silence. Leur intégration est la composition 4 ». Des définitions aussi peu restrictives laissent entrevoir la manière dont le compositeur commence déjà, progressivement, à se placer au-delà de toute dualité (y compris celle qui serait formée par l’opposition entre harmonie structurelle et structure rythmique). Cette lente évolution est marquée par la rencontre avec Daisetz T. Suzuki, principal introducteur du bouddhisme zen en Occident, dont Cage suit les cours pendant trois années, ainsi que par la lecture de La Transformation de la nature en art de Coomaraswamy (Harvard University Press, 1934) où il lut que la fonction de l’art est d’imiter la nature dans sa manière de faire. Au cours des années 1940 ont lieu d’autres rencontres marquantes : celle de Marcel Duchamp pour qui il éprouvera une profonde admiration, celle de Merce Cunningham avec qui il partagera définitivement sa vie après son divorce en 1945, ou encore celle de l’architecte Buckminster Fuller.
II.
Le deuxième acte de l’oubli chez Cage s’amorce dès la fin des années 1940 mais c’est durant les deux décennies suivantes qu’il est mis en œuvre. Il s’agit de l’arrivée du hasard et de l’indétermination dans la composition musicale.
La méthode compositionnelle (entendons par là tout moyen de produire de la continuité entre les notes) s’ouvre d’abord à l’improvisation, par exemple dans Imaginary Landscape IV, pour douze radios, vingt-quatre instrumentistes et chef d’orchestre (1951). La même année, Cage compose Music of Changes pour le pianiste David Tudor. Il introduit cette fois le hasard dans la méthode : la localisation des sons dans le temps, et donc la durée de l’œuvre, résulte d’opérations effectuées au moyen du Yi King (« livre des mutations »), un traité de divination chinois millénaire auquel Cage recourra de nouveau à de nombreuses reprises. Avec Music of Changes, la structure devient indéterminée, ce qui ne veut pas dire qu’elle ait disparu : elle régit la densité des sons et des silences de chacune des plus petites parties de l’œuvre.
Comme l’a dit Cage en se référant à ses promenades mycologiques, lorsqu’on observe de très près les différentes espèces naturelles, on leur reconnaît volontiers une organisation structurée, mais si l’on observe la totalité des espèces et de leurs interrelations pendant une journée, alors il devient difficile de repérer quelque organisation que ce soit : la structure s’efface. De même, dans les œuvres de Cage des années 1950, les structures se rapprochent progressivement de ce qu’elles sont dans la nature. Le musicien travaille aussi avec des structures vides, comme dans sa « Conférence sur rien » (1949), où n’importe quel mot peut émerger au même titre que le silence, ou encore 4’33’’ (1952), l’œuvre silencieuse bien connue où le compositeur nous fait tendre l’oreille vers les sons de l’environnement, vers le non-intentionnel. Dix années plus tard, 0’00’’ (4’33’’ nº 2) montrera que l’idée même de structure est contingente.
En recourant au hasard et faisant de son usage une véritable discipline, Cage cherche à ne pas imposer à la musique ses goûts personnels ; il n’a plus la responsabilité des choix effectués mais plutôt celle des questions posées. Le Yi King sera un outil privilégié de cette discipline, comme le seront aussi son travail à partir de l’interprétation des imperfections d’un papier, les superpositions géométriques ou le recours au carré magique. Ces opérations affectent l’organisation et l’interprétation musicales et libèrent la mémoire. Cage définit le hasard comme un bond qui permet à l’homme de se mettre « hors d’atteinte de [sa] propre portée 5 ».
L’introduction du hasard concerne aussi l’exécution musicale, du fait de l’abandon de la notation en partition traditionnelle au profit d’une notation graphique – dont chaque interprétation est unique pour le compositeur, les interprètes et les auditeurs. Le Concerto for Prepared Piano and Chamber Orchestra (1957-1958) en est un exemple. Tout, dans cette œuvre, se rapporte à des opérations de hasard. Le matériau accueille n’importe quoi : chaque son, chaque silence est accepté et est central. On est ainsi dans la non-obstruction et l’interpénétration des sons, notions que le musicien emprunte au boudhisme zen.
Cage passe, à cette époque, à l’indétermination. Le cycle des Variations I-VII (1958-1966) en est exemplaire. Dans Variations III et Variations IV (1963), aucune mesure du temps n’est appliquée (c’est également le cas dans 0’00’’). Dans Variations V (1965), la partition est écrite après l’exécution et ne contient que des remarques pour des exécutions postérieures, mais sans fournir de description de ce qui est à jouer. Cage établit bien une distinction entre hasard et indétermination : dans les opérations de hasard, le musicien connaît, en quelque sorte, les éléments avec lesquels il va travailler, tandis qu’avec l’indétermination, il est en dehors du connu. L’indétermination est une détermination qui échappe au sujet.
Le musicien a donc une démarche authentiquement expérimentale, à la fois par sa manière d’envisager la musique dans son rapport avec la vie (les deux ne pouvant donc être traités séparément) et par le fait qu’il est, comme l’auditeur, face à l’inconnu. Cette attitude, ainsi que la fréquentation d’artistes qui n’ont pas de rapports avec la musique – comme les peintres de l’école new yorkaise et l’Artists Club dont il est membre dès la fin des années 1940 –, ont porté Cage à élargir sa façon de concevoir la musique. Suite à sa lecture du Théâtre et son Double d’Antonin Artaud vers 1950, le musicien propose un théâtre sans texte où l’on assistera à nombreux événements simultanés mais dissociés comme dans Untitled Event, considéré comme le premier happening, réalisé au Black Mountain College en 1952. En 1960, il compose Theatre Piece, œuvre impliquant des éléments superposés, mais dont la superposition n’est pas précisée et dépend des choix de l’interprète, et auxquels s’ajoute « une conférence (…) dans laquelle on se coiffait, on faisait des bruits de baisers et autres gestes qui rendaient la conférence théâtrale 6 ».
III.
Le troisième acte de l’oubli se développe entre la fin des années 1960 et la mort du compositeur en 1992. Il s’agit d’une radicalisation de tout ce qui a été proposé auparavant. Cage conçoit notamment des musicircus (mot repris au poème d’E. E. Cummings Here of this Earth. Musicircus), situations d’exécution simultanée d’un minimum de deux œuvres différentes. Les fruits de cette démarche sont parmi d’autres, Musicircus (1967), une œuvre sans notation, HPSCHD (1967-1969, en collaboration avec Lejaren Hiller) ou les Song Books (1970). Résultat de l’intérêt déjà ancien du musicien pour la coexistence des événements et, par voie de conséquence, pour la non focalisation de l’attention sur une seule action, le musicircus implique l’acceptation d’un processus dépourvu de directionnalité La multiplicité des événements implique l’absence d’intention. Situation de non-dualité et d’interpénétration, le musicircus est comme la nature : si on l’observe dans sa totalité, il paraît désordonné, mais en même temps, tout est organisé à l’intérieur. Les écrits de Cage suivent une démarche semblable, avec les Diary que le musicien envisage comme une mosaïque empêchant la lecture linéaire.
L’intégration des sons de l’environnement (qui avaient fait leur première apparition avec 4’33’’ notamment) se poursuit dans œuvres comme Etcetera (1973) ou Etcetera 2/4 Orchestras (1985), tendant à ce que Cage nommera une écologie sonore : une musique permettant d’habiter le monde dans sa totalité et non simplement des morceaux du monde. Ce propos, suivant lequel il ne s’agit plus pour l’homme de dominer la nature mais plutôt d’écouter le monde, est lié à un souci social que le musicien accentue à partir de sa lecture d’Henry David Thoreau dans les années 1970, complétant l’inspiration prise dans les écrits de Coomaraswamy.
La préoccupation sociale de Cage s’enracine en outre dans la conception qu’il se fait de la technologie. Il considère avec Buckminster Fuller qu’il faut penser à l’échelle d’un système monétaire économique planétaire et, avec Marshall McLuhan, que l’ère de la communication électronique fait de la technique une prolongation du système nerveux central de l’individu. En conséquence, la technologie fait signe vers un instrument capable de modifier l’intelligence et de conduire à l’égalité sociale. Pour Cage, l’abondance d’information qu’offre la technologie produira l’affaiblissement de l’État et permettra d’en finir avec toute forme de gouvernement (ce qu’il appelle un techno-anarchisme). Une œuvre comme Etcetera, où les musiciens peuvent décider d’être dirigés ou non par le chef d’orchestre, en sont un exemple.
L’acceptation de tous les sons dans un esprit de non-dualité conduit Cage, à cette même époque, à intégrer des musiques préexistantes – des musiques qu’il avait jadis considérées comme usées, trop pleines de mémoire. L’emblème de cette démarche est la série des Europeras I-V (1985-1991) : des opéras à propos de l’opéra en tant que genre, un « collage pulvérisé de l’opéra européen 7 ». Dans les deux premiers, des matériaux du répertoire d’opéra (soixante-dix extraits) sont soumis à des opérations de hasard déterminant le nombre de notes, à partir d’un programme d’ordinateur qui simule le Yi King. L’effet de fragmentation inhérent au collage anéantit la sensation d’argument fermé de l’opéra traditionnel. Les Europeras prolongent ainsi l’expérience, amorcée dès les années 1940 avec Cunningham quant à la relation musique/danse, d’une coexistence de moyens d’expression autonomes (ici texte, musique, lumières).
Entre 1987 et 1992, Cage compose le cycle Number Pieces, où l’interprète décide du commencement et de la fin de l’émission sonore avec son chronomètre. Les limites sont établies par des « parenthèses de temps » (time brackets) : « Le recours aux parenthèses de temps permet d’écrire une ligne unique de notes, et de faire jouer, à partir de cette seule et même ligne, un grand orchestre de quatre-vingt à cent musiciens. Cela n’a rien de difficile, c’est même tout simple ; mais grâce aux parenthèses temporelles, la diversité des sons obtenus est immense : il devient possible de raccourcir ou d’allonger un son, de produire à volonté le timbre que souhaite chaque exécutant, etc. On est libre également de rendre ou non mobile la sonorité. En somme, avec, au départ, une simple ligne écrite, le même événement s’ouvre à une harmonie de différences 8. »
Il s’agit là de gommer toute empreinte d’un dessein mental préalable à l’interprétation. Ou encore : d’« écrire sur l’eau », selon une expression du compositeur.
À la fin de sa vie, Cage écrit sur l’eau et laisse la musique sur le sable en attendant les vagues.
- Richard Kostelanetz, Conversations avec John Cage, Paris, Éditions des Syrtes, 2000, p. 66.
- John Cage, Silence, Middletown, Wesleyan University Press, 1961, p. 261.
- John Cage, « An Autobiographical Statement », dans John Cage Writer (selected and introduced by Richard Kostelanetz), New York, Limelight Editions, 1993, p. 239.
- John Cage, « Précurseurs de la musique moderne » [1949], Silence. Conférences et écrits [1961], Genève : Héros-Limite, 2003, p. 69.
- John Cage, « 45’ pour un orateur », Silence, op. cit., p. 173.
- Richard Kostelanetz, op cit., p. 158.
- Ibid., p. 185.
- John Cage, Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique, La Souterraine : La main courante, 1994, p. 24-26.