LâĆuvre de Xenakis est polymorphe, et il existe plusieurs entrĂ©es dans son univers. On peut choisir le compositeur, le thĂ©oricien ou lâarchitecte, comme on peut choisir lâinitiateur de la stochastique musicale, le dĂ©miurge des grandes secousses telluriques, lâutilisateur musical dâautomates cellulaires, lâartiste multimĂ©dia des polytopes⊠Si cet univers est toujours reconnaissable du fait de son penchant prononcĂ© pour lâoriginalitĂ©Â 1 â penchant qui fait de Xenakis lâun des plus Ă©minents reprĂ©sentants de la modernitĂ© artistique â, il permet, du fait de cette pluralitĂ© qui lui est constitutive, des lectures parfois fort contrastĂ©es. Prenant acte de cette polymorphie, la lecture proposĂ©e ici juxtapose lâanalyse de quatre des plus importants concepts de lâĆuvre musico-thĂ©orique de Xenakis.
Xenakis rĂ©alise le rĂȘve varĂ©sien dâun « alliage arts/sciences 2 ». « Rien ne nous empĂȘcherait de prĂ©voir dĂ©sormais une nouvelle relation entre arts et sciences, notamment entre arts et mathĂ©matiques, dans lesquelles les arts âposeraientâ consciemment des problĂšmes pour lesquels les mathĂ©matiques devraient et devront forger de nouvelles thĂ©ories », Ă©crit-il. Dans la mesure oĂč cette affirmation est restĂ©e une utopie, il sera le pionnier des applications scientifiques Ă la musique â câest pourquoi on a pu dire quâil renversa la dĂ©marche pythagoricienne. Câest le premier sens du mot formalisation et des « musiques formelles » qui ont donnĂ© le titre de son premier livre, publiĂ© en 1963. On peut faire une liste quasi exhaustive de ces applications : probabilitĂ©s pour la composition instrumentale (« musique stochastique » « libre » â musique composĂ©e « à la main » et programme ST â et « musique markovienne »), thĂ©orie des jeux, logique symbolique, thĂ©orie des groupes (dâoĂč est issue une thĂ©orie plus proprement xenakienne, la « thĂ©orie des cribles »), probabilitĂ©s pour la synthĂšse du son, automates cellulaires ; liste Ă laquelle on peut ajouter les « arborescences » et la transposition musicale de mouvements browniens.
Un second sens du mot « formalisation » renvoie Ă lâidĂ©e de « mĂ©canisme ». En ce sens, il sâagit de construire une « boĂźte noire » qui, aprĂšs lâintroduction de quelques donnĂ©es, produirait une Ćuvre musicale entiĂšre. Câest ainsi quâil faut comprendre la quĂȘte de « phases fondamentales dâune Ćuvre musicale » et du « minimum de contraintes » Ă propos dâAchorripsis (1955-1956). Câest ce que Xenakis a rĂ©alisĂ© avec le programme ST (dĂ©but des annĂ©es 1960) et, presque trente ans aprĂšs, avec le programme GENDYN oĂč il reprendra les termes utilisĂ©s pour Achorripsis : « [âŠ] le dĂ©fi consiste Ă crĂ©er de la musique en commençant, autant que cela est possible, avec un minimum de prĂ©misses, mais qui seraient âintĂ©ressantesâ du point de vue dâune sensibilitĂ© esthĂ©tique contemporaine, sans emprunter aux chemins connus ou ĂȘtre piĂ©gĂ© par eux 3 » . Câest pourquoi Xenakis fut lâun des premiers compositeurs Ă utiliser lâordinateur comme aide Ă la composition.
Eu Ă©gard Ă la question de la formalisation, deux prĂ©cisions sont capitales. Dâune part, quâil sâagisse dâapplications ou de la quĂȘte dâautomatisme, la formalisation, au sens strict, ne concerne que trĂšs peu de musique composĂ©e par Xenakis. Le plus souvent â Ă quelques exceptions prĂšs, comme Nomos alpha (1965-1966) â, il sâagit de quelques passages expĂ©rimentaux, oĂč le compositeur teste la pertinence dâune application. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, dans lâĆuvre suivante oĂč il souhaite rĂ©utiliser la mĂȘme application, il part directement du matĂ©riau gĂ©nĂ©rĂ© dans lâĆuvre prĂ©cĂ©dente, quâil transforme â il nâeffectue donc pas Ă nouveau de calculs. Pour prendre un seul exemple, les mesures 10-18 de Horos (1986) sont composĂ©es Ă lâaide dâautomates cellulaires ; dans Ata (1987), on retrouve les mesures 14, 10 et 17 de Horos en mouvement rĂ©trograde (mesures 121, 126 et 131) et la mesure 16 en lecture ordinaire (mesure 133). Dâautre part, Xenakis a posĂ© trĂšs tĂŽt le problĂšme du bricolage. Ă la diffĂ©rence de Pierre Barbaud (autre utilisateur de lâordinateur dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 1960), il a toujours revendiquĂ© un aller-retour entre le calcul et les interventions manuelles. Ă la question : « Câest important que la main intervienne ? », il rĂ©pondait : « Oui. Ce que lâon obtient par le calcul a toujours des limites. Ăa manque dâune vie interne, Ă moins dâutiliser des techniques trĂšs compliquĂ©es. Les mathĂ©matiques donnent des structures trop rĂ©guliĂšres, infĂ©rieures aux exigences de lâoreille et de lâintelligence. La grande idĂ©e est de pouvoir introduire le hasard afin de rompre la pĂ©riodicitĂ© des fonctions mathĂ©matiques, mais on nâen est quâau dĂ©but. La main, elle, se situe entre le hasard et le calcul. Elle est Ă la fois lâexĂ©cutant de lâesprit â tout prĂšs de la tĂȘte â et un outil imparfait 4 ».
Ănergie
Ă cĂŽtĂ© de la formalisation, Ă©lĂ©ment quâon pourrait qualifier dâapollinien, Xenakis dĂ©ploie un cĂŽtĂ© violemment dionysiaque : comme ses commentateurs lâont souvent soulignĂ©, sa musique nous fait vivre des secousses telluriques, des dĂ©chaĂźnements de tempĂȘtes, des cosmogonies sonores⊠Lui-mĂȘme promet, Ă propos de Terretektorh (1965-1966), que « lâauditeur sera [âŠ] soit perchĂ© sur le sommet dâune montagne au milieu dâune tempĂȘte lâenvahissant de partout, soit sur un esquif frĂȘle en pleine mer dĂ©montĂ©e, soit dans un univers pointilliste dâĂ©tincelles sonores, se mouvant en nuages compacts ou isolĂ©s 5 » . Il y a, chez lui, une quĂȘte dâexpression immĂ©diate, qui passe par le fait quâil refuse de traiter la musique comme un langage : « La musique nâest pas langage, et elle nâest pas message. [âŠ] Si lâon rĂ©flĂ©chit vraiment Ă ce quâest la musique, câest la chose qui Ă©chappe le plus Ă la dĂ©finition du langage et si on veut appliquer les techniques de la linguistique, je crois quâon se trompe, on ne va rien trouver du tout, ou trĂšs peu : de la tautologie. [âŠ] Lâeffet que la musique produit dĂ©passe souvent nos mĂ©thodes rationnelles dâinvestigation. Des mouvements sont crĂ©Ă©s en vous, vous pouvez en ĂȘtre conscient ou non, les contrĂŽler ou non, ils sont lĂ en vous. Câest ainsi que la musique a une influence trĂšs profonde, chez lâhomme 6 ».
Câest peut-ĂȘtre Ă un autre niveau que se manifeste lâaspect dionysiaque pur de Xenakis : dans sa conception de la musique comme combat perpĂ©tuel. On a pu dire quâil exigeait de ses interprĂštes dâĂȘtre des athlĂštes de haut niveau, qui ne prennent jamais de repos. Mais câest parce que lui-mĂȘme, marquĂ© par la seconde guerre mondiale et la guerre civile grecque, sâest souvent conçu comme un combattant. « Le point de dĂ©part est mon dĂ©sir de vivre â câest-Ă -dire de crĂ©er quelque chose, avec mes mains et avec ma tĂȘte », dit-il 7, en prĂ©cisant : « Composer est une bataille. [âŠ] Une lutte pour produire quelque chose dâintĂ©ressant 8 ». DâoĂč lâextraordinaire Ă©nergie â parfois effrayante â dont dĂ©borde sa musique.
Ănergie : tel serait le mot ultime pour caractĂ©riser ce second aspect de Xenakis. Dans un de ses derniers articles, intitulĂ© « Sur le temps », il pose lâĂ©nergie, au sens scientifique du terme, comme lâessence des choses, le temps et lâespace nâĂ©tant, selon lui, que des Ă©piphĂ©nomĂšnes. Dans une de ses esquisses pour Pithoprakta, il Ă©crit : « Une musique est un ensemble de transformations Ă©nergĂ©tiques 9 ». Dâun point de vue purement esthĂ©sique, on pensera bien sĂ»r aux polytopes xenakiens, que leurs nombreux spectateurs-auditeurs vĂ©curent souvent comme de vĂ©ritables cataclysmes.
Son
Le troisiĂšme visage de Xenakis pourrait ĂȘtre pensĂ©, dans certaines circonstances particuliĂšres, comme la synthĂšse des deux premiers. Dans sa musique, il arrive que les dĂ©bordements Ă©nergĂ©tiques se manifestent en tant que purs phĂ©nomĂšnes sonores et que, par ailleurs, la formalisation soit utilisĂ©e pour construire des sons et non des structures. Mais ce troisiĂšme aspect vaut pour lui-mĂȘme : Xenakis est lâun des pionniers de cette Ă©volution oĂč, pour reprendre lâexpression historique de Jean-Claude Risset, la composition du son se substitue Ă la composition avec des sons, une expression quâil faut appliquer tout autant Ă la musique instrumentale quâĂ la musique Ă©lectroacoustique.
Chez Xenakis, composer le son, câest le travailler Ă la maniĂšre dâun sculpteur. Ainsi, il a souvent composĂ© avec des graphiques, du moins jusquâĂ la fin des annĂ©es soixante-dix, ceux-ci lui permettant, selon son expression, dâobtenir « une modulation plastique de la matiĂšre sonore 10 ». De nombreuses sonoritĂ©s, quâil est le premier Ă expĂ©rimenter et qui lui accordent une si franche originalitĂ©, ont Ă©tĂ© imaginĂ©es grĂące Ă des schĂ©mas tracĂ©s sur du papier millimĂ©trĂ©. On pensera bien entendu au glissando, signature xenakienne par excellence. Le compositeur le thĂ©orise en le posant comme cas gĂ©nĂ©ral : les « sons ponctuels, granulaires [âŠ] sont en rĂ©alitĂ© un cas particulier des sons Ă variation continue 11 ». Mais il est Ă©vident quâil dĂ©coule de la possibilitĂ© de tracer une ligne droite transversale sur du papier millimĂ©trĂ©, dont les deux coordonnĂ©es reprĂ©sentent le temps et la hauteur.
Cet aspect de lâĆuvre xenakienne â son intĂ©rĂȘt pour la plastique sonore â pourrait sans doute ĂȘtre mis en relation avec son expĂ©rience dâarchitecte. En tout cas, cette derniĂšre explique la relation particuliĂšre que Xenakis instaure entre le tout et les parties, entre le global et le local : « En musique, vous partez dâun thĂšme, dâune mĂ©lodie, et vous disposez de tout un arsenal dâamplification, polyphonique et harmonique, plus ou moins donnĂ© dâavance (autant pour composer une sonate classique quâun morceau de musique sĂ©rielle), vous partez du mini pour aboutir au global ; alors quâen architecture, vous devez concevoir au mĂȘme moment et le dĂ©tail et lâensemble, sinon tout sâĂ©croule. Cette dĂ©marche, cette expĂ©rience acquise chez et avec Le Corbusier, mâa dâĂ©vidence sinon influencĂ© (je la sentais dĂ©jĂ ), du moins aidĂ© Ă concevoir ma musique aussi comme un projet dâarchitecture : globalement et dans le dĂ©tail, simultanĂ©ment. Ce qui fait la force de lâarchitecture, ce sont ses proportions : le rapport cohĂ©rent du dĂ©tail et du global [âŠ] 12 ».
Universalisme
Dans les annĂ©es soixante-soixante-dix, Xenakis aimait prĂ©senter sa musique comme une « gĂ©nĂ©ralisation » de musiques du passĂ© ou de musiques dâautres cultures : « Ma musique ne fait pas de rĂ©volution ; elle englobe les formes dâexpression utilisĂ©es dans le passĂ©Â 13 ». Selon lui, en tant que dĂ©terministe, le dodĂ©caphonisme et le sĂ©rialisme ne constitueraient quâun cas particulier de la musique stochastique, fondĂ©e sur un principe plus gĂ©nĂ©ral, lâindĂ©terminisme. Plus gĂ©nĂ©ralement, on pourrait Ă©voquer une derniĂšre caractĂ©ristique de son univers : la quĂȘte dâuniversalisme. Au niveau de ses rĂ©fĂ©rences musicales, il devient de plus en plus Ă©vident quâil a frĂ©quemment empruntĂ© des Ă©lĂ©ments Ă de nombreuses cultures musicales. On ne peut plus Ă©couter Nuits (1967) sans Ă©voquer certaines voix des Balkans ou dâAsie, Mikka et Mikka-S (1971 et 1976) sans penser Ă des viĂšles monocordes dâun peu partout, etc. ; et lui-mĂȘme sâest rĂ©fĂ©rĂ© Ă son utilisation (dâune maniĂšre trĂšs systĂ©matique, Ă partir de la fin des annĂ©es soixante-dix) dâun crible (Ă©chelle) de hauteurs qui serait proche du pelog javanais (Ă©couter par exemple le long dĂ©but de Jonchaies, 1977) ainsi quâĂ sa dette Ă lâencontre de la rythmique de certaines musiques africaines.
Si ces rĂ©fĂ©rences sont souvent passĂ©es inaperçues, câest sans doute parce que Xenakis les a toujours rendues abstraites (nous sommes aux antipodes de la pratique citationnelle). Selon lui, lâuniversalisme porte vers une musique inouĂŻe, du futur : Ă la question de lâ« identité » â qui est redevenue dâactualitĂ© en ce dĂ©but de XXIe siĂšcle â Xenakis rĂ©pondait : regardons devant nousâŠ
- Cf. Xenakis, « Musique et originalitĂ© » (1984) in I. Xenakis, KĂ©leĂŒtha, p. 106-111. Constat dĂ©sabusĂ© dans un autre texte : « No one can create a new world. Itâs impossible to create something really different â no example of that exists in the history of art. Itâs sad: we are prisoners of ourselves » (Xenakis in Varga,, p. 71).
- Câest le titre de son ouvrage Arts/Sciences. Alliages, qui est issu de la soutenance de sa thĂšse de doctorat sur travaux en 1976.
- Formalized Music, p. 295.
- Xenakis in Anne Rey, Pascal Dusapin, p. 95.
- Xenakis, pochette du disque ERATO STU 70529.
- Xenakis in Raymond Lyon, p. 133.
- Xenakis in Varga, p. 111.
- Ibid., p. 202.
- Carnet 23, Archives Xenakis, BibliothĂšque Nationale de France.
- Xenakis, « Théorie des probabilités et composition musicale » (1956), in Xenakis, Musique. Architecture, p. 13, à propos de Pithoprakta.
- Xenakis, « Trois pÎles de condensation » (1962), in Xenakis, Musique. Architecture, p. 27.
- Xenakis, « PrĂ©face » (1987), in Xenakis, Musique de lâarchitecture, p. 120.
- Xenakis in Varga, p. 50.