« Je ne travaille qu’aux choses que je ne connais pas encore, sinon elles ne m’intéressent pas. » Cette profession de foi recueillie par le théoricien et critique théâtral allemand Hans-Thies Lehmann[1] est effectivement une manière possible de résumer la philosophie qui guide, depuis les années 1970, la démarche de Heiner Goebbels, et d’éclairer la trajectoire résolument à part qui a été la sienne, jusqu’à aujourd’hui, sur la scène musicale « savante ». À part, parce que ce musicien complet, à la fois poly-instrumentiste, compositeur, pédagogue, directeur artistique et fin rhéteur, présente cette particularité unique d’être au moins aussi (re)connu dans le domaine du théâtre que dans celui de la musique : s’il enseigne ainsi depuis 1999, ce n’est pas dans un conservatoire, mais à l’Institut d’études théâtrales appliquées de l’université Justus-Liebig de Gießen, fameux pour être l’un des épicentres de ce « théâtre postdramatique » théorisé justement par Lehmann, et dont Goebbels apparaît lui-même comme l’un des hérauts.
Le terme « postdramatique » pourrait en effet très bien convenir, bien mieux que « postmoderne », pour qualifier cette musique de l’hétérogène, procédant de la juxtaposition et de l’interaction d’éléments disparates (qu’il s’agisse des influences musicales ou des objets sonores) ; cette musique « du hiatus » – pour reprendre les mots de Jean-François Trubert au sujet du « théâtre instrumental » de Mauricio Kagel –, mais aussi de la métamorphose, dans laquelle une œuvre peut s’adapter à une multitude de déclinaisons (composition, spectacle, installation, hörspiel….) ; cette « musique de plateau » littéralement excentrique, impure, qui dessine une ligne de fuite singulière dans une tradition savante occidentale dont elle a certes pleinement pris la mesure, mais qu’elle mélange et frotte à d’autres, qu’elles soient « non savantes » (le free-jazz, le rock) ou « non occidentales » (les musiques sénégalaise, japonaise, etc.). « Postdramatique », parce que Heiner Goebbels est metteur en scène au même titre que compositeur, parce que la musique est pour lui affaire de dramaturgie au moins autant que de composition ; ou plus exactement, parce que la composition telle qu’il l’envisage est, en elle-même, mise en scène[2].
La dénomination de théâtre musical s’avère en tout cas insuffisante pour définir cette œuvre dont le marqueur essentiel est le rôle déterminant qu’elle accorde au texte ; une œuvre extrêmement riche, qui semble prendre acte de la clôture la modernité, et dont l’étude amène à passer en revue la plupart des grandes questions esthétiques de l’après-guerre ; une œuvre qui a peut-être trouvé dans les arts de la scène le meilleur moyen d’affirmer un certain rapport au temps et à l’écoute tout en restant fidèle à une dynamique collective contribuant à battre en brèche le mythe du compositeur démiurge, et à une vision politique héritée de Hanns Eisler – dont Heiner Goebbels pourrait parfaitement reprendre à son compte le mot d’ordre : « Celui qui ne connaît que la musique ne connaît rien à la musique[3] ».
De la rue à l’espace acoustique radiophonique : naissance d’un langage
C’est d’ailleurs sous l’égide de Hanns Eisler – dont il fait en 1975 le sujet de son mémoire de sociologie, consacré à « la dimension progressiste du matériau musical » – que Heiner Goebbels va effectuer ses premiers pas publics : « Je pensais que la musique de jazz que j’aimais jouer était une activité privée qui ne pouvait pas devenir une activité publique politiquement engagée. C’est quand j’ai découvert la vie et l’œuvre de Hanns Eisler que j’ai compris que la musique pouvait aussi avoir un impact politique[4] ». Et c’est à Eisler qu’il consacre le premier disque qu’il publie avec le saxophoniste Alfred Harth, figure essentielle de la scène jazz aux sens le plus large et le plus libre du terme, dont la rencontre, également en 1975, a été déterminante : l’iconoclaste Hommage / Vier Fäuste für Hanns Eisler frappe par le contraste entre le jeu explosif de Harth et une relative rigueur compositionnelle incarnée par Goebbels. Harth et Goebbels sont la cheville ouvrière du Sogenanntes Linksradikales Blasorchester (SLB), créé la même année. Si la vocation principale de cette « Fanfare soi-disant d’extrême-gauche » (!) est d’accompagner les manifestations étudiantes qui secouent alors Francfort comme les autres métropoles d’Allemagne, l’ensemble gravera néanmoins deux disques dans lesquels s’aperçoivent, en germe, plusieurs caractéristiques futures de la musique de Heiner Goebbels. Extraites de l’album Hört, Hört(1977),des pièces telles que Tagesschau ou Circa, par exemple, juxtaposent et agencent, avec une apparence de grande spontanéité, les éléments musicaux les plus hétéroclites : citations des hymnes nationaux étatsunien et allemand ou de la Cinquième Symphonie de Beethoven, accents de jazz, de tango ou de musique de cirque, trouées bruitistes, etc.
Son travail au sein du SLB comme du groupe de rock expérimental Cassiber ou son activité de compositeur de musiques de scène, qu’il mène de front une bonne partie des années 1980, sont autant d’expériences collectives dont l’influence s’avèrera déterminante. De ces années de formation placées sous le signe de l’agit-prop, du jeu en groupe et de la spontanéité du geste, les principales traces tangibles demeurent les disques. Ceux du duo Goebbels/Harth témoignent au début des années 1980 d’une évolution notable, liée à la découverte par Goebbels des instruments électroniques (synthétiseurs, boîtes à rythme). Figurant sur l’album Der Durchdrungene Mensch / Indianer Für Morgen (1981), le morceau Berlin Q-Damm 12.4.81, associant documents sonores et sons concrets, instruments acoustiques, électroniques et bandes magnétiques pour traduire musicalement un incident entre un policier en civil et un jeune briseur de vitrine sur le Kurfürstendamm à Berlin, est presque un Hörspiel en miniature. A l’instar de Peking-Oper – sur Frankfurt-Peking (1984) –, la musique de Goebbels perd déjà, selon Wolgang Sandner, sa « bidimensionnalité »[5].
1984 marque une nouvelle étape déterminante. C’est en effet le début de sa collaboration avec l’écrivain et metteur en scène Heiner Müller, inaugurant un compagnonnage que seule interrompra la mort de ce dernier, en 1995. Dès 1984, Goebbels signe sa première pièce radiophonique, Verkommenes Ufer (« Rivage à l’abandon »), sur un texte de 1955 intégré à la pièce Rivage à l’abandon / Médée Materiau / Paysage avec Argonautes créée par Müller l’année précédente. Si le compositeur n’a pas encore découvert, à l’époque, les hörspiele de John Cage ou Mauricio Kagel, cette œuvre démontre une invention singulière : s’y mêlent, réunies par cet art du collage dont témoignaient déjà ses enregistrements en groupe, les influences conjointes de la musique concrète, de Dada et des musiques populaires, ainsi qu’une manière très personnelle de traiter le texte : démembré, tronqué, celui-ci est monté et réorganisé de manière à obtenir une traduction acoustique la plus juste possible du sens et de la sensation qu’il a éveillés chez Goebbels, qui confie à l’auditeur – une préoccupation constante dans son travail – un rôle actif. En l’occurence, ce texte a été pour partie dit par des passants berlinois anonymes – un procédé que Goebbels réutilisera notamment en 1990, à Boston, pour SHADOW/landscape with argonauts, d’après Edgar-Allan Poe et Müller. Suivront notamment, toujours avec Müller, et avec l’implication active de celui-ci*, Die Befreiung des Prometheus,Wolokolamsker Chaussee I-V* (1989)… Le hörspiel semble bien être alors le meilleur moyen, pour Goebbels, de trouver ce « nouvel équilibre entre la musique et le texte » qu’il dit alors rechercher[6]. Un équilibre suivant lequel le texte agit de matière structurelle sur la composition musicale, qui doit de son côté en rendre l’architecture linguistique et syntaxique transparente aux oreilles de l’auditeur : un hymne à la musicalité de la langue autant qu’une façon à la fois mélancolique et ironique, poétique et, peut-être, métaphysique de manier la littérature.
La rencontre avec cet alter ego est également fondamentale en ce qu’elle va conforter Goebbels dans sa manière d’user dans sa musique du collage et de l’agencement de matériaux disparates. Heiner Müller lui-même, en effet, compose ses textes à partir de nombreux emprunts à d’autres auteurs : « Comme Heiner Müller le faisait avec des textes d’origines multiples, je peux travailler aussi bien avec la musique rock, la musique africaine ou la musique classique. Le matériau change mais la méthode reste la mienne. Ma conception de l’art consiste à reconnaître qu’on ne peut pas systématiquement inventer des œuvres nouvelles mais qu’en travaillant avec des œuvres déjà existantes on peut les transformer à tel point que, parfois, on ne les reconnaît plus[7] ». On reviendra plus loin sur cette « conception de l’art » qu’il n’a cessé de professer.
Outre Maelstromsüdpol, sa première installation performative, conçue avec le décorateur Erich Wonder et présentée en 1987 à la Documenta VIII de Kassel, cette collaboration avec Heiner Müller débouchera également, la même année, sur Der Mann im Fahrstuhl(« L’Homme dans l’ascenseur »), sa tentative alors la plus significative pour investir l’espace du plateau : ce « concert scénique » dans lequel intervient l’écrivain ainsi qu’un groupe de musiciens issus du jazz, parmi lesquels le trompettiste Don Cherry – dont le concert qu’il avait vu au début des années 1970 avait constitué pour Goebbels, au même titre que celui du Sun Ra Arkestra, une révélation – marque également le début de sa collaboration – non exclusive mais très suivie – avec le label discographique ECM.
L’espace du plateau : composer en trois dimensions
Après après œuvré sur cette « scène acoustique[8] » que constitue l’art radiophonique, auquel il n’a cessé revenir depuis lors, et après plusieurs pièces conçues en collaboration, notamment avec le metteur en scène Michael Simon, c’est assez naturellement que Heiner Goebbels en vient à livrer, en 1993, avec la pièce de « théâtre musical » Ou bien le débarquement désastreux (Heiner Goebbels relie son goût pour les titres alambiqués à son désir d’éveiller cette curiosité qui est la qualité essentielle qu’il attend du spectateur), sa première tentative de composer à grande échelle avec les différents éléments constitutifs de la représentation théâtrale : le texte (un mix de Conrad, Müller et Francis Ponge), la scénographie (signée par la plasticienne Magdalena Jetelova), la lumière (Jean Kalman), le jeu (avec le Français André Wilms, son comédien fétiche), les costumes (Alexandra Pitz) et, bien entendu, la musique. Tous ces paramètres sont agencés, comme dans ses pièces radiophoniques, suivant un jeu de contrastes et d’oppositions, imposant une temporalité propre : séparation entre la voix et le corps (par le biais de l’amplification), collision entre les scènes comme entre les musiques – la kora de deux griots sénégalais dialoguant avec la partition qu’il a composée pour un quatuor d’instrumentistes (deux joueurs de claviers électroniques, un tromboniste et un joueur guitare électrique, table guitar et daxophone). Ce sont d’ailleurs ces mêmes interprètes que l’on retrouve, en 2012, dans The Up-River Book, composition radiophonique sur un texte de Joseph Conrad.
La mise en tension de ces composantes structurelles se distingue toutefois du Gesamtkunstwerk cher au théâtre wagnérien : de cette notion d’« œuvre d’art total », Goebbels s’est très explicitement distancié en 1997, dans l’un de ses (nombreux) écrits théoriques[9]. Plutôt que « totalité utopique », le théâtre selon lui doit être « un réservoir de questions, une incomplétude productive, un nouveau modèle de communication, […] une promesse », ou encore, comme le dit Hans-Thies Lehmann, un « avènement» [« ein Advent »] [10]. Il s’oppose à toute hiérarchisation des arts et dénonce la redondance des signes théâtraux, cette dérive illustrative dont pâtit le théâtre : « Il faut que tous les arts soient forts sur le plateau et qu’il n’y ait pas de hiérarchie. Il faut ouvrir les contenus plutôt que de les multiplier[11] ».
Remettant en question la conception classique de l’expérience esthétique, où l’attention est focalisée sur la présence directe de protagonistes/solistes clairement identifiés, il confie au spectateur un rôle actif, et décisif. Reprenant à notre compte l’expression « écritures de plateau » forgée par le critique théâtral Bruno Tackels, on pourrait ainsi qualifier de « musique de plateau » ces compositions qui s’élaborent conjointement aux autres éléments de la représentation, et qui découlent bien souvent de nombreuses improvisations collectives : « Je suis en fait incapable d’écrire la moindre note si je n’ai pas improvisé avec tout le monde pendant deux semaines », confiait le compositeur en 1997 à Franck Ernould[12] … Une musique dans laquelle le recours systématique à l’amplification permet au compositeur non seulement de pratiquer des alliages de timbres inhabituels – un clavicorde et des percussions, par exemple, dans Ou bien le débarquement désastreux – et de les mêler à des sonorités électroniques, mais surtout de spatialiser le son comme il l’entend et de « désorganiser l’équilibre dynamique conventionnel »[13].
Qu’il s’agisse de « théâtre musical » ou de « concerts scéniques », tous les spectacles ultérieurs de Heiner Goebbels vont s’employer à pousser ces questionnements plus avant, approfondissant chacun une préoccupation ou une dimension précise, suivant cette recherche de l’inconnu et de la nouveauté dont on a rappelé en préambule combien elle est motrice pour lui. La distinction n’est d’ailleurs pas toujours facile à opérer entre ces différents « spectacles musicaux », pour reprendre un autre terme utilisé par l’artiste. Etant donnée l’ampleur de son dispositif scénographique, I went to the house but did not enter (2008) est ainsi un « concert scénique » qui pourrait très bien ressortir à la catégorie du « théâtre musical » – voire à l’« opéra », puisque c’est cette dénomination qui a été choisie – une première – pour Landschaft Mit Entfernten Verwandten (« Paysage avec parents éloignés »), créé à Genève en 2002. Destiné au quatre chanteurs du Hilliard Ensemble, I went to the house… est un jalon marquant dans la mesure où c’est la première fois que Goebbels, qui avait jusqu’alors toujours exprimé sa méfiance vis-à-vis des formes académiques et standardisées du chant et de la diction, et toujours privilégié des vocalités bien particulières, travaille avec la voix « lyrique ».
Parmi la vingtaine de spectacles, généralement d’une très grande beauté visuelle, qu’il a créés depuis 1993, formant une constellation de pièces dont certaines se déclinent ensuite en installations ou en hörspiele, se distinguent quelques autres points d’inflexion marquants : Schwarz auf Weiß, pièce de théâtre musical créée en 1996 et souvent présentée comme un « requiem pour Heiner Müller », dans lequel on entend la voix de celui-ci dire le début d’un texte d’Edgar-Allan Poe, Shadow, sur lequel s’appuyait déjà le hörspiel éponyme ; Eislermaterial (1998), concert scénique destiné lui aussi destiné à l’Ensemble Modern, créé pour le centenaire de la naissance du compositeur, où intervient encore un enregistrement de la voix de l’artiste ; ou encore Stifters Dinge(2007), saisissante pièce de théâtre dénuée de présence humaine, où seuls quelques pianos actionnés par voie électronique, la lumière, la scénographie, la vidéo et le son animent l’espace scénique. La scène est le moyen, pour Heiner Goebbels, d’ajouter une dimension spatiale à cet art du temps qu’est la musique.
Zones d’autonomie musicale : apologie de l’éclectisme
Depuis 1991 et*Red Run* – reprise d’une musique de ballet qui marqua le début de sa fructueuse collaboration avec l’Ensemble Modern –, Heiner Goebbels a par ailleurs composé une vingtaine de pièces de musique sinon « pure », en tout cas destinées à une exécution concertante plus ou moins traditionnelle (elles sont listées, sur le foisonnant site Internet du compositeur, sous l’intitulé « Compositions »). Le passage à la bidimensionnalité de la partition ne manifeste nul changement radical, toutefois, dans la facture des œuvres ; on y retrouve ce langage propre à Goebbels, juxtaposant les genres, les registres et les sonorités avec un indéniable génie dramaturgique, et ménageant toujours du champ à l’auditeur pour exercer ses capacités associatives. A l’exemple de La Jalousie – pièce de 1992 inspirée d’Alain Robbe-Grillet et sous-titrée « bruits extraits d’un roman », qui s’écoute comme un hörspiel –, ces pièces, qu’elles fassent ou non intervenir la voix – parlée ou chantée –, continuent de confier au texte leur impulsion centrale. L’un des sommets de l’œuvre de Goebbels est sans doute Surrogate Cities, composé en 1994 pour la Junge Deutsche Philharmonie. Ce cycle monumental, totalisant près de 90 minutes de musique majoritairement vocale, se compose de cinq pièces distinctes, dont l’ordre peut d’ailleurs varier, et qui ont fréquemment fait l’objet d’exécutions séparées. Il est conçu comme la « coupe transversale » d’une ville, explorant les différentes strates de sa mémoire, à l’image de la Suite pour échantillonneur et orchestre inaugurale, dans laquelle c’est par le biais de l’instrument soliste que résonnent les voix de cantors juifs enregistrées dans les années 1920. Quant à The Horatian, trilogie de chansons avec orchestre aux accents de musical, sur des poèmes de Heiner Müller, elles situent Goebbels dans la lignée du Kurt Weill de la période américaine… D’une ampleur comparable, Songs of wars I have seen (2007) marie les instruments anciens de l’Orchestra of the Age of Enligthenment, le London Sinfonietta, l’électronique et la voix.
La musique de Goebbels ne se singularise pas seulement par cette architecture dramaturgique qui rompt avec les formes usuelles de la tradition écrite occidentale (même si la Suite susmentionnée reprend justement la structure d’une suite baroque), mais aussi par sa science des alliages de timbres et son goût pour les sonorités inhabituelles, de la clarinette contrebasse au clavicorde, en passant par les sonorités électroniques ou « concrètes »… et surtout, par deux instruments particulièrement liés au jazz et au rock que sont la guitare électrique et le saxophone. Comme il le rappelle en effet dans un texte fondateur de 1988 sur la question de la « nouveauté »[12], c’est dans le domaine du rock qu’ont eu lieu certaines des innovations musicales les plus passionnantes des décennies précédentes : à travers ce texte qui est un véritable plaidoyer pour l’éclectisme, et un appel urgent à abattre les murs séparant les chapelles musicales, s’affirme l’un des caractères fondamentaux de cette musique qui a commencé par s’exprimer dans le cadre d’une fanfare de rue puis d’un groupe de rock expérimental. Cet amour égal pour les musiques populaire et « savante » se traduit en particulier dans des spectacles tels que Die Wiederholung (1995), pièce « basée sur des motifs de Kierkegaard, Robbe-Grillet et Prince », ou Hashirigaki (2000), mêlant des textes de Gertrude Stein et des chansons de Brian Wilson et The Beach Boys. Il s’étend, on l’a dit, à toutes les traditions extra-occidentales, et notamment aux musiques d’Afrique et d’Asie – voir par exemple la Danse des derviches, pour flûte et percussion orientales, qui troue Landschaft Mit Entfernten Verwandten – et aux voix singulières de comédiens et chanteurs de toute provenance stylistique et géographique. Cette « double culture » explique aussi l’enthousiasme de Goebbels pour un musicien aussi méconnu que Harry Partch, dont il a dirigé en 2013, dans le cadre de la Triennale de la Ruhr, la première européenne de Delusion of the Fury (1965–66). Composée entre 1998 et révisée en 2008,*Walden,*pièce pour orchestre conçue comme le pendant de Surrogate Cities, d’après le roman de Thoreau, fait intervenir, comme les œuvres de Partch, un ensemble d’instruments originaux créés par le sculpteur et musicien américain Bob Rutman.
Cet éclectisme est d’autant plus essentiel, écrit Goebbels, que tout ou presque ayant déjà été écrit et entendu, le mythe du « progrès » en art n’est plus crédible : il n’est plus possible de systématiquement inventer des œuvres nouvelles, de créer ex nihilo. Par ailleurs, la postmodernité n’a guère d’intérêt si elle n’aboutit qu’à la restauration d’esthétiques du passé. Dans ce contexte, travailler avec le matériau existant, le transformer au point de le rendre méconnaissable et faire confiance au public est selon lui la seule façon possible de créer de l’inédit : « La musique nous apparaît avant tout comme transformation de musiques autres et antérieures, elle n’est plus le médium d’une expression individuelle, mais un ordre (Ordnung) qui nous est depuis longtemps dévolu par les instances de notre socialisation musicale. Le compositeur n’est plus l’inventeur, le maître de ses sons ; ce sont eux qui, bien plutôt, dominent le sujet compositeur, en le précédant toujours d’emblée. »[16] L’utilisation récurrente de l’échantillonneur, le recours aux citations comme aux documents sonores s’avèrent, dans ce contexte, pour le moins révélateurs de cette esthétique du fragment, de la juxtaposition, qui convoque la curiosité de l’auditeur autant que sa mémoire.
Portrait du compositeur en architecte utopiste
Le compositeur est-il alors un architecte, ainsi que Goebbels nous le déclarait en 2002, ou bien plutôt un « zappeur », comme aime à le qualifier son ami André Wilms ? Quoi qu’il en soit, le constat qui précède nécessite de poser la question de son statut. D’autant que le parcours de Heiner Goebbels s’est épanoui, on l’a vu, sous le signe du collectif : « Pour moi, au XXe siècle, tous les mouvements artistiques en général, que ce soit la peinture, la littérature ou la musique, relèvent davantage d’une mémoire collective, d’une collaboration, d’un transfert vers le futur, et non le fait d’individus isolés travaillant dans l’atemporalité. »[17] Cette manière plurielle et anti-autoritaire d’envisager la création, de permettre à sa musique de s’inspirer du travail d’un décorateur, d’un comédien ou d’un éclairagiste autant que d’un écrivain, explique en particulier la complicité qui lie le compositeur à l’Ensemble Modern, rassemblement de musiciens fonctionnant en autogestion. On se rappelle également qu’en 1989, Heiner Goebbels a souhaité partager le copyright de *Wolokolamsker Chaussee I-V*avec les intervenants (dont le groupe allemand de tendance hardcore Megalomaniax) dont il s’était entouré pour ce projet[18].
On se rappelle surtout une phrase de Heiner Müller que Goebbels se plaît lui-même à invoquer : « Œuvrer à la disparition de l’auteur, c’est résister à la disparition de l’humain. »[19] Si Heiner Goebbels est un architecte, alors c’est un architecte utopiste. Certes, il n’en continue pas moins de signer ses œuvres. Certes, ses partitions pour le concert, les enregistrements, et même quelques pièces théâtrales (Stifters Dinge figure au répertoire du Théâtre Vidy-Lausanne, Schwarz auf Weiß, Eislermaterial et Landschaft mit entfernten Verwandten, au répertoire de l’Ensemble Modern) promettent de durer ; néanmoins, étant donnée la nature même de ses “compositions” - ces spectacles forcément éphémères, fruit de la collaboration de quelques fortes individualités artistiques réunies le temps d’un projet, et de représentations théâtrales dont le disque ne conserve qu’une trace lacunaire - on peut légitimement, à défaut de dissolution totale de l’auteur, se poser la question de sa postérité.
[1]. Heiner Goebbels, « Daß es Verwandlungen gibt », entretien avec Hans-Thies Lehmann, août 1996, non publié, in http://www.heinergoebbels.com (lien : https://www.heinergoebbels.com/en/archive/texts/interviews/read/88)
[2]. Komposition als Inszenierung est d’ailleurs le titre de l’anthologie dirigée par Wolfgang Sandner sur l’œuvre de Goebbels (2002).
[3]. Cité par Heiner Goebbels dans « Gegen das Gesamtkunstwerk: Zur Differenz der Künste », in Wolfgang Sandner (éd.),Heiner Goebbels. Komposition als Inszenierung, Henschel Verlag, Berlin, 2002, p. 138.
[4]. Heiner Goebbels, entretien avec Jean-François Perrier, février 2008,in http://www.festival-avignon.com.
[5]. Wolfgang Sandner, « Heiner Goebbels, Komponist im 21. Jahrhundert », in Wolfgang Sandner (éd.), op. cit, p. 19.
[6]. Heiner Goebbels, entretien avec Jean-François Perrier*,*op. cit.
[7]. Ibid.
[8]. Ibid.
[9].Heiner Goebbels*, « Gegen das Gesamtkunstwerk: Zur Differenz der Künste »,*op. cit., pp. 135-141.Comme bon nombre d’écrits et d’entretien, celui-ci est consultable sur le site Internet du compositeur.
[10]. Ibid., pp. 138-139.
[11]. Heiner Goebbels, entretien avec Jean-François Perrier, op. cit.
[12]. Heiner Goebbels, entretien avec Franck Ernould, août 1997, in http://www.ernould.com (lien : http://www.ernould.com/Artigrou/goebbels.html)
[13]. Ibid.
[14]. Sur l’utilisation du document sonore chez Goebbels, lire en particulier Pierre-Yves Macé, Musique et document sonore – Enquête sur la phonographie documentaire dans les pratiques musicales contemporaines, Dijon, Les Presses du Réel, 2012.
[15]. Heiner Goebbels, « Prince and the revolution: Über das Neue », in Wolfgang Sandner (éd.), op. cit, pp. 204-208.
[16]. Heiner Goebbels, « L’échantillon comme signe », traduction Jean Lauxerois et Peter Szendy, in De la différence des arts, Paris, Ircam : L’Harmattan, 1997, p. 199.
[17]. Heiner Goebbels, entretien avec Franck Ernould*,op. cit.
[18]. Sur cette question, lire Heiner Goebbels, « Soll ich von mir reden? Kollektive Copyrights » (1992), in Wolfgang Sandner (éd.), op. cit, pp. 190-198.
[19]. Cité par Pierre-Yves Macé, op. cit., p. 267.