Plus encore que l'adoption de la série, la Symphonie op. 21 marque un pivot majeur dans l'évolution de la pensée créatrice de Webern. La Symphonie, en effet, inaugure une économie de composition plus dépouillée encore que celle qui prévalait auparavant, une écriture qui ne se préoccupe plus que de concentrer. Webern travaillera désormais sériellement et exclusivement sériellement dans une direction de restriction de son matériau (limitation volontaire du nombre d'intervalles constituant la série, fragmentation de la série en tronçons symétriques), et d'extension du principe sériel : la série de l'op. 21, par exemple, bâtie sur le principe de la symétrie récurrente, engendre aussi bien le langage que la forme de l'œuvre.
Le concerto op. 24 approfondit encore cette démarche, en en marquant l'étape la plus radicale, et donne les clés de l'op. 28. Comprendre ces deux œuvres, c'est comprendre tout le Webern de la dernière période, et au-delà l'engendrement de la pensée sérielle généralisée, telle qu'elle s'épanouira après la guerre.
Après avoir composé plusieurs recueils pour des ensembles instrumentaux variés, et quelques pièces pour voix, il était impensable que Webern ne testât pas sa nouvelle orientation dans un quatuor à cordes. Adorno ne s'y est pas trompé, et a insisté sur l'exceptionnelle importance que revêtait cet op. 28 aux yeux de Webern, qui lui a, au demeurant, consacré la plus longue notice qu'il ait jamais écrite sur l'une de ses compositions. Aussi était-il en pleine composition de ce quatuor, lorsqu'arriva des USA, à la fin de l'année 1937, la commande d'Elizabeth Sprague-Coolidge.
A première écoute, le Quatuor op. 28 est d'une modernité qui demeure aujourd'hui encore renversante ; l'impression peut même être, pour certains auditeurs, celle que produirait une œuvre fraîchement composée. Il est indéniable que le son même de l'œuvre la projette effectivement dans l'univers des compositions de l'après-guerre : sons rares et sans effets, pointillisme qui n'exclut nullement la véhémence, dessinent un univers sonore aux antipodes de celui qui régit le confortable quatuor op. 37 de Schoenberg pourtant son exact contemporain.
Au sujet des compositions de Webern postérieures au trio op. 20, un commentateur peu suspect d'être hostile à l'Ecole de Vienne, écrit : « Rien que l'aspect extérieur de ces partitions est déconcertant. Souvent il est d'une nudité effrayante. Quelques notes semblent avoir été jetées par-ci par-là, sans raison apparente. L'audition réserve une impression analogue. Le discours sonore est haché par des pauses continuelles. Il ne semble y avoir aucun élément mélodique, pas d'harmonie ; quant au rythme, il paraît incompréhensible. L'écriture instrumentale s'avère problématique, réduite elle aussi à l'émission de sons isolés, sans qu'intervienne le moindre souci d'une sonorité en tant que telle. Le tout produit l'effet d'un chaos, où règne l'arbitraire le plus complet. » (René Leibowitz, Schoenberg et son école).
Rien ne serait plus faux, on s'en doute, que d'en rester à cette impression d'une œuvre « chaotique » : le Quatuor op. 28 est bien une des œuvres les plus sévèrement contrôlées de Webern, où, au moins autant que dans les deux œuvres qui constituent avec lui la trilogie des trois grands derniers opus instrumentaux du compositeur (les Variations pour piano op. 27, et les Variations pour orchestre Variations pour orchestre op. 30) règnent de bout en bout les règles les plus strictes de l'écriture contrapuntique.
Stéphane Goldet, programme du concert du 15 février 1986 à l'Ircam.