Parcours de l'œuvre de Anton Webern

par Alain Poirier

Les trente-et-un opus qui nous sont parvenus correspondent à moins de cinq heures de musique et rassemblent quelques-unes des œuvres les plus ramassées de l’histoire de la musique (moins de cinq minutes pour les Six bagatelles op. 9). L’extrême brièveté à laquelle il parvient dans la période dite « aphoristique » (op. 9 à 11) est pourtant une caractéristique du style de Webern dont les premières œuvres montrent déjà une aptitude particulière à la concentration dans le temps, révélant aussi sa difficulté à écrire des œuvres longues.

Premières œuvres 1899-1908

Entre 1899 et 1908, date de la Passacaille op. 1 (M. 127 dans le catalogue dressé par Moldenhauer), Webern compose abondamment des pièces isolées pour piano, de courts mouvements pour quatuor à cordes ou plus rarement pour orchestre, et un ensemble conséquent de lieder. Parmi ces premières œuvres antérieures à l’op. 1, plusieurs œuvres méritent d’être mentionnées, tels le Langsamer Satz M. 78 ou le Quatuor “1905” M. 79, le Rondo M. 115 (1906) ou le Quintette pour piano et cordes M. 118 (1907), dans lesquelles on peut constater l’évolution vers une tonalité de plus en plus « élargie », le contexte tonal étant troublé par des notes étrangères, des chromatismes, voire des gammes par tons (Rondo pour quatuor à cordes) qui accentuent les ambiguïtés et affaiblissent les polarités tonales. L’importance du travail motivique (voir le motif de trois sons tiré du « muß es sein ? » beethovénien dans le Quatuor “1905”), et l’attention déjà portée au timbre (la section centrale du Quintette avec les trémolos sul ponticello ppp, avec sourdines) annoncent le goût de Webern pour les sonorités rares.

Lorsque Webern écrit sa Passacaille et le chœur Entflieht auf leichten Kähnen, les deux premières œuvres à recevoir un numéro d’opus, il est en pleine possession de ses moyens et livre ses dernières partitions dans lesquelles une connotation tonale, toutefois élargie, est encore présente. Caractéristique de ce que Schoenberg qualifie de « tonalité flottante » dans son Traité d’Harmonie, la Passacaille exploite le ton de mineur – tonalité symbolique pour les trois Viennois – dont le thème principal contient un la b central qui constituera l’essentiel des dérivations harmoniques des variations.

Les opus 3 et 4 sont deux recueils de lieder sur des poèmes de George (l’auteur de référence de Schoenberg dans son Deuxième Quatuor op. 10 avec voix et dans les lieder duLivre des jardins suspendus op. 15), soit dix lieder édités sur un ensemble de quatorze composés. Comme l’a remarqué Pierre Boulez, les périodes d’exploration se traduisent par une production de lieder, comme si le recours à un texte permettait à Webern d’élaborer son langage qui trouvera ensuite une application dans les œuvres instrumentales « pures » suivantes. Les Lieder op. 3 et 4 sont courts avec peu ou pas de préludes ou postludes, épousant de près le texte, et avec une prédilection pour les changements agogiques expressifs (douze changements de vitesse dans les quinze mesures de l’op. 4 n° 3) et pour le pianissimo. La ligne vocale s’inscrit encore dans un ambitus moyen et l’écriture pianistique est majoritairement harmonique et proche de celle des Lieder op. 15 de Schoenberg.

Les œuvres « aphoristiques » 1909-1914

Le glissement du monde tonal vers l’atonal amorcé dans les lieder trouve son application dans les trois opus 5 à 7 (respectivement pour quatuor à cordes, orchestre et instrument et piano, comme les op. 9 à 11) et sont caractéristiques d’une forme de concentration en tant qu’étape capitale qui conduira aux œuvres réellement « aphoristiques » suivantes. Le premier des Cinq Mouvements op. 5 achève la distanciation avec le monde tonal par la dernière allusion à la forme sonate encore présente alors que le vocabulaire est de nature différente. La concentration est explicite dès le début du premier mouvement avec successivement introduction, exposé, répétition, élimination et conclusion en l’espace de six mesures. De fait, la dimension thématique est réduite à quelques motifs et la répétition quasiment évitée.

La même maîtrise instrumentale apparaît dans les Six Pièces pour grand orchestre op. 6 (une version révisée pour un orchestre réduit sera réalisée par Webern en 1928). La disproportion entre l’effectif considérable, comparable à celui de la Deuxième Symphonie de Mahler, et la durée de ces pièces renvoient à la volonté de disposer d’une orchestration puisée dans une palette sonore la plus large possible. Chaque mouvement, mis à part la « Marche funèbre » (dédiée à la mémoire de sa mère) qui modèle le temps sur un long crescendo étalé sur plus de quatre minutes, offre la même concentration de gestes formels du type introduction, épanouissement, climax et conclusion (n° 1), dans le cadre d’une écriture polyphonique et avec une prédilection pour les ostinatos (très présents dans les Pièces op. 16 et d’Erwartung de Schoenberg). La réduction des gestes expressifs à de minuscules motifs sera poursuivie dans les Pièces pour violon et piano op. 7.

Les deux Lieder op. 8 d’après Rilke, poète plus lyrique que George, inaugurent la combinaison voix et petit ensemble instrumental aux timbres choisis qui marquera les œuvres suivantes, et ce, avant le Pierrot lunaire de Schoenberg.

Le sommet de cette période, illustré par les Bagatelles op. 9, les Pièces op. 10 et les Trois petites pièces pour violoncelle et piano op. 11 correspond à une période de crise (l’année 1912 sera improductive) avec en particulier la composition des op. 9 et 10 répartie entre 1911 (op. 9 n° 2 à 5, op. 10 n° 1 et 4) et 1913 (op. 9 n° 1 et 6, op. 10 n° 2, 3 et 5). Là encore, les œuvres périphériques sans opus retracent les difficultés de Webern dans la recherche d’une écriture personnelle : une courte Bagatelle pour voix et quatuor à cordes (dans le sillage du Deuxième Quatuor de Schoenberg) et pas moins de dix-huit pièces pour orchestre dont seulement cinq seront retenues pour l’édition de l’op. 10 (Cinq Pièces “1913” ont été éditées depuis). Œuvres pré-dodécaphoniques sérielles avant l’heure, elles reposent pour la plupart sur l’exploration du total chromatique qui représente pour Webern à cette époque le seul matériau compositionnel disponible. On connaît sa fameuse réflexion au sujet des Bagatelles : « une fois que les douze sons étaient énoncés, l’œuvre était finie » (Chemin vers la nouvelle musique). Les Bagatelles illustrent très bien cette démarche à ne pas prendre toutefois au pied de la lettre, même si l’énoncé du total chromatique permet de définir un exposé et une répétition incomplète (n° 4 et 5). Mais c’est plus encore dans la conséquence de cette raréfaction que se manifeste le style de Webern, au travers de l’attention particulière portée à chaque son et à la couleur instrumentale diversifiée au maximum grâce aux modes de jeu (n° 6). Les Trois petites pièces op. 11 (1914) exacerbent plus encore cette dimension aphoristique (respectivement 9, 13 et 10 mesures) qui concerne également une courte Sonate pour violoncelle (M. 202) en un mouvement, non retenue dans le catalogue avec opus.

Cette période est l’une des plus fascinantes de l’œuvre de Webern, autant qu’elle est tragique par cette exigence de composer sans le recours à des fonctions tonales et sans conception du matériau autre que l’ensemble du total chromatique (Schoenberg aura ressenti le même malaise d’une influence de Webern sur sa propre musique à la même époque). Le nombre important d’essais inaboutis parallèlement aux opus connus, ainsi que les périodes de silence, traduisent cette crise compositionnelle qui consiste, comme l’a écrit Schoenberg en préface aux Bagatelles, à « exprimer un roman dans un soupir. »

La transition vers la série dodécaphonique (1915-1926)

Le déclenchement de la guerre en 1914 ralentit évidemment la production du compositeur et seuls quelques lieder de l’op. 12 émergent de l’année 1915. S’ouvre une longue période de plus de dix ans caractérisée, comme le prouve la chronologie entrelacée des œuvres, par les difficultés de Webern à planifier une œuvre autrement qu’à partir de compositions d’abord isolées, et réunies dans un deuxième temps sous un numéro d’opus. Les op. 12 à 19 seront donc exclusivement des lieder dont la première caractéristique tient dans la diversification des textes retenus empruntés pour la première fois à des auteurs différents de ceux de Schoenberg : parallèlement à Goethe comme auteur de prédilection de Webern (op. 12 n° 4, op. 19), on trouve tantôt la référence à Mahler avec des textes chinois traduits par Bethge tirés de La Flûte chinoise (op. 12 n° 2, op. 13 n° 2 et 3) ou empruntés au recueil des Knaben Wunderhorn (op. 15 n° 2, op. 18 n° 2), à des auteurs contemporains tels Karl Kraus (op. 13 n° 1) et surtout Georg Trakl (op. 13 n° 4, Six Lieder op. 14), mais aussi à des textes anonymes au travers de chants populaires et de textes latins à caractère religieux. Cette dimension, essentielle dans la pensée de Webern, sera omniprésente par la suite dans les poèmes d’Hildegard Jone (Webern comparera l’agencement des mouvements dans la Deuxième Cantate à une Missa brevis.) La relation entre sa lecture de Goethe et son attachement, certes naïf, à la nature se retrouveront dans des poèmes exclusivement dus à la poétesse à partir de 1934 (Trois Lieder op. 23).

La deuxième caractéristique de cette collection de lieder tient dans la confrontation entre voix et ensemble instrumental, ensemble encore fourni dans l’op. 13, mais bientôt limité à quatre ou cinq instruments particulièrement choisis. Si le Pierrot lunaire est incontestablement la partition de référence, les combinaisons wéberniennes n’en sont pas moins originales, avec son goût prononcé pour les différentes clarinettes (basse clarinette, petite clarinette), les cordes solistes, la trompette ou les cordes pincées (harpe, guitare). La principale conséquence concerne l’écriture vocale qui privilégie désormais les grands ambitus et les intervalles distendus, jusqu’à assimiler la voix à l’écriture instrumentale des deux clarinettes dans les Canons op. 16.

Le « classicisme » wébernien (1926-1945)

C’est dans les œuvres de cette période que la composition, de dodécaphonique (utilisation du total chromatique) devient dodécaphonique sérielle avec les premiers essais encore très simples dans les Lieder op. 17 sans véritable rupture stylistique. Une fois adoptée, la série dodécaphonique donnera lieu à des œuvres instrumentales marquantes avec le Trio à cordes op. 20 et surtout la Symphonie op. 21 (1928). Écrite en deux mouvements (un troisième esquissé est resté inachevé), la Symphonie utilise un ensemble instrumental de solistes dans une forme tripartite à reprise, parfois commentée comme une forme sonate, et écrite en double canon par mouvement contraire, suivie d’un thème et variations pour le deuxième mouvement. Pour la première fois, Webern conçoit sa série de douze sons avec des propriétés particulières dues à la symétrie centrale autour d’un triton (6 sons + 6 sons) dont Webern exploitera les caractéristiques dans la structure sérielle du mouvement. La combinaison entre contrepoint rigoureux et Klangfarbenmelodie correspond pour Webern à une synthèse entre les possibilités d’une nouvelle écriture et les formes héritées du passé : « nous n’avons pas abandonné les formes classiques. Ce qui est venu ensuite n’est que leur transformation, leur élargissement, leur réduction ; mais les formes ont continué d’être – même chez Schoenberg ! » (Chemin vers la nouvelle musique.)

Ces caractéristiques seront exploitées et poussées plus avant dans le Quatuor op. 22 et plus particulièrement dans le Konzert op. 24 pour neuf instruments (1934) avec la prédilection de Webern pour les cellules isomorphes internes à la série (4 x 3 sons), ce qui n’exempte pas totalement la partition d’une certaine raideur. Les œuvres suivantes poursuivent cette exploration dans les trois cantates que sont Das Augenlicht op. 26 et les op. 29 et op. 31 d’une part, et d’autre part dans les Variations pour piano op. 27, le Quatuor à cordesop. 28 et les Variations pour orchestre op. 30, archétypes du recours aux symétries à partir de motifs réduits (notamment le « B.A.C.H. » dans le Quatuor). Quant aux deux dernières cantates, elles proposent une correspondance entre l’organisation du paramètre des hauteurs et de celui des durées, voire des intensités, qui sera l’un des points de focalisation de la génération sérielle de l’après-guerre.

Les conférences du Chemin vers la nouvelle musique explicitent le parcours qui mène de la première atonalité jusqu’à l’adoption de la série dodécaphonique, décrit par Webern en terme de logique historique, avec cohérence (matériau) et intelligibilité (de la forme) comme critères d’analyse. Si l’évolution de Webern illustre clairement l’abandon de la tonalité au profit d’une tonalité « flottante » – « la dissolution de la tonalité s’est imposée à nous » – puis du total chromatique et de la série dodécaphonique, les notions de forme classique et de thématisme n’en seront pas moins présentes dans les commentaires qu’il donne de ses dernières œuvres instrumentales dans ses propres notices.

L’œuvre de Webern, exigeante, voire extrême dans ses choix, reste capitale, non seulement en raison de la postérité qu’elle a connue dans les années cinquante, mais plus encore pour ses propres qualités d’invention, uniques dans le contexte atonal du début du XXe siècle, et par les combinaisons sonores inouïes dans le domaine du timbre autant que par la place donnée au silence.

© Ircam-Centre Pompidou, 2010


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