Tôt perçu comme un musicien d’exception — Messiaen, qui fut son professeur lorsqu’il avait seize ans, n’hésita pas à le comparer au jeune Mozart —, George Benjamin occupe une place à part dans le contexte de la musique contemporaine. Après des débuts fracassants, où non seulement sa maîtrise de l’écriture orchestrale mais aussi la force poétique de son imagination furent un éblouissement, il s’est retiré en lui-même, dans une quête d’absolu conduisant à une ascèse et à une recherche stylistique obstinée : si, après deux œuvres de jeunesse déjà très abouties, une Sonate pour piano et un Octuor (1978), il présenta coup sur coup, entre 1980 et 1982, trois chefs-d’œuvre qui témoignaient d’une maturité précoce, Ringed by the Flat Horizon, A Mind of Winter et At First Light (elles convoquent les figures poétiques d’Eliot, Stevens et Turner), il lui faudra plus de dix ans pour écrire ses trois grandes pièces suivantes, Antara, Upon Silence et Sudden Time, liées à des préoccupations plus abstraites, moins immédiatement séduisantes.
L’absolu, pour Benjamin, advient par l’écriture. C’est là que se nouent les relations complexes entre sa prodigieuse imagination harmonique, qui tend à faire de la sonorité un élément en soi, une pure présence, et le souci d’une écriture polyphonique où les voix enchevêtrées, les différentes strates temporelles créent des relations organiques et une continuité formelle dynamique (l’enseignement d’Alexander Goehr, dans la ligne de Schoenberg, est ici venu compléter celui d’Olivier Messiaen). Mais si, pour Benjamin, l’harmonie, considérée comme une question centrale de la musique du XXe siècle, lui fut donnée comme un don — développé avec acharnement par une exploration systématique des diverses configurations dans toutes les positions possibles —, la linéarité polyphonique fut une conquête de haute lutte, un effort pour transformer en une forme mouvante et multiple des sonorités d’une beauté irradiante.
Benjamin est resté attaché aux valeurs du métier, à des notions qui, depuis la Seconde Guerre, ont été submergées par vagues successives. Son écriture repose sur la note et ses multiples combinaisons plutôt que sur des sonorités et des structures complexes qui les annuleraient en tant que telles ; de même a-t-il maintenu l’articulation du vertical et de l’horizontal, avec la préoccupation mélodique qui en découle, ainsi que la forme comme récit, avec ses développements nécessaires et imprédictibles. L’expression de sa musique restaure la souveraineté d’un sujet mise en crise par la pensée structuraliste et poststructuraliste qui domina la modernité artistique de l’après-guerre ; mais elle échappe à toutes les tentations néos qui s’érigèrent contre celle-ci.
L’énergie qui traverse sa Sonate pour piano, où l’on perçoit de façon transparente toute une série d’influences que le jeune compositeur tente d’exorciser, repose dans une large mesure sur la virtuosité, mais aussi sur un besoin d’expression spontané qui ne se démentira jamais par la suite. L’Octet composé au même moment offre une autre face de la sensibilité benjaminienne : celle d’une poésie délicate et rêveuse, liée au raffinement de l’harmonie et des combinaisons de timbres (notamment à travers la présence du célesta dans la formation instrumentale, colorant les suspensions extatiques de la matière musicale) ; mais l’expressivité quasi romantique de la phrase mélodique du violoncelle aux deux-tiers de l’œuvre constitue aussi une caractéristique de son style, et on la retrouvera dans ses pièces ultérieures. D’emblée, les éléments d’un langage personnel sont ainsi en place : l’énergie motrice, le goût d’une certaine plénitude harmonique et sonore, l’importance de la dimension mélodique, la poésie et l’expressivité de la musique. Benjamin n’envisagera la construction formelle qu’à travers le maintien de telles catégories somme toutes traditionnelles. Compositeur intuitif, il cherchera à conserver une relation spontanée au langage, loin des systématisations fondées sur une approche plus conceptuelle. Cette attitude explique aussi bien l’explosion créatrice des débuts que les difficultés d’évolution rencontrées par la suite.
Sa première grande œuvre, composée pour orchestre et créée à Cambridge en mars 1980, Ringed by the Flat Horizon, emprunte son titre à un vers de T.S.Eliot (The Waste Land) ; elle témoigne d’un sens étonnant de l’écriture orchestrale chez un compositeur aussi jeune et aussi peu expérimenté. Le paysage traversé par l’orage qu’évoque Benjamin dans une note liminaire conduit à des oppositions entre des sonorités claires, scintillantes, élégiaques (le solo de violoncelle) et d’autres plus sombres et violentes, reliées entre elles par une écriture rythmée de chœurs instrumentaux qui proviennent directement de Messiaen, dédicataire de l’œuvre. Redoublées par celles d’une écriture tantôt incantatoire, tantôt motivique, de telles oppositions produisent une tension dramatique à l’intérieur d’un temps souple, modelé par la densité de la matière sonore. Le moment central, quoique décentré, est un choral sombre et solennel qui précède l’épilogue ; à la fin, la musique est soudainement aspirée vers l’extrême aigu, comme en une sorte de fuite dans l’immatériel. On retrouve une même force d’évocation dans la matière sonore de A Mind of Winter, inspiré par un poème de Wallace Stevens, « The Snow Man », pour soprano et orchestre de chambre. La blancheur hivernale et glacée du paysage suscitent une temporalité suspendue, un climat onirique qui témoigne d’une maîtrise éblouissante de la fusion entre harmonie et timbre. Le « rien » évoqué à la fin du poème conduit la voix, jusque-là lyrique, et parfois ornée par un instrument, à devenir simple parole, absorbée par la texture.
C’est toutefois A Mind of Winter (voir la note de programme complète), pour un ensemble de chambre, qui assura une aura internationale au jeune compositeur, l’œuvre déclenchant un concert unanime de louanges. Écrite pour le London Sinfonietta qui l’a créa en novembre 1982 sous la direction de Simon Rattle, elle est le point d’aboutissement d’une première phase créatrice, celle d’un compositeur d’à peine vingt-deux ans en possession de moyens exceptionnels. Si Benjamin adopte le type des formations contemporaines réduisant le grand orchestre à un groupe de solistes (un quintette à vent, une trompette, un trombone, un piano/célesta, deux percussions et un quintette à cordes), il tente d’obtenir une sonorité ample et puissante, quasi orchestrale, par le choix des intervalles et des accords, de leur disposition dans les registres, par l’utilisation de sons-pédales, de mixtures originales, de la percussion, du piano et du célesta. La pièce s’inspire d’un tableau de Turner, Norham Castle Sunrise, typique du préimpressionnisme de son auteur, où la structuration ne provient plus du dessin proprement dit, dans le cadre d’une esthétique imitative, mais d’une diffraction du spectre lumineux créant des fondus-enchaînés de couleurs, des mélanges subtils et presque irréels, dans un état de liquidité et de fusion de la matière. On est tenté par l’analogie entre cette image et l’œuvre du compositeur, même si, comme ce fut le cas pour Debussy, la peinture vient ici traduire et stimuler une recherche purement musicale, l’élément naturel étant le symbole, et non le prétexte, d’une imagination sonore ne pouvant plus s’appuyer sur des critères traditionnels. Il est non moins tentant d’invoquer, à côté de Debussy, les influences mêlées de Scriabine (avec sa recherche d’équivalence entre le son et la couleur), de Schoenberg (la fameuse pièce centrale de l’opus 16, dont le titre, “Farben” [couleurs], est en soi programmatique), ou de Messiaen, avec ses synésthésies sons-couleurs. De fait, l’œuvre doit à chacun de ces illustres prédécesseurs dans sa tentative de structurer la forme à partir de la sonorité en tant que telle.
George Benjamin, au lieu de développer cette magie sonore dans toute une série d’œuvres, comme on l’attendait de lui, chercha au contraire à épurer sa matière, à en éliminer certains figuralismes, à transformer les grandes séquences ornementales en des textures contrapuntiques où les lignes sont à la fois indépendantes et organiques. Il visait à la fois une écriture plus polyphonique et une forme plus complexe, faite de directions multiples enchevêtrées. Le projet d’une grande œuvre d’orchestre, qui devait occuper Benjamin durant près de dix ans, allait constituer une véritable épreuve dans cette volonté de réorientation : elle débouchera avec la création de Sudden Time en juillet 1993 sous la direction même du compositeur. Cette œuvre pour grand orchestre constitue l’arrière-plan des pièces composées entre 1986 et 1990 : Three Studies for Solo Piano (1982-86), Antara (1987) et Upon Silence (1990), trois œuvres qui explorent des territoires extrêmement divers dans lesquels surgissent avec force des modèles stylistiques et historiques que l’on n’attendait guère. Ce sont trois moments d’une crise compositionnelle ; ils témoignent de la difficile conquête d’une écriture plus linéaire et plus serrée, d’une forme capable de s’autogénérer à partir d’éléments simples et structurels. « Au fond, dira Benjamin plus tard, ma crise reposait sur la volonté d’avoir plus de vitalité dans les lignes mélodiques, plus de clarté dans la polyphonie, plus de vitesse, d’énergie dans la conception totale de la texture, ce qui signifie, toutes ces choses étant liées, plus d’intérêt dans la forme, en d’autres mots une architecture plus multidimensionnelle, moins sectionnée. » (George Benjamin, Les règles du jeu, p. 22) Derrière les références à Haydn, au ragtime, à la flûte des Andes transformée par l’électronique ou à la sonorité des violes de gambe, qui impose une dissociation entre matériau et expression, mais aussi un élément ludique et ironique, se cache une référence majeure à J.S. Bach : le coloris lié aux harmonies et aux combinatoires de timbres est traversé, réinterprété par une écriture plus « abstraite » fondée sur l’indépendance des voix; c’est ce qui va permettre à Benjamin d’articuler la forme multidirectionnelle de Sudden Time.
Cette dernière œuvre est née d’un rêve où la déflagration du tonnerre, événement bref et intense, avait été à la fois anticipé et dilaté dans le temps. Ici, ce n’est plus l’harmonie qui engendre les idées musicales, conduisant à des formes statiques, mais les idées elles-mêmes qui suscitent des rencontres évanescentes, où le temps est dans un perpétuel surgissement. Dès lors, à l’inverse de la démarche suivie pour At First Light, où la sonorité de l’ensemble est démultipliée, l’orchestre est divisé en strates de timbres, traité dans l’esprit de la musique de chambre, sans effets de masse. La sonorité n’est plus la source de l’invention, mais elle résulte d’une écriture polyphonique reposant sur des polymétries qui créent des plans nettement délimités, réalisant le vœu du compositeur, adossé à la musique de Bach, d’atteindre tout à la fois une grande transparence et une grande densité d’écriture. La rhétorique y est morcelée, fragmentaire, élusive, comme si Benjamin avait cherché à éliminer toute forme de développement ou d’installation dans un même climat : chaque idée est aussitôt recouverte ou relayée par d’autres dans une suite de mouvements en spirale. La construction répond à une logique du rêve, et la violence sous-jacente provient de l’accumulation des couches, comme dans une matière en ébullition. On retrouve certains traits des premières œuvres, comme les sons cristallins, l’écriture de choral, les grandes lignes mélodiques confiées à un instrument solo, mais aussi l’élément diatonique, toujours présent dans la musique de Benjamin ; le passage des quatre flûtes altos en sons harmoniques rappelle le traitement électronique des flûtes de pan dans Antara ; d’autres passages annoncent les Three Inventions. Il est significatif que la première partie de la pièce, éblouissante, aboutisse après moins de cinq minutes à une brisure, un repos sur un accord longuement tenu qui marque un léger changement d’écriture et la réintroduction d’une phraséologie plus stable : le cor anglais y chante de façon mélancolique, avant que les éléments initiaux soient repris de manière totalement renouvelée jusqu’à un sommet d’intensité ; dans l’épilogue, l’alto solo, dans son registre extrême, semble lutter contre les limites de sa tessiture. Cette césure au tiers de l’œuvre, ce passage d’une écriture miroitante à une écriture qui se fixe sur des lignes solistes et cette fin énigmatique sont comme les traces d’une difficulté compositionnelle dans l’articulation entre l’athématisme du début et l’architectonique de la grande forme. Les gestes mélodiques que l’on retrouve dans toutes les œuvres de Benjamin rétablissent en effet une forme d’expression unitaire que le raffinement de l’écriture, la polyphonie des motifs et des formes sonores semblent contredire à priori.
Les*Three Inventions* (voir la note de programme complète) vont tenter de donner une nouvelle réponse à ce problème. Cette œuvre créée sous la direction du compositeur en juillet 1995 à Salzbourg fait appel à un ensemble renforcé par rapport à celui d’At First Light : sept instruments à vents, quatre cuivres, harpe, piano et deux percussions, neuf cordes. On pourrait penser qu’en passant de quatorze à vingt-quatre musiciens, Benjamin ait cherché à donner au son une plus grande ampleur. Mais les Three Inventions diffèrent d’At First Light dans le sens où le compositeur, après Sudden Time, ne cherche plus la fusion sonore, l’effet de masses colorées, une harmonie-timbre sensuelle, mais travaille sur la superposition de couches sonores qui interagissent ensemble : la sonorité n’est pas posée en tant que telle, elle provient de l’écriture, et plus particulièrement de suites mélodiques qui sont organisées polyphoniquement et forment des harmonies tantôt latentes, tantôt manifestes. Benjamin a lui-même décrit ce processus en parlant de la troisième invention : « chaque instrumentiste a une ligne singulière, soutenue “derrière” par un élément musical qu’on pourrait assimiler à une “basse fondamentale” virtuelle. […] Grâce à Bach, j’ai pu essayer d’”emprisonner” mes lignes au sein d’une harmonie et de “liquidifier” cette dernière dans le but d’écrire des lignes, en somme à obtenir une symbiose entre ces deux dimensions. » (p. 22) Le plus surprenant tient peut-être à la structure diatonique de ces mélodies, incluant la gamme par tons, les rapports de quarte ou les sucessions de tierces, et dans lesquelles les relations d’octave, prohibées par les sériels, tiennent une place importante. Toute l’œuvre va jouer sur ces métamorphoses de la structure initiale, présentée tantôt comme un écheveau de notes déployées dans l’espace sans profil rythmique particulier, tantôt comme de véritables mouvements mélodiques ayant un profil plus accusé (dans les deux cas, les retours sur soi de la ligne créent le sentiment d’une polyphonie latente). De même, on retrouvera dans les deux mouvements suivants cette progression par paliers qui place l’auditeur en attente d’une mutation, d’un événement exceptionnel. À la sonorité sombre et dépressive du début de la troisième pièce (contrebasson mélodique, trombone et cordes graves descendantes, sonorités de gong renforcées, comme un glas), on comprend que l’œuvre a été pensée comme une progression dramatique par degrés, et que la deuxième partie a pour fonction de mener au seuil d’un nouvel état de la matière et de l’expression. Les trois pièces sont d’ailleurs de longueur croissante, comme pour confirmer l’idée que c’est le finale qui donne sens à l’œuvre dans son entier Il faudrait une description détaillée pour rendre compte de la densité formelle et expressive de cette pièce, construite de façon implacable, voire insoutenable, comme une montée en plusieurs étapes jusqu’à une fin apocalyptique : un coup brutal des deux bass-drums graves, entendus de façon prémonitoire deux fois auparavant. Il y a là une puissance d’expression noire qui tend constamment aux limites, une forme d’expressionnisme où resurgissent certains climats de Ringed by the Flat Horizon, comme si la texture polyphonique, soumise à une pression extrême, et tout à la fois contrainte par sa propre loi interne dans l’esprit d’une chaconne diabolique, parvenait par paliers successifs au bord de l’implosion.
Le plus surprenant, lorsqu’on écoute cette œuvre à plusieurs reprises, c’est la palette de couleurs et de caractères réalisées au travers d’une constante clarté d’écriture, chaque note, chaque inflexion, jusqu’aux moindres nuances, s’entendant distinctement. Que cette clarté réfracte un domaine sombre et dramatique, exploré dans cette pièce visionnaire à un point rarement atteint, comme si le compositeur voulait se protéger de son emprise, laisse penser qu’elle est moins un classicisme, comme on l’a dit parfois, qu’une lutte acharnée contre le chaos qui la menace, contre les paralysies d’un bonheur inaccessible, ce qui expliquerait la lenteur d’élaboration des œuvres, la difficulté d’une victoire jamais assurée sur les forces obscures et les idéalisations extrêmes, mais aussi, l’affirmation de celle-ci dans la forme même. De là peut-être la beauté cruelle qui se dégage des pièces, et notamment de ce final de Three Inventions, l’équilibre rare entre une maîtrise absolue, une rigueur sans faille, et un contenu d’une extrême violence intérieure, où sourd une force quasi destructrice. Les Three Inventions sont une pièce maîtresse du compositeur, et dans l’ampleur de son parcours — ce passage imprévisible de la candeur initiale au dramatisme de la fin —, comme l’une de ses plus grandes réussites, le portrait le plus profond de l’homme et du compositeur.
Par rapport à elles, Palimpsests (2000-02) offre encore une perspective nouvelle, comme si Benjamin, d’une pièce à l’autre, réagissait de façon critique, désirant moins continuer dans la même direction qu’ouvrir d’autres possibles, en évitant ainsi de se répéter. La formation instrumentale elle-même marque une nouvelle progression dans la conception de l’ensemble, à mi-chemin du groupe de solistes et de l’orchestre symphonique. Cet orchestre inédit comporte lui-même un équilibre très particulier : se font face dans la disposition proposée les cinq violons, les trois altos et quatre contrebasses sur la gauche, les quatre flûtes, les quatre clarinettes, le contrebasson et quatre autres contrebasses sur la droite ; à l’arrière-plan, sur une première ligne, sont disposés les trois cors, les quatre trompettes, la trompette basse, les deux trombones et le tuba ; puis sur une deuxième ligne, tout au fond, les trois percussions. Piano et célesta font pendant, derrière le groupe des cordes, aux deux harpes placées symétriquement derrière le groupe des vents. Si on la compare aux deux œuvres précédentes, Palimpsests s’éloigne notablement de tout climat « impressionniste » ou « expressionniste » au profit d’une écriture plus austère, et l’on voudrait dire, plus objective. On ne retrouve ni les chatoiements de timbres pris pour eux-mêmes, avec leur climat de magie sensuelle, propres à At First Light, ni la sombre polyphonie et le dramatisme vers lesquels tendent les Three Inventions, mais une recherche de transparence et de rigueur presque formelles, un travail d’orfèvre, un jeu avec l’idée purement musicale (voir la note de programme complète). Bien-sûr, la beauté harmonique de l’écriture demeure, et les métamorphoses à partir d’un motif initial, le souci de lier les deux mouvements ensemble, aussi différents soient-ils en apparence. Cette exploration du contrepoint est menée de façon systématique dans Shadowlines pour piano (2003), six études sur des structures canoniques strictes, capables de produire, par des procédés originaux, des résultats parfois surprenants, comme celui d’une structure chromatique générant une structure diatonique.
L’idée de pièces séparées, centrées sur une problématique ou une idée, se retrouve dans Dance Figures, composé pour orchestre en 2004 suite à la demande du Théâtre de La Monnaie pour une chorégraphie d’Anna Teresa de Keersmaeker (et parallèlement par le Chicago Symphony Orchestra et le festival Musica de Strasbourg). Benjamin abandonne ici la construction à grande échelle qui valait encore pour Palimpsests au profit d’une division en neuf parties brèves fortement caractérisées. L’œuvre se présente comme une suite d’études pour orchestre, études de caractère et de mouvement, et comme une réflexion sur l’écriture du ballet, mettant en résonance les figures historiques de Debussy, Ravel et Stravinsky. L’écriture est simplifiée, sans que Benjamin renonce le moins du monde à son génie des sonorités : il laisse émerger des lignes mélodiques pures, en intervalles conjoints, parfois ornementées, ou doublées à la quinte de façon à créer une sonorité archaïque, faussement populaire, voire orientalisante (comme dans la deuxième pièce). L’ensemble de l’œuvre, qui semble de facture presque traditionnelle à une première écoute, laisse en réalité une impression étrange, l’écart entre des moments si individualisés n’étant pas médiatisé comme dans les pièces précédentes par un principe de développement organique (même si l’on perçoit, en arrière-plan, des éléments d’interconnection entre les différentes parties). Dans la pâte sonore de Dance Figures, magnifique leçon d’efficacité orchestrale, on retrouve un élément central du style benjaminien : cette jouissance pure du son, le plaisir physique des harmonies et des rythmes, cette dimension presque tactile de sa musique. En même temps, Dance Figures, œuvre « de circonstance », incline l’invention vers les projets dramaturgiques : la logique narrative propre aux œuvres de musique pure est ici brisée au profit d’une écriture plus fragmentée, capable de s’adapter aux situations changeantes de la scène. On peut considérer de la même façon que Sometime Voices(1996), composé pour baryton, chœur et orchestre à l’occasion de l’inauguration du Bridgewater Hall à Manchester, était une étude dramatique : l’œuvre utilise un bref passage de la Tempête de Shakespeare (« Sometimes a thousand twangling instruments Will hum about mine ears; and sometime voices […] when I wak’d, I cried to dream again »); cette œuvre brève et impressionnante se présente comme un portrait de la figure sauvage de Caliban, comme le rêve de son rêve, et comme lui, reste ouverte à la fin.
C’est en 2005 que Benjamin a finalement abordé le théâtre musical, composant assez vite, ce qui est exceptionnel chez lui, Into the Little Hill, créé au Festival d’Automne à Paris, commanditaire de la pièce, en novembre 2006. Benjamin suit ici la construction très simple proposée par le librettiste Martin Crimp, s’apparentant à un conte : huit scènes enchaînées, réparties inégalement en deux parties, avec des reprises transformées. Benjamin a prudemment choisi un cadre restreint pour ce premier contact avec la forme problématique de l’opéra, renonçant à la dimension illustrative ou représentative de celui-ci ; les deux chanteuses ne sont pas identifiées à des personnages, mais jouent plusieurs d’entre eux dans une forme de distanciation que Crimp a développée dans son propre théâtre. L’œuvre se présente comme une allégorie, plus proche peut-être de l’oratorio que de l’opéra ; le sujet en est la puissance d’enchantement de la musique et ses rapports ambigus au pouvoir, avec, en filigrane, la question sociale (les rats que l’étrange musicien propose au ministre de liquider, contre espèces sonnantes et trébuchantes, pourraient être apparentés aux immigrés dont il faut débarrasser la ville). Si les deux auteurs ont fait le choix de l’anti-naturalisme, c’est afin de conserver la possibilité d’un récit comportant des figures expressives et ambivalentes (les rats peuvent ainsi renvoyer à d’autres catégories d’individus, le livret ne donnant aucune indication en ce sens). De même que Benjamin n’a pas révoqué les éléments de la tradition dans son écriture — le principe mélodico-harmonique, les techniques polyphoniques, la conception harmonique fondée sur de vraies basses, la relation entre chromatisme et diatonisme, etc. — mais a cherché à les développer et à les renouveler de l’intérieur, de même a-t-il conservé ici les éléments d’une dramaturgie traditionnelle, mais en les plaçant dans une perspective nouvelle. En musicien pragmatique, il a simplifié son écriture et privilégié les lignes vocales, imaginant un instrumentarium original pour les seconder : les deux cors de basset, qui jouent le rôle d’une sorte de teneur tout au long de l’œuvre, le cymbalum, qui pourrait personnifier l’étrangeté de l’étranger, et la flûte basse, qui renvoie, dans un grand solo à la scène 5, à la légende du joueur de flûte de Hamelin qui est à la source du livret. Into the Little Hill peut apparaître comme une ébauche en vue d’une grande forme dramatique à laquelle, semble-t-il, Benjamin travaille avec Martin Crimp.
Viser des formes expressives qui mêlent des affects contradictoires, tel pourrait être un des points centraux de l’esthétique de Benjamin, à l’origine de sa conception même de l’harmonie et de la polyphonie. Il rassemble ainsi dans son œuvre, en la magnifiant, toute l’évolution passée, évitant les territoires incertains où une autre musique s’inventerait, sur un sol vierge ; Benjamin est plus un musicien de la mémoire et de la synthèse que de l’expérimentation. Si ses œuvres ont une réelle densité d’écriture, condensant des gestes amples à l’intérieur de durées modestes — on songe ici à la non-pesanteur mozartienne — elles cherchent aussi à raconter des histoires pleines de rebondissements à l’aide des seules notes de la gamme chromatique, sans utiliser le moindre effet, ou l’extension radicale du matériau. Pour lui, dépasser les apories sérielles ne signifie pas remettre en cause l’idée du matériau, le cadre même de la pensée musicale, mais résoudre certains problèmes. Dans sa démarche, Benjamin s’est tenu à l’écart des déconstructions lachenmaniennes et des saturations ferneyhoughiennes, comme des techniques bouléziennes, sans doute trop proches de lui. Ses idées sont directement liées à la réalité sonore, au travail de l’écriture, et non posées a priori ; elles sont déterminées par une forme d’hypersensibilité au phénomène sonore, pour laquelle un fugitif halo d’harmoniques au-dessus d’une ligne mélodique, ou une légère oscillation sur une note, suscitent une intensité d’émotion qui chez d’autres exigeraient un geste fort, un changement brusque de texture, un choc. Sa musique est sans pathos.
C’est pourquoi l’apparence de ses œuvres conserve quelque chose de classique. Mais la beauté qui en émane, trop proche de ce que l’on entend habituellement par ce mot, voile ce qui se trame à l’intérieur, qui est de nature plus inquiétante. Derrière la minutie presque maniaque de l’écriture, le goût du détail et de la précision, se cachent en effet des gestes lyriques et violents, des sonorités parfois dures et cruelles. D’où un équilibre très personnel entre la fragmentation et le flux, les moments d’extase et de déflagration, un jeu imprévisible fondé sur des attentes toujours différées, mais riches de bonheurs passagers, qui prennent l’aspect d’un poudroiement de lumière. C’est bien cette dialectique du moment ciselé dans sa perfection — chaque sonorité est contrôlée, chaque accord sonne à merveille — et d’un mouvement impétueux, exubérant, lié à la structure polyphonique, ces accumulations souterraines et ces décharges subites, qui provoque le mystère fascinant de cette musique : on ne peut la saisir en totalité, elle ne prend sens qu’au travers de ses métamorphoses, et sa transparence, une alchimie, n’est qu’apparence face à des processus temporels mystérieux. La complexité, chez Benjamin, c’est cette insaisissable richesse que l’oreille interne du compositeur réalise au-delà des procédés rationnels d’accumulation et de calcul, loin des processus provenant des structures précompositionnelles ou des systèmes, et qui vise à restaurer la toute-puissance du poétique.
C’est seulement en s’immergeant dans les partitions que l’on en saisit toute la portée et toute la force, et que l’on entend, à travers les inflexions si fines de l’écriture, ou la volatilité des sonorités, à quel point elles expriment quelque chose de tourmenté et de visionnaire, d’illuminé. La musique de Benjamin ne facilite guère la tâche du commentateur, car elle se donne à travers sa propre structuration, et seulement à travers elle, dans la tension d’une forme qui se construit note par note. Elle est musique pure. Aussi exige-t-elle des oreilles affûtées, capables de saisir les relations entre les sons, et leur aura ; alors, apparaît un monde intérieur où la fantaisie de l’enfance, son sens du merveilleux et du terrifiant, s’allient à une conscience aiguisée pour laquelle chaque note, chaque signe, chaque moment possède un sens plein et bouleversant.