Parcours de l' oeuvre de Helmut Lachenmann

par Martin Kaltenecker

AprĂšs ses premiĂšres Ă©tudes de piano et de composition (avec Johann Nepomuk David), Lachenmann a passĂ© deux annĂ©es (1958-1960), Ă  Venise, auprĂšs de Luigi Nono, dont l’enseignement Ă©tait axĂ© alors sur un rapport critique au matĂ©riau musical ; pour Nono, Ă  cette Ă©poque, un trille revĂȘt dĂ©jĂ  un caractĂšre citationnel, voire rĂ©actionnaire. À la fin des annĂ©es 1960 Lachenmann dĂ©veloppera ce qu’il nommera une « musique concrĂšte instrumentale », c’est-Ă -dire faite de sonoritĂ©s en grande partie « bruitistes » mais produites sur les instruments traditionnels. Il s’agira de mettre en avant et de faire sentir le mode de production « concret » d’un son et non pas d’en utiliser le rĂ©sultat abstrait : « Ce qui rĂ©sonne ne rĂ©sonne pas en fonction de la sonoritĂ© ou de son utilisation structurelle, mais signale l’utilisation concrĂšte de l’énergie quand s’effectuent les gestes des musiciens, nous faisant sentir, entendre, soupçonner les conditions mĂ©caniques de ces actions et les rĂ©sistances qu’elles rencontrent », Ă©crit-il, ou encore, Ă  propos d’Air : « L’action instrumentale sert sans doute une idĂ©e sonore prĂ©cisĂ©ment notĂ©e, mais elle ne disparaĂźt pas derriĂšre elle ; le rĂ©sultat sonore veut au contraire attirer l’attention, Ă  travers une corporĂ©itĂ© particuliĂšre, sur le geste qui la sous-tend, en nous rendant conscients des conditions mĂ©caniques, Ă©nergĂ©tiques qui ont produit ce rĂ©sultat. Le son d’un violon ne signale pas une consonance ou une dissonance, mais indique ce qui a lieu — comment, sous un certain degrĂ© de pression, les crins se tendent, alors que l’on frotte de telle ou telle maniĂšre et Ă  tel endroit prĂ©cis entre le chevalet et le cordier. »

Pour mettre en Ɠuvre une telle musique, Lachenmann fait montre d’une inventivitĂ© extrĂȘme, diffĂ©renciant les modes de jeu, les manipulations, investissant l’ensemble du corps des instruments (jeu sur le corps des instruments Ă  cordes, derriĂšre le chevalet
), celui-ci apparaissant parfois comme un simple objet, toujours susceptible de nouvelles virtualitĂ©s. Parfois une percussion « concrĂšte » s’ajoute aux instruments acoustiques, comme dans Kontrakadenz : les percussionnistes utilisent des piĂšces de monnaie, le pianiste un peigne de poche, un plectre, une baguette de vibraphone, tous les instrumentistes des ustensiles, tel des tĂȘtes de flĂ»tes Ă  bec, des sifflets, des plaques de polystyrĂšne, alors que 4 musiciens supplĂ©mentaires manipulent une plaque en tĂŽle, des balles de ping-pong, des couvercles de casserole, une bassine en zinc remplie d’eau, des appareils radio
 Lachenmann prend ainsi au mot le dĂ©but du TraitĂ© d’instrumentation de Berlioz : « Tout corps sonore mis en musique par le Compositeur est un instrument de musique ».

Si la musique lachenmannienne circonscrit une nouvelle topologie de l’instrument, elle s’inscrit ainsi dans une « histoire du bruit » dans la musique classique ; Lachenmann se rĂ©fĂšre par exemple Ă  Mahler : « Le petit Ă©clat de bois qui se dĂ©tache du grand marteau [dans le finale de la SixiĂšme], la corde qui se rompt lors d’une figure notĂ©e ‘comme en se redressant soudainement », le vibrato involontaire du joueur de tuba dont les lĂšvres tremblent sous l’effort Ă  la fin de la 6e symphonie, tout cela m’intĂ©resse et me bouleverse, et prĂ©cisĂ©ment par rapport au processus sous-jacents. Ces aspects sont l’envers d’un dessin qui est fourni par la sociĂ©tĂ© : les rendre conscients signifie mettre Ă  jour quelque chose de rĂ©primĂ©, un processus qui resterait ridicule et enfantin [
] s’il ne touchait aux tabous d’une sociĂ©tĂ©, en allant contre l’idĂ©e qu’elle se fait de la communication ». En revanche, la « musique concrĂšte instrumentale » veut s’opposer Ă  Wagner (un son fusionnĂ©, global, synthĂ©tisĂ©, oĂč tout l’effort est cachĂ©), ainsi qu’aux happenings ou aux actions musicales thĂ©ĂątralisĂ©es, par exemple de Mauricio Kagel, dans annĂ©es 1960-70.

Lachenmann tient au contraire Ă  systĂ©matiser les sonoritĂ©s obtenues. Il conçoit un classement de cet univers sonore en combinant plusieurs critĂšres, dont celui du mode de production. Lachenmann a commentĂ© au sujet du « Siciliano » de la Tanzsuite mit Deutschlandlied sa maniĂšre de procĂ©der (qui est comme une façon de prĂ©parer sur une palette les couleurs qu’on utilisera, mĂȘme si c’est leur mĂ©lange et leur interaction qui dĂ©finira l’enjeu de la composition proprement dite). Il y a ici huit unitĂ©s dĂ©duites du mode de production (sons soufflĂ©s/ jouĂ©s avec l’archet/ frappĂ©s/poussĂ©s/pincĂ©s/sifflĂ©s/obtenus par balayage/pressĂ©s) et une autre sĂ©rie Ă©tablie selon le rĂ©sultat acoustique (hauteur reconnaissable/bruit/son discontinu/son pressĂ©/son Ă©touffĂ©/presque sans son/avec ou sans rĂ©sonance
). Toute une Ɠuvre (ou section) peut ainsi se construire sur un seul type de sonoritĂ©, par exemple les sons intermittents, non continus ; telle Ɠuvre peut ĂȘtre Ă©crite, selon Lachenmann, dans la tonalitĂ© de « perforation majeur ». À cela s’ajoutent une sĂ©rie de « figures » ou de gestes Ă  utiliser (rythme de sicilienne/mouvement de rĂ©pĂ©tition mĂ©canique/textures longues/ornements), et enfin la distinction entre un geste fermĂ© (c’est-Ă -dire homogĂšne : un seul instrument ou groupe d’instrument, un seul type sonore ou une seule figure) et ouvert (combinaison hĂ©tĂ©rogĂšne des unitĂ©s).

On voit qu’il y a lĂ  un dĂ©sir de systĂ©maticitĂ© qui permet Ă©galement au compositeur de penser au moyen de catĂ©gories anciennes comme la variation ou le dĂ©veloppement : nous pourrons percevoir des similitudes, des juxtapositions contrastĂ©es, des Ă©volutions, saisir des rimes entre des sons produits de maniĂšre diffĂ©rente – son crissĂ© sur le chevalet et bref sforzato sur un bloc de polystyrĂšne. Mais les catĂ©gories de Lachenmann, qui lui permettent de former ce qu’il nomme des « familles », sont Ă©galement ouvertes, et parfois disparates : par exemple, on pourra regrouper sous un mĂȘme « toit » ou « foyer », celui du son discontinu (« perforĂ© », comme dit Lachenmann), un trĂ©molo, des flatterzunge, un glissando sur les touches noires, un saltato sur une corde, ou une note tellement grave (chantĂ©e par une voix de basse, ou jouĂ©e sur un trombone
) qu’elle ne sort que de façon tremblĂ©e. Par ailleurs le nombre des « membres » de familles est librement choisi, de mĂȘme que le nombre de celles-ci, si bien que Lachenmann construit avec chaque Ɠuvre une sorte de petit orgue, avec ses registrations et ses timbres Ă  combiner, mais qui, au cours de l’Ɠuvre, interagissent – chaque piĂšce est un « super-instrument » que l’on bĂątit, mais qui se modifie (voire se dĂ©rĂšgle) Ă©galement pendant qu’on en joue.

Le mĂȘme dialectique entre contrainte et ouverture existe dans le traitement des hauteurs, Lachenmann utilisant toujours des grilles sĂ©rielles afin de disposer d’un rĂ©servoir de hauteurs, soit presque entiĂšrement « brouillĂ© » par la part inharmonique, soit rendu perceptible, et qui de surcroĂźt est bien souvent tenu en Ă©chec par un systĂšme de hauteurs pour ainsi dire « local », celui inhĂ©rent Ă  tel l’instrument (accord de la guitare, ensemble des touches noires sur le piano etc.). Quant au dĂ©roulement formel, Lachenmann s’appuie sur un « rĂ©seau temporel » (par projection de sĂ©ries rythmiques sur l’axe du temps), mais qui, trĂšs souvent, est lui aussi effacĂ©e ou abandonnĂ© en route. « Je me situe face Ă  un tel plan sĂ©riel comme un sculpteur face Ă  un bloc de pierres non travaillĂ©, trouvĂ© par hasard, sauf que je puis, quant Ă  moi, non seulement enlever certaines parties, mais aussi le dĂ©former et l’interprĂ©ter comme je le dĂ©sire, ayant Ă  trouver moi-mĂȘme la forme dĂ©finitive. »

Ce n’est donc pas le paradis cagien des bruits libĂ©rĂ©s et lĂąchĂ©s qui fascine Lachenmann : il s’inscrirait plutĂŽt dans la tradition de Haydn, Beethoven, Schoenberg ou Webern Ă  travers l’importance du rapport « critique » aux objets sonores. Face aux diffĂ©renciations subtiles des sonoritĂ©s (tel geste, indique la partition de Reigen doit produire « une coloration par une hauteur voilĂ©e, quasi dĂ©matĂ©rialisĂ©e et Ă  peine perceptible du son de friction de l’archet qui prĂ©domine
 »), l’auditeur idĂ©al est censĂ© suivre un travail motivique Ă  partir de bruits, ou en tout cas percevoir par intermittence des rimes, qui permettent d’établir des relations nouvelles : par exemple l’élĂ©ment commun d’un son Ă  forte pression et d’un trĂ©molo « normal », dont le caractĂšre furieux apparaĂźt soudain.

Peu Ă  peu, Lachenmann a englobĂ© aussi d’autres « objets musicaux » que le son instrumental : il disait ne pas vouloir rester simplement le maĂźtre incontestĂ© de l’univers bruitiste qu’il avait lui-mĂȘme constituĂ©, mais se confronter Ă  des objets traditionnels : « Je rencontre lĂ  des points de contact avec l’ancien vocabulaire, je joue d’une certaine maniĂšre sur des instruments qui me sont Ă©trangers, et du coup, mes efforts pour rendre authentique cette pratique usĂ©e sont moins hĂ©roĂŻques que subtils ». Des figures et gestes connotĂ©es, des accords classĂ©s, des rythmes codĂ©es (le tango frottĂ© avec les paumes de la main Ă  la fin de Salut fĂŒr Caudwell pour deux guitaristes), des mĂ©lodies, les rythmes de danse qui fournissent l’un des matĂ©riaux de base de la Tanzsuite, les chansons populaires (le Ach du lieber Augustin dĂ©jĂ  citĂ© par Schoenberg dans le DeuxiĂšme Quatuor revient dans la « Tarantelle », mais sous forme de squelette rythmique), ou encore l’hymne allemand dans Tanzsuite. Celui-ci apparaĂźt fugitivement au dĂ©but du finale (chaque note Ă©merge par rĂ©sonance d’un cluster qui tout d’abord brouille la hauteur), certains vers sont citĂ©s dans la partition du « Galop », alors que le squelette rythmique (sans doute impossible Ă  repĂ©rer Ă  l’écoute) sera scandĂ© par les cymbales dans la derniĂšre partie et jusqu’à la toute fin, combinĂ© avec la chanson populaire Schlaf Kindlein Schlaf, berceuse qui fonctionne ici comme « contre-hymne » doux Ă  l’air officiel, tirĂ© de la mĂ©moire collective. Dans la 8e partie d’*Allegro sostenuto* et Ă  la fin de Serynade pour piano, on entendra une redĂ©finition saisissante d’un choral, suite de coups martelĂ©s aux Ă©chos solennels. Et Ă  propos d’un accord de do majeur qui apparaĂźt (avec des fluctuations microtonales) dans le 3e Quatuor Grido Lachenmann remarquera : « Je suis tout Ă  fait d’accord pour ne pas stigmatiser immĂ©diatement un regard sur le passĂ© comme un pas en arriĂšre. J’ai pu ainsi citer Ă  nouveau dans mon dernier quatuor l’accord d’ut majeur – qui sonne Ă  la fois de façon semblable et diffĂ©remment dans la CrĂ©ation de Haydn et l’ouverture des MaĂźtres-Chanteurs de Wagner – en l’invoquant en somme stylistiquement Ă  contretemps. Il rappelle tout ce qu’il reprĂ©sentait jadis sans qu’alors on s’interroge sur cela ; il est Ă©tranger et peut en mĂȘme temps faire l’objet d’une expĂ©rience nouvelle. VoilĂ  ce que je nommerais une utilisation dialectique de ce qui est ancien et usĂ© – d’un coup cela redevient vierge. C’est justement en m’emparant de ce qui semble connu que je veux trouver quelque chose que je ne connais pas encore. Car je veux sortir de mon Moi, de ce dĂ©barras obscur rempli de rĂ©flexes conditionnĂ©s. »

En Ă©largissant progressivement le spectre et les mĂ©thodes de la « musique concrĂšte instrumentale », Lachenmann est passĂ© ainsi de l’idĂ©e d’une dialectique du matĂ©riau, dont il s’agit faire apparaĂźtre et de dĂ©construire les connotations (ou l’ « aura », selon son terme), vers l’utilisation critique d’objets de la tradition, le dĂ©fi consistant alors de faire sentir une tension entre ce que le compositeur nomme la « magie » des sons et leur inscription dans l’Ɠuvre comme un travail de l’intellect, dont la fonction, et quasiment la mission, est de briser cette mĂȘme magie de l’immĂ©diatetĂ© sonore.

© Ircam-Centre Pompidou, 2008


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