Parcours de l'œuvre de Denis Dufour

par Vincent Isnard

L’œuvre de Denis Dufour (né en 1953) est celle de toute une vie, si ce n’est plus, car c’est aussi celle d’influences esthétiques, d’oppositions idéologiques, de collaborations, de filiations, d’amitiés… Entreprendre sa description exhaustive nécessiterait donc de saisir toutes ces trajectoires déterminantes pour le compositeur. Entamée dans les années 1970 auprès de Pierre Schaeffer (1910-1995) et Ivo Malec (1925-2019), saisissant et prolongeant les nombreuses évolutions stylistiques et technologiques déjà bien éprouvées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle a conduit à ce jour à près de 200 opus d’une grande richesse sonore et compositionnelle1. Dans les domaines tant acousmatique qu’instrumental, mais aussi en musique mixte et en musique temps réel2, Denis Dufour a composé et défendu des œuvres de grande ampleur régulièrement saluées par la critique : de Bocalises, petite suite (1977 ; premier prix au concours international de composition Luigi Russolo) à PH 27-80 (2008 ; prix SACEM de la “meilleure composition électroacoustiqueˮ) ; Ourlé du lac (1984), pour violon, synthétiseur et transformations numériques en temps réel, l’une des toutes premières œuvres du genre avec le dispositif Syter du GRM, créée à l’Ircam ; ou encore Chanson pensive (1990), œuvre instrumentale créée par l’ensemble 2E2M. Il faudrait en outre mentionner de multiples actions de diffusion et de transmission, où elle transparaît encore, pour avoir une image plus complète de l’activité de ce créateur infatigable : que ce soit en tant que membre du Groupe de recherches musicales (GRM) de 1976 à 2000, membre fondateur du Trio GRM en 1977 (devenu ensuite l’Ensemble TM+), professeur de composition aux conservatoires de Lyon, où il crée la classe en 1980, Perpignan, qu’il rejoint en 1995, et Paris dont il crée également la classe en 2007, et où il aura formé plus de 250 élèves3, fondateur dans les années 1990 de la compagnie musicale Motus4 et du festival Futura5… Il reste néanmoins possible d’en extraire quelques dimensions principales, et l’on retiendra ici les trois suivantes : celle de sa proximité constante avec le monde environnant – la facture compositionnelle de Denis Dufour se rapprochant d’une forme d’artisanat développé dès l’enfance ; puis, à sa maturité, celle de son inscription au sein d’une histoire musicale tiraillée entre diverses références esthétiques parfois incompatibles, comme pour recréer du lien entre celles-ci ; enfin, celle d’une volonté de pérennisation de l’art compositionnel du XXe siècle, notamment par son inscription dans la société, incitant chacun à cultiver les parcelles artistiques qui nous entourent.

L’artisanat spontané de Denis Dufour

La distinction classique entre art et artisanat est remise en question chez Denis Dufour, qui a grandi au contact de la nature et a su en tirer des outils adaptés à la matière artistique brute. De son enfance et de sa jeunesse, en matière d’art, ce n’est d’ailleurs pas la musique qui lui vient à l’esprit en premier lieu, à laquelle il est venu sur le tard : « Je sculptais du bois, je réalisais des émaux sur des plaques de cuivre. J’avais acquis une caméra Super 8 et je filmais »6… Construire, façonner, inventer, lui permettent de révéler une proximité avec le monde environnant et d’en discerner les contours artistiques latents. En jeune esthète averti, il en tire l’assurance de pouvoir se confronter à l’art en autodidacte. La musique, néanmoins, dans laquelle il s’est lancé à l’adolescence comme par défi, lui résiste davantage, et lui laisse ainsi soupçonner sa riche expressivité. C’est ainsi qu’à l’âge de 19 ans il se consacrera totalement à l’étude des disciplines du cursus classique enseignées alors au conservatoire de Lyon : solfège, alto, harmonie, contrepoint, analyse, esthétique et histoire de l’art, avec un seul objectif en tête, devenir compositeur.
« Électroacoustique » : en faisant répéter le mot à Ivo Malec, qui le reçoit en entrevue à son domicile parisien, Denis Dufour comprend subitement que la musique d’aujourd’hui ne se limite plus à la théorie et à la technique instrumentale abordées jusqu’alors, mais qu’elle recèle un potentiel créatif immense et inexploré. Dès lors, admis au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM) de Paris au sein de la classe de composition électroacoustique de Pierre Schaeffer en 19747, puis dans celle de composition instrumentale de Ivo Malec deux ans plus tard, il se jettera dans cette exploration pour la poursuivre inlassablement depuis. Se révèlera à lui un monde-miroir dans lequel projeter la réalité pour apprendre à mieux reconnaître les émotions et les affects qu’elle suscite, et par suite mieux les porter dans ses propres propositions artistiques. Ainsi, et sans le réduire à l’abstraction des notes ou des systèmes, l’art compositionnel représente pour Denis Dufour un moyen de saisir une part de la complexité du monde sonore pour déployer au mieux les qualités humaines sensibles. Pour y parvenir, cette conception de l’art musical appréhende simultanément, par l’expérimentation et la pratique, l’objet artistique et la matière dans laquelle il est fondu. C’est pourquoi Denis Dufour privilégie cette sorte d’artisanat musical, autrement dit un ensemble de techniques qui s’appliquent à l’objet en y revenant autant que nécessaire (par exemple à travers des essais instrumentaux ou des prises de sons), pour à la fois affiner et partager avec autrui aussi bien l’objet que les techniques, parfois au cours même de sa conception, et vérifier enfin la résistance de la proposition musicale à l’intention artistique initiale8. Au total, cette méthode résulte de la fusion, d’une part, des enseignements de la musique concrète et de la démarche expérimentale telle que formulée par Pierre Schaeffer, s’appuyant sur les nouvelles technologies sonores du XXe siècle pour repousser les frontières de la perception humaine artistique et de leur compréhension ; et, d’autre part, de ceux de Ivo Malec insistant sur l’importance de « la cohérence esthétique et les qualités fonctionnelles de la partition, sa viabilité, sa jouabilité ».
De sa réalisation à sa réception, l’œuvre est donc toujours prise dans la réalité de la perception et ne saurait se réduire aux systèmes théoriques. Cette conception presque naturaliste de la musique rend sa démarche accessible même à l’auditeur novice en matière de création artistique. L’ensemble de l’œuvre de Denis Dufour est ainsi traversée de propositions réverbérant un rapport personnel aux individus et à leurs rites (Messe à l’usage des enfants, Messe à l’usage des vieillards, La douceur a des cils, En effeuillant la marguerite), aux troubles psychologiques (le cycle [work: 58731][Le Livre des désordres], Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Litanie pour les vierges), aux objets du quotidien et aux activités humaines (Bocalises, Altitude, Cinq formes d’appel, Hentai), aux animaux (Cycle des Marais, In-quarto, La Nuit de Dibdak), aux environnements urbains (Entre dames, Les Cris de Tatibagan), aux plantes (Dionaea, Amor Niger L., Symphonie des simples), aux paysages (Terra incognita, Nautilus, Avalanche) ou à la nature (La terre est ronde, Le Mystère des tornades, Tapovan)… Par cet artisanat compositionnel, Denis Dufour rapproche le monde environnant de l’auditeur, comme pour mieux suggérer les sonorités de nos mondes intérieurs. Inversement, ce monde-miroir musical et onirique, même s’il pourrait suffire en lui-même comme finalité artistique, offre aussi une manière de « rouvrir l’oreille musicale » sur ce qui est proche de nous et potentiellement artistique, comme pour mieux appréhender le réel et rappeler les circonstances d’une perception artistique.
Mais c’est aussi cette proximité avec la réalité qui permet à l’artisan-compositeur de s’en démarquer expressément dans d’autres œuvres. En effet, après avoir façonné un environnement sonore et musical où les enchaînements et les articulations s’arrangent selon des règles d’une plausibilité quasi-naturelle pourrait-on dire – cette « esthétique du pourquoi pas » selon l’expression de Jean-Christophe Thomas –, Denis Dufour déploie à partir des années 1990 de nouvelles règles d’un ordre surnaturel (ou quasi-surnaturel), avec des contrastes similaires à ceux provoqués par les registres du fantastique, de la mythologie ou du conte. Ce sont notamment les univers de Tom et la Licorne (1991), Archéoptéryx (1992), Allégorie (1995) ou Blue Rocket on a Rocky Shore (2013). En effet, selon Denis Dufour, la musique doit nourrir le psychisme, et ses traits évocateurs ont le pouvoir d’alterner entre une narration tantôt réaliste, tantôt fantastique, pour finalement rappeler que les préoccupations, les interrogations ou les contemplations que l’on éprouve dans la réalité tendent aussi parfois vers certaines formes d’étonnement, de stupéfaction ou d’étrangeté. Son œuvre permet ainsi de réaffirmer l’ambition d’une perception large et ouverte à toute proposition sonore, même quand les références narratives se troublent et se dissipent, pour laisser en définitive toute l’initiative à l’auditeur pour construire sa propre trajectoire.

Des références musicales à la fois anciennes et contemporaines

Certes, malgré la distance qu’il prend parfois avec la tradition musicale savante, Denis Dufour aime rappeler sa proximité esthétique avec Jean-Philippe Rameau, par « des mouvements, des phrases, des figures qui s’élancent, des motifs que l’on peut mémoriser », tout autant que « dans les nuances et les équilibres », et dont la maîtrise doit passer par la « précision » de l’écriture. Car il s’agit pour lui de perpétuer ces préoccupations formelles anciennes sur le fonctionnement des articulations pertinentes à l’écoute, sur les manières de les expliquer et de les systématiser, c’est-à-dire de les théoriser à partir de l’expérience. De plus, si Denis Dufour a souvent fait explicitement référence à l’œuvre de Rameau, comme dans sa pièce instrumentale Cinq formes d’appel (2013) dont le cinquième mouvement est une transcription revisitée du Rappel des oiseaux, il a aussi souligné des « correspondances » de musicalités plus diffuses entre la musique contemporaine et la musique d’époques antérieures, par exemple entre « la Comptine des Variations pour une porte et un soupir de Pierre Henry et la Sarabande de la Suite n°5 pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach ». Dans les propres œuvres de Denis Dufour, on trouve des réemplois explicites de formes anciennes, telles ses deux messes, « des œuvres qui reprennent la structure d’une messe catholique ordinaire : Kyrie, Gloria, Credo, Agnus dei et Sanctus » ; ou dans un tout autre registre ses Variations acousmatiques (2011), qui poussent leur logique jusqu’à l’extrême par la succession du thème suivi de onze variations, tous d’une durée de 66 secondes, avec des procédés d’imitations classiques de mélodies instrumentales (rétrograde, transposition, etc.), ici appliqués à des sons enregistrés. De sorte que, selon lui, la musique contemporaine n’est jamais complètement coupée de certains repères perceptifs fondamentaux, supports des cohérences internes aux œuvres, et toujours questionnés si ce n’est réemployés, y compris dans les propositions les plus radicales des compositeurs d’aujourd’hui : « les ressorts de la musique sont souvent les mêmes, quelles que soient les époques, les pratiques et la technologie ».
Reste qu’à maints égards, son œuvre est véritablement ancrée dans l’actualité de notre époque, en particulier vis-à-vis des avancées théoriques et pratiques qui constituent une rupture inévitable pour toute une génération de compositeurs. Le bouleversement le plus brutal, profond et irréversible étant certainement celui de la technique, la même qui engendra le chaos de deux guerres mondiales et la crise de la musique tonale. La technique du son fut accueillie tantôt avec scepticisme, radicalité ou opportunisme en fonction des profils des compositeurs et de l’évolution de leurs intentions artistiques. Pour sa part, en alliant la technique à sa pensée d’artisanat musical, Denis Dufour tend inévitablement à circonscrire les sonorités de ses œuvres avec des marqueurs caractéristiques de cette période de transition. D’abord suivant les matériaux employés (sources sonores de toutes sortes et nouvelles techniques de jeux), des sons encore parfois inouïs au départ mais dont l’exploration seule ne suffira pas à nourrir le langage musical, au point qu’aujourd’hui « il n’y a plus un seul son qui étonne qui que ce soit ». Ensuite, les outils expérimentés et développés par le compositeur sont ceux de son temps et de ses contemporains : le son acoustique et analogique, la bande magnétique et les synthétiseurs9. Cependant, même avec l’arrivée du numérique, l’essentiel du travail compositionnel de Denis Dufour est resté focalisé sur la source sonore plutôt que sur les transformations trop systématiques de « plugins » comparés à de la « sauce tomate industrielle ». Ne se limitant pas non plus aux découvertes ou aux innovations des ingénieurs-compositeurs10, sans pour autant rentrer dans une logique d’« effets sonores », ne se refusant pas moins « des accords parfaits dans [ses] œuvres tant instrumentales qu’acousmatiques » ou d’autres « possibilités » mélodiques, harmoniques ou rythmiques traditionnelles, le compositeur cherche avant tout à tirer toute la richesse de son matériau, aussi simple et familier soit-il (comme de simples bocaux pour ses Bocalises, par exemple). Une fois sa palette sonore patiemment collectée et constituée, le travail d’écriture consiste à réassembler dans un puzzle temporel les pièces qui s’imbriquent spontanément les unes dans les autres dans une grande fresque pleine de contrastes et de lyrisme11.
À noter que Denis Dufour ne se ferme pas pour autant aux systèmes ou aux calculs plus ou moins arbitraires ou conceptuels, aussi bien pour la structure que pour l’écriture de profils mélodiques, rythmiques, dynamiques, etc., comme une manière de stimuler l’imagination, bien que, mentionne-t-il : « en dernier ressort c’est toujours par des critères de perception que je vérifie la pertinence d’une partition ». En définitive, sa musique ne s’écrit pas dans l’abstrait, ex nihilo, mais relève plutôt d’un réassemblage d’un monde sonore qui, riche de ses évènements et propriétés organiques, aurait pu (aurait dû ?) être. La musique qui en résulte révèle une proximité avec l’auditeur contemporain : spatialement, d’après sa familiarité et son accessibilité ; et temporellement, parmi les évolutions musicales contemporaines, tout en visant le dépassement de l’emprise de la technique sur celles-ci, en veillant à rester focalisé sur les principes originels de la musique, en particulier « une originalité, un son, une forme reconnaissables ».

La transmission et la diffusion comme implications sociétales

Au-delà de la technique, l’école schaefferienne, dont est issu Denis Dufour, fut marquée par des partenariats nombreux et transversaux entre les arts, avec différents groupes de recherches conduits au Service de la recherche12, en parallèle du GRM, ainsi que la production d’œuvres collaboratives et emblématiques, comme La Symphonie pour un homme seul (1950) de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, accompagnée du ballet éponyme de Maurice Béjart. Denis Dufour a lui-même été « l’assistant au GRM de François Bayle, de Guy Reibel et de Marcel Landowski ». Et l’on perçoit, à travers son œuvre, la forte estime de toute une génération pour le père de la musique concrète/acousmatique : comme il avait transcrit la musique de Rameau, c’est tout un cycle hommage qu’il a consacré à celle de Pierre Schaeffer (Souvenir de Pierre, Stèle pour Pierre Schaeffer, etc.). De plus, Denis Dufour revendique cet esprit collaboratif, que ce soit dans le cadre d’actions pédagogiques sur les musiques d’aujourd’hui, pour fédérer les arts de supports (comme le projet initial du festival Futura d’associer musique acousmatique, cinéma, photographie, peinture, sculpture), ou travailler conjointement sur les œuvres. On repère notamment des affinités dans ses interactions avec ses collaborateurs, principalement Thomas Brando pour la production de sons, le mixage, l’écriture de textes scénaristiques pour Hérisson-cathédrale (1990), Chanson pensive (1990), Avalanche (1995), etc., ou de textes poétiques lus dans Les Invasions fantômes (2011) ou chantés dans Cinq miniatures pour Barbe Bleue (1998), Post mortem (et puis paf !) (2012), etc., ainsi que des collaborations plus ponctuelles, comme avec Agnès Poisson pour Les Joueurs de sons (1999) ou Pierre Henry pour Chanson de la plus haute tour (2000). Pour Voix-off (2005), entre le texte, les prises de sons, certaines transformations, etc., jusqu’à quatorze artistes de tous horizons (dont certains de ses étudiants du conservatoire de Perpignan) ont participé à l’élaboration de l’œuvre avec chacun leurs compétences, comme une manière de suivre la trajectoire des évolutions techniques sans se laisser happer hors du champ compositionnel, tout en faisant la promotion de nouveaux acteurs prometteurs de la scène contemporaine.
Plus généralement, la composition représente pour Denis Dufour un véritable engagement sociétal. En particulier, le rapport au monde établi grâce à la musique doit pouvoir appuyer des revendications liées aux traditions et aux habitus culturels. Tandis que « la musique s’est libérée progressivement des aspects fonctionnels, en même temps que les compositeurs se libéraient de leurs maîtres », le « jeu social » n’est lui pas près de disparaître, notamment « cette religion du concert ». Il s’agit donc d’abord évidemment de défendre la place de la musique contemporaine dans le monde artistique actuel, en tenant compte des forces musicales en présence comme des préoccupations sociétales qu’elles peuvent représenter. Denis Dufour a ainsi été le spectateur de nombreux conflits idéologiques, mais aussi d’ordre institutionnels, y compris au sein même du GRM. On pense bien sûr principalement à l’opposition entre le modèle de la musique concrète/acousmatique, travaillée en studio et défendue par Pierre Schaeffer, et celui de la musique temps réel de Pierre Boulez. Les enjeux culturels sous-jacents peuvent se révéler considérablement éloignés, entre d’une part l’interprétation sur acousmonium (ensemble spécialisé de haut-parleurs diversifiés) d’une œuvre fixée sur support audio stéréophonique, et d’autre part des développements technologiques dont la mise en œuvre est plus coûteuse en termes d’équipes et d’équipements. Denis Dufour privilégie une adaptabilité des techniques artistiques, la transmission d’un savoir-faire par la pratique et jusque dans les milieux éloignés des pôles de diffusion du monde artistique institutionnel. En somme, diffuser au plus grand nombre – soit ni plus ni moins que l’objectif de la Radio dont fut issue la musique concrète et électroacoustique dès sa création. D’ailleurs, force est de constater qu’aujourd’hui, « le travail du son façon musique concrète se retrouve un peu partout, aussi bien dans la variété internationale, la pop, la techno que dans la publicité et le cinéma, où le design sonore a pris une part importante ». Néanmoins, bien qu’adepte de cette école, notons que Denis Dufour n’a cessé de promouvoir le dialogue entre les musiques d’aujourd’hui, par exemple dans l’alternance instrumentale et acousmatique dans Le Mystère des tornades (1999) ; la création de Piano dans le ciel (2001), œuvre acousmatique, a même été conçue pour alterner cette fois avec des pièces pour piano de compositeurs contemporains, dont Boulez, Amy, Lindberg, etc., comme une volonté de rassemblement. Confirmant cette intuition de Denis Dufour sur les moyens compositionnels et leur portée, on observe aujourd’hui chez la jeune génération de compositeurs cette aisance pour s’adapter aux circonstances du propos musical, et ce, quelles que soient les filiations esthétiques.

Comprendre l’art sous l’angle de l’artisanat permet à Denis Dufour de jouer de sa minutie et de sa persévérance pour entreprendre des œuvres sans apprêt. Composer devient pour lui une façon d’aborder le monde avec un regard neuf, dépouillé de la partialité des théories musicales, en privilégiant au contraire la « vérification par la perception », une attitude qui se veut proche de celle des auditeurs en concert, qu’ils soient avertis ou non en matière de création musicale. Offrir cette proximité, c’est offrir la liberté d’aller et venir à travers l’œuvre, de s’y plonger, d’y faire des détours, de prendre le temps de l’écoute. Cette nouvelle tournure de l’exploration musicale, permise notamment par les innovations des techniques des XXe et XXIe siècle, ne s’y réduit toutefois pas. Tout au plus influencent-elles l’œuvre en creux seulement, Denis Dufour adaptant constamment ses pratiques afin de restreindre l’outil au seul moyen de construire des ponts avec la perception et de l’effacer au profit de nouvelles perspectives artistiques et musicales. Le compositeur tend ainsi à délivrer son propos musical dans l’immédiateté de l’écoute, autrement dit à composer l’écoute, aussi détachée que possible des moyens de production qu’ils soient instrumentaux ou liés aux techniques de captation sonore. Par suite, les évolutions de son style se discerneront au niveau de celles de ses préoccupations humaines comme celles de ses contemporains, d’expériences et de rencontres, laissant émerger des sujets compositionnels intemporels. Avec cette conscience des enjeux esthétiques, techniques et sociétaux, la musique de Denis Dufour réfléchit et diffracte celle de toute une époque particulièrement foisonnante en registres sonores. Ainsi, son œuvre est de celles qui aident à se recentrer sur les qualités et les nécessités fondamentales de la production musicale contemporaine qui, dépassant les normes esthétiques en vigueur et les contraintes techniques et institutionnelles, doivent bien plutôt impliquer des développements sociétaux, à commencer par la transmission d’un savoir-faire comme d’un savoir-être artistiques, à la fois indépendants, exigeants et généreux.


1. Toutes les œuvres de Denis Dufour sont éditées par Maison ONA. Par ailleurs, certaines de ses œuvres instrumentales ont été publiées sur disque par les labels Motus et Kairos, tandis que l’intégrale de l’œuvre acousmatique est publiée à partir de 2021 par le label Kairos. Le premier coffret Complete Acousmatic Works Vol. 1, qui comptabilise plus de 17 heures de musique, a reçu le Grand Prix international du disque de l’Académie Charles Cros. Le catalogue complet est disponible sur le site du compositeur : https://www.denisdufour.fr/ (lien vérifié le 15/01/2023).
2. Pour Denis Dufour, bien que ces courants combinent tous deux un son instrumental à un son diffusé sur haut-parleur, ils restent très distincts : « mixte » renvoyant à une partie fixée sur support qui, après avoir été travaillée en studio, est projetée sur haut-parleurs simultanément au jeu instrumental ; alors que le « temps réel » fait référence aux dispositifs permettant des transformations quasi-instantanées du son instrumental. Les deux terminologies ont cependant tendance à être confondues dans l’usage courant, parmi plusieurs autres courants de la musique électroacoustique, bien que les processus créatifs diffèrent. Voir aussi à ce sujet la postface de François-Xavier Féron, in Entretiens avec Denis Dufour. La composition de l’écoute, Editions MF, 2021.
3. Parmi ses élèves, on peut citer notamment : Carole Rieussec, (1953), Philippe Le Goff (1957), Franco Degrassi (1958), Jean-Marc Duchenne (1959), Franck Yeznikian (1969), Jonathan Prager (1972), Lautaro Vieyra (1973), Tomonari Higaki (1974), Vincent Laubeuf (1974), Bérangère Maximin (1976), Armando Balice (1985), Paul Ramage (1986), Maxime Barthélémy (1989).
4. Compagnie musicale créée en 1996 pour la promotion et la diffusion de la musique contemporaine.
5. Festival international d’art acousmatique créé en 1993.
6. Sauf mention contraire, toutes les citations sont extraites des entretiens que nous avons réalisés avec le compositeur et qui ont été publiés en livre : Vincent Isnard, Entretiens avec Denis Dufour, op. cit.
7. Cette classe, ouverte de 1968 à 1980 par le CNSM et le GRM, était intitulée à l’origine « Musique fondamentale et appliquée à l’audiovisuel ».
8. La présentation par le compositeur de L’Écriture acousmatique rend compte de sa manière de travailler les sons, les articulations, les enchaînements, les phrasés, etc. : https://webmedia.inagrm.com/2015/dufour/co/Ecriture_acousmatique_D_Dufour.html#S3hkGeEuEKjwFBQ8Chhfg (lien vérifié le 15/01/2023).
9. En particulier avec le Trio GRM qui était à l’origine un trio expérimental de synthétiseurs, et pour lequel Denis Dufour a spécialement composé des pièces dès 1978, comme Souvenir de Pierre, pour deux synthétiseurs et piano préparé.
10. Pierre Schaeffer (1910-1995) est polytechnicien, Iannis Xenakis (1922-2001) est ingénieur et architecte, Jean-Claude Risset (1938-2016) est normalien et agrégé de physique, etc.
11. Voir par exemple la présentation de l’œuvre acousmatique Nautilus par le compositeur : https://webmedia.inagrm.com/2016/nautilus/hd/co/D_Dufour_Nautilus_youTube.html#BE298eeKz3hVpL676EBjag (lien vérifié le 15/01/2023). Le travail sur les articulations, qui vient compléter celui sur les sons, se veut tout aussi minutieux, à l’opposé du systématisme des « musiques à explosions » qui « utilisent les deux enchaînements standards que sont la tension-explosion et la tenue-rupture » pour « séduire » et « occuper le terrain », selon le compositeur.
12. Le Service de la recherche, ouvert de 1960 à 1974 au sein de la Radio, a été fondé et dirigé par Pierre Schaeffer, et s’est constitué de plusieurs groupes de recherche dont, en plus du GRM, le Groupe de Recherches Technologiques, le Groupe de Recherche Image, etc.

© Ircam-Centre Pompidou, 2023


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