par Grégoire Lorieux

Dispositif électroacoustique

L’instrumentiste a besoin d’un microphone pour la flûte et d’une pédale pour déclencher les événements de la partie électronique (démarrage, arrêt d’un son ou d’un traitement sonore).

Sources sonores

1. temps différé : le flûtiste contrôle le départ (parfois l’arrêt) des fichiers sons, à l’aide d’une pédale au pied (pédale MIDI) ;

2. temps réel : en plus du micro du flûtiste, on peut disposer un micro d’ambiance devant lui, pour une meilleure sonorisation.

Traitements

Le flûtiste contrôle également à la pédale l’avancement des étapes d’un programme informatique en temps-réel contrôlant lui-même le départ (ou l’arrêt) des traitements appliqués sur la flûte : réverbération (infinie et ‘speech’), transposition (harmoniseur) et retard (delay). Dans certaines versions de la pièce, les effets de transposition et retards sont optionnels.

Réglage des traitements

  • réverbération infinie : capture de 500 ms de son et temps de réverbération de 10 secondes, avec des niveaux d’entrée et de sortie du module à -1.2 dB.

  • réverbération ‘speech’ (pour la voix) :
    * soit un temps de réverbération fixe (6 secondes) avec des niveaux d’entrée et de sortie du module à -2 dB ;
    * soit un module spécial qui fait évoluer le temps de réverbération en fonction de l’amplitude de l’instrument (plus le son est fort, plus la réverbération est courte).

  • Harmoniseurs : 2 harmoniseurs à – 500 cents et + 500 cents.

  • Delays : 250 ms de retard sur chaque harmoniseur.

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Schéma du système en temps-réel utilisé dans NoaNoa

Diffusion

L’œuvre ne prévoit pas de spatialisation particulière. Selon la configuration, on peut diffuser sur deux haut-parleurs (disposés juste devant l’instrumentiste, par exemple), ou bien quatre (dans ce cas, on place les deux haut-parleurs supplémentaires derrière le public).

Analyse de l’œuvre

Présentation

Le mot tahitien « noanoa » signifie « odorant ». Selon la compositrice « ce titre se réfère à une gravure sur bois de Paul Gauguin, NoaNoa. Il fait également référence à un journal de voyage du même nom, écrit par Paul Gauguin durant son séjour à Tahiti entre 1891 et 1893. Les fragments de textes utilisés pour la voix sont extraits de cet ouvrage. » (Saariaho, note de programme de NoaNoa).

La pièce de Saariaho garde certainement une trace de la sensualité joyeuse des couleurs de Gauguin.

La flûte chez Saariaho

La flûte est avec le violoncelle l’instrument le plus utilisé par Kaija Saariaho, particulièrement à cette période de sa production. Un travail très régulier avec une interprète de prédilection, Camilla Hoitenga, aura permis le développement d’une écriture à la fois idiomatique à l’instrument et originale, signature de la compositrice.

La flûte permet à Saariaho de mettre en place le système de l’« axe timbral »[^Saariaho,1991], à la base de son langage. Il s’agit de travailler sur des sonorités toujours changeantes, se situant du côté du son « bruité » (par exemple souffles de la flûte, ou bruit blanc), ou du son « clair » (par exemple, harmoniques de violon, résonances de glockenspiel…).

La flûte illustre ainsi parfaitement ce procédé, avec l’idée d’un son instrumental dans un état instable, en perpétuel mouvement ; par ses modes de jeu ductiles entre notes pures et souffles.

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D’autre part, Saariaho se sert de la flûte comme d’un filtre à la voix : dans bien des cas, le son de la flûte apparaît comme le prolongement de voix parlées ou chantées.

Une telle utilisation de l’instrument a lieu dès Laconisme de l’aile. Cette pièce pour flûte seule est basée sur un poème extrait d’Oiseaux de Saint-John Perse, qui est dit par l’instrumentiste. Ainsi, la partie du flûtiste alterne, mélange et crée des continuités entre texte et sons.

Dans Lichtbogen, sorte de démonstration du principe de l’axe timbral, où le timbre de l’ensemble oscille entre des situations de son clair et de son bruité, les souffles de la flûte prennent une grande part à l’évolution du timbre global.

Le « centre de gravité » de l’ensemble de Io est le pupitre des trois flûtes (les instrumentistes jouant : piccolo, flûte en Ut, en Sol, et flûte basse). Ces instruments sont amplifiés et réverbérés. La compositrice utilise des textures de consonnes prononcées dans les flûtes graves, qui évoluent d’abord vers des sons soufflés inarticulés puis vers des notes. La pièce se termine sur une résonance de trois flatterzunge soufflés fff des flûtes, prises dans une réverbération infinie.

Les solistes de la deuxième partie du diptyque Du cristal… à la fumée, une flûte alto et un violoncelle, sont également amplifiés et réverbérés : comme par un effet de loupe, Saariaho précise, cisèle avec eux certaines structures harmoniques ou rythmiques présentées de manière massive ou polyphonique à l’orchestre. La partie de flûte, très virtuose, utilise les principes d’écriture développés pour Io : instabilité entre note et souffle, emploi de consonnes d’articulation fricatives (les phonèmes chuchotés dans la flûte sont dénués de sens : ils servent en quelque sorte à indiquer une consonne d’articulation, qui soit différente du « t », du « k » ou du « g »).

Enfin, la plupart des idées instrumentales de NoaNoa viennent directement de la pièce Gates, qui est un extrait de la musique du ballet Maa : notamment une figure ‘d’appel’ ascendante, suivie d’un long glissando d’un demi ton, qui est reprise comme motto de NoaNoa.

« NoaNoa est née des idées que j’ai eues en écrivant la musique de ballet Maa. Je voulais inscrire, même de manière exagérée, peut-être abusive, certains maniérismes de l’écriture pour la flûte, qui m’avaient hantée depuis des années, pour me forcer à écrire quelque chose de nouveau ». (Saariaho, notice de la partition)

Après cette pièce, Saariaho continue l’exploration de l’instrument en dédiant à Camilla Hoitenga un concerto qui renoue avec Saint-John Perse : L’aile du songe.

1992, année charnière

L’année 1992 chez Saariaho est un moment de bascule entre deux périodes. Ce tournant se manifeste parallèlement aux évolutions technologiques. Habituée à développer des outils pour la construction d’œuvres en studio, la compositrice a à présent accès aux transformations du son en temps-réel pendant le concert. NoaNoa est la première œuvre de Saariaho écrite pour électronique en temps-réel, œuvre significative de l’évolution de Saariaho entre les deux œuvres que nous poserons comme jalons : Lichtbogen et L’amour de loin.

Lichtbogen (1986) est construit sur la relation entre le « son bruité » (marqué par un « - » sur les esquisses) et le « son clair » (marqué par un « + »)[^Grabocz, 1993]. Si chaque instrument énonce avec évidence ses qualités bruitées ou claires, les évolutions timbrales sont à apprécier non pas tant au niveau d’un instrument seul mais bien au niveau du timbre orchestral global. La dramaturgie de la pièce est basée sur le glissement lent entre une situation musicale et une autre. L’expérience de cette pièce permettra à Saariaho de théoriser la notion d’axe timbral.

Avec l’opéra L’amour de loin (2000), Saariaho abandonne quelque peu l’axe timbral pour se concentrer sur une écriture d’espaces sonores, c’est-à-dire d’environnements sonores différenciés. L’univers des deux personnages principaux de l’opéra se caractérise par une série d’accords et de sons pré-enregistrés. Ces accords et ces sons vont s’entrecroiser à la fois dans l’écriture instrumentale et électro-acoustique[^Battier & Nouno, 2006].

Ecrite en 1992, NoaNoa exploite le principe de l’axe timbral comme une grammaire permettant un dynamisme consonance/dissonance comparable à la tonalité, mais axée sur la perception du timbre. Ce principe innerve toute la pièce, de la structure globale jusqu’à la construction des phrases.

En cela, Saariaho rejoint les préoccupations des compositeurs de sa génération, qui souhaitent alors avec la musique spectrale fonder un langage musical complet et cohérent, en s’appuyant, d’ailleurs, sur les recherches de l’époque sur l’analyse et la synthèse sonores.

La musique spectrale de l’époque tient encore à définir le timbre aussi par la construction harmonique : c’est pourquoi cette pièce est à analyser en liant étroitement la construction des motifs de hauteurs avec celle des timbres.

D’autre part, c’est l’électronique en temps-réel qui fait basculer Saariaho vers la notion d’espace sonore, qui sera particulièrement illustrée avec le travail d’Amers (<http: demeter.revue.univ-lille3.fr=”” analyse=”” lorieux.pdf=””>) : la flûte évolue dans un parcours sonore défini en particulier par les réverbérations et les résonateurs.

Entre son et bruit

Forme globale

Conformément au principe d’axe timbral développé par Saariaho, le timbre de la flûte oscille entre son et bruit. NoaNoa est construit plus systématiquement sur ce principe que les œuvres précédentes. On peut suivre globalement, dans la partie de flûte, un parcours du « son clair » (consonance, « + ») au « son bruité » (dissonance, « - »).

Cette pièce est basée sur une écriture toujours mouvante des sonorités instrumentales : le mélos de NoaNoa est essentiellement timbral. A l’image de ces sonorités, l’analyse de l’œuvre résiste à une fragmentation motivique stricte : si, dans un premier temps, les éléments sont présentés lisiblement un par un, ils se fondent très vite les uns dans les autres ou passent de manière continue de l’un à l’autre.

Kaija Saariaho écrit : « Formellement, j’expérimente l’idée d’un développement de plusieurs éléments simultanément, d’abord les uns après les autres, puis superposés. » (Saariaho, note de programme de NoaNoa)

En cela, la forme de NoaNoa suit le schéma classique de présentation (A), puis de développement (B) d’un certain nombre d’éléments.

A la fin de la pièce de nouveaux éléments apparaissent (C), dérivés des premiers par croisement, simplification de leurs caractéristiques, jusqu’à mettre à nu des sons multiphoniques doublés par des filtres résonants (m.156-158).

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Mesures 156-158, NoaNoa de Kaija Saariaho - © Chester Music Ltd

© 1997 Ondine, ODE 906-2

Découpage de la pièce

Cette illustration montre la répartition des éléments de NoaNoa dans le temps.

On remarque que :

  • La partie A est globalement + (« claire »),
  • La partie B travaille sur une alternance systématique entre + et -,
  • La partie C est globalement – (« bruitée »).

Construction de la partie de flûte

Cette vue aérienne de la forme correspond à une perception globale de l’œuvre, qui dans ses détails, joue avec ductilité sur les variations de timbre de la flûte, comme autant d’éclairages différents, de variations autour d’une sonorité principale, pensée ici comme point de repère.

Par exemple, la partie A contient du point de vue quantitatif, d’importants éléments bruités (mes 22-28). On peut ici faire un parallèle avec la manière dont les éléments contrastants sont introduits dans une forme sonate, les éclairages différents faisant penser à autant d’emprunts éloignés du point de repère.

Détail des évolutions de la partie A

On peut également suivre les évolutions entre + et – de manière plus locale. Les catégories consonance / dissonance correspondent à celles de la musique spectrale de l’époque. Ces catégories sont classées par ordre d’importance, ce qui introduit une hiérarchie sur l’axe timbral entre les différents modes de jeu. Par exemple, globalement, l’ajout de voix dans la flûte est assimilée comme plus dissonant que le jeu vibrato. On peut avoir des nuances de « dissonance » avec l’amplitude du vibrato.

Variations de qualité (clair/bruité) dans la première page de la partition

Construction et croisement des espaces sonores

La réverbération, outil d’écriture

L’électronique dans NoaNoa fait l’objet d’une véritable écriture, elle agit comme un contrepoint qui guide la pièce de sa sonorité « claire » du début à une sonorité « bruitée ».

L’utilisation de la réverbération n’a pas pour premier objectif de créer des espaces acoustiques virtuels. Elle prend une fonction musicale d’amplification et de coloration blanche des sonorités instrumentales. L’instrument est d’abord amplifié (c’est la fonction musicale naturelle de la réverbération) : l’instrumentiste a l’impression d’une facilité de jeu car il pense projeter le son plus loin, plus facilement. Mais les réverbérations font subir à la matière sonore comme des effets d’éclairage ou de contraste lumineux, subtils (temps de réverbération courts) ou violents (réverbérations infinies), jusqu’à agir comme traitements sonores qui dénaturent le son d’origine.

Réverbération infinie

Ainsi, la réverbération infinie des premières notes a pour fonction musicale d’ouvrir l’espace sonore de la pièce en gelant le mi aigu. Sur la deuxième mesure, comme un écho, le mi est prolongé par un glissando, qui a une importance structurelle importante : la réverbération infinie, toujours active ici, provoque un cluster entre le mi et la faaigus (mes 1 et 2), ou bien entre lesolbémol et lefa grave (mes 3 et 4).

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Mesures 1 à 4, NoaNoa de Kaija Saariaho - © Chester Music Ltd

© 1997 Ondine, ODE 906-2

On peut comparer ce petit cluster à un bruit blanc qui serait filtré par un filtre étroit, filtre résonant, ouvert entre ces deux fréquences.

C’est un principe d’écriture qui se retrouve chez Saariaho dès Io, où la partie de synthèse comprend des sons qui varient entre bruit blanc (ouverture maximale des filtres) et coloration, accords (fermeture presque totale des filtres, ou filtres résonants).

Réverbération variable

Pour les mesures 22 à 28, la réverbération change de fonction musicale. A priori, le traitement change ici de temps de réverbération en fonction du niveau sonore reçu : plus le niveau est faible, plus la réverbération est forte, et vice-versa.

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Mesures 22 à 25, NoaNoa de Kaija Saariaho - © Chester Music Ltd

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Mesure 35 : écoute du son de la partie électronique sur l’événement 10

NoaNoa de Kaija Saariaho - © Chester Music Ltd

© 1997 Ondine, ODE 906-2

On a dans ces premières lignes les deux principes d’écriture de NoaNoa :

  • Une écriture de la résonance, où les réverbérations infinies sont en quelque sorte l’équivalent de filtres résonants ouverts, donnant une coloration blanche à la flûte (et qui vont progressivement se refermer jusqu’à la fin de la pièce).
  • La présence du texte (qui se transformera en phonèmes incompréhensibles), ici la voix est masquée par la flûte, et le tout est réverbéré, ou mélangé à des bruits.

Une coloration progressive

Au fur et à mesure, les deux types de réverbérations, halo de couleur « blanche » de la flûte, laissent place à des filtres résonants dont la coloration est harmonique, car ils sont obtenus à partir de l’analyse des multiphoniques de la flûte. On reste ici dans la grammaire de l’axe timbral en passant du « bruit blanc » de la réverbération à la « clarté » franche des multiphoniques. Les réverbérations agissent comme des filtres à l’ouverture maximale, qui laissent passer toutes les fréquences, qui vont se refermer progressivement sur des fréquences précises.

En correspondance avec cette idée de réverbération comme un filtre ouvert largement, la flûte décrit d’abord un espace de hauteurs variés, dans une grande agitation rythmique. A cet état de la pièce, on a « l’idée d’un développement de plusieurs éléments simultanément, d’abord les uns après les autres, puis superposés. » (Saariaho, note de programme de NoaNoa).

L’agitation et le mélange des éléments du début de la pièce va progressivement laisser la place à seulement deux éléments, qui semblent être une concentration, ou une coagulation de tous les éléments précédents. Le champ d’exploration combinatoire des figures est épuisé, ou bien abandonné, et se restreint à quelques figures.

« Hoquet » de la fin de la pièce

A la fin de la pièce, on observe une alternance entre une écriture « tourbillonnante », ou en « toupie », un hoquet entre la voix et la flûte, et un multiphonique, superposé à un fichier son.

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Mesures 162-163, NoaNoa de Kaija Saariaho - © Chester Music Ltd

Le « hoquet voco-instrumental » (Léothaud, 2004) des mesures 154 et 155 peut faire penser à la technique pygmée, virtuose, de mélange de la voix avec la flûte de bambous. Ici, la fonction formelle des phonèmes, sans signification (en fait, ce sont des consonnes d’articulation placées en dehors de l’instrument) est de s’opposer au texte compréhensible du début de la pièce.

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Mesures 154-155, NoaNoa de Kaija Saariaho - © Chester Music Ltd

© 1997 Ondine, ODE 906-2

Exemple de hoquet voco-instrumental : musique pygmée

« Hoquet voco-instrumental : Hindehu », enregistrement de Simha Arom et Geneviève Dournon, Centrafrique (1965), extrait du coffret de disques compacts : « Les voix du monde, une anthologie des expressions vocales », réalisation : Zemp, H.; Lortat-Jacob, B.; Léothaud, G., 1996. Collection CNRS - Musée de l’Homme (MNHN) - Le chant du Monde, fondée par Gilbert Rouget. Usage réservé dans le respect du patrimoine culturel des communautés d’origine. Consultation publique de l’intégralité de la plage sur le site des Archives sonores CNRS - Musée de l’Homme (CREM-LESC UMR 7186 CNRS - Université Paris Ouest, avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication)

<http: archives.crem-cnrs.fr=”” archives=”” items=”” cnrsmh_e_1996_013_001_002_028=””>Le fichier son superposé est composé de souffles passés dans des filtres résonants. Ces filtres résonants ont été obtenus d’après le multiphonique qui est justement joué (on a ainsi l’illusion que la flûte filtre en temps-réel les souffles pré-enregistrés). La fonction formelle de ce multiphonique qui apporte une couleur harmonique est de s’opposer aux réverbérations du début de la pièce, colorations floues de l’instrument et de la voix.

Mesure 163 : écoute du son de la partie électronique (événement 61)

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NoaNoa de Kaija Saariaho - © Chester Music Ltd

© 1997 Ondine, ODE 906-2

Schéma du renversement des situations musicales

On pourrait ainsi schématiser le renversement des situations musicales qui s’est effectué :
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La flûte et la voix

Le texte : fragments et phonèmes

Saariaho utilise un texte (tiré du journal de voyage NoaNoa de Gauguin) qui doit être chuchoté dans la flûte : il est masqué, et cette réverbération (en captant la voix mélangée à la flûte) amplifie le masquage. A la mesure 35, la voix est masquée cette fois par un bruit.

Masqué ne veut pas dire incompréhensible : la difficulté de l’exécution tient d’ailleurs dans cette difficulté à articuler clairement les mots, en vocalisant peu, ou pas, de manière à faire résonner la flûte avec la note écrite.

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Mesures 35-36, NoaNoa de Kaija Saariaho - © Chester Music Ltd

© 1997 Ondine, ODE 906-2

Au contraire de ses précédentes œuvres, où les phonèmes n’avaient aucune signification, Saariaho utilise des phonèmes extraits du journal de Paul Gauguin, ce qui enrichit le discours de la flûte du point de vue strictement musical (consonnes articulatoires, mais aussi voyelles) et aussi sémantique. Même si les mots ne sont pas narratifs, ils sont très évocateurs (Riikonen, 2003).

Le passage d’un texte compréhensible à sa fragmentation s’est fait par l’entremise de l’introduction de fichiers sons comprenant des voix d’homme chuchotées (celles de Xavier Chabot et de Jean-Baptiste Barrière). Ce sont également des extraits du journal de Gauguin, mais passés dans un traitement de brassage, qui mélange les syllabes. On reconnaît des bribes de phrases, seulement. Ce type de fichier son a donc deux fonctions ici :

  • brouiller le texte, pour aider la flûte à passer peu à peu de mots signifiants à des consonnes seules, sans signification.
  • introduire une voix exogène, qui produit un effet d’étrangeté. Perceptivement, on a la sensation que la voix s’extrait de la flûte, devient indépendante.

Mesures 88-93, écoute de la partie électronique (son de l’événement 31)

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NoaNoa de Kaija Saariaho - © Chester Music Ltd

© 1997 Ondine, ODE 906-2

Masquages de la voix

L’ethnomusicologue Gilles Léothaud a classifié les procédés utilisés pour masquer la voix (Léothaud, 2004) : par exemple, dans le cadre de l’altération, de la déformation acoustique de la voix émise, les différentes cultures musicales mondiales utilisent des altérateurs (récipients, tuyaux…), des systèmes excitateurs (par exemple la flûte), des amplificateurs, ou des acoustiques particulières (lieux réverbérants). Ces catégories s’appliquent tout à fait au style de Saariaho et c’est précisément pour cela que la flûte est un instrument central de la compositrice.

Dès Laconisme de l’aile, la voix de l’instrumentiste résonne dans la flûte. C’est également le cas à chaque fois que la flûte est utilisée : les phonèmes chuchotés ou parlés dans la flûte sont plus ou moins compréhensibles. Par une sorte de pudeur, la compositrice masque l’élément révélateur de son inspiration poétique.

Cette utilisation de l’instrument peut rejoindre l’idée qu’un cri, comme celui des mesures 61 – 63, doit être domestiqué, acculturé par un masque ou un instrument.

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Mesures 61-63, NoaNoa de Kaija Saariaho - © Chester Music Ltd

© 1997 Ondine, ODE 906-2

La plupart du temps, l’électronique chez Saariaho se compose de systèmes de réverbération, variable ou infinie, ce qui a pour effet d’entourer l’instrument comme d’un halo de « lumière blanche ». C’est également un type d’altération vocale, selon Léothaud. Par ailleurs, la mise en résonance est un procédé central de Saariaho : le modèle spectral est toujours représenté par un filtre résonant.

La figuration de la fermeture progressive d’un filtre résonant dans NoaNoa, correspond à la fois à l’impulsion inspiratrice de l’œuvre (une gravure sur bois de Gauguin), et aux préoccupations esthétiques de la compositrice.

Écrire la résonance : un geste de graveur

En 1992, Saariaho cristallise dans son écriture le principe d’écriture de la résonance (Lorieux, 2007). Dans Amers, pour violoncelle, ensemble et électronique, un son de violoncelle sert de matrice à toute la pièce : c’est un milieu sonore, un espace résonant, énoncé par l’électronique, dans lequel les instruments évoluent. Dans cette pièce, le modèle sonore est présenté dès le début ; on en dérive mais on y revient toujours (c’est un amer, ou un repère).

Le modèle spectral chez Saariaho est donc toujours dynamique : il est représenté par un filtre, et va s’actualiser par un son, par un accord, ou par un traitement sonore sur un bruit riche.

Dans NoaNoa, la résonance est d’abord floue : le texte résonne dans la flûte, qui résonne dans la réverbération. Mais un milieu sonore, qui serait adéquat, idiomatique à la flûte, se cherche, puis s’aimante sur un accord multiphonique, à l’image d’un amas de matière brut qui s’organise, se hiérarchise peu à peu, par des phénomènes de coagulation ou de gravitation. De manière significative, cet accord final est aussi un filtre, donc un modèle spectral.

Le geste du graveur sur bois part d’une surface brute et épaisse, qui contient potentiellement toute forme. Peu à peu en relief ou en creux, apparaissent des plans, des lignes de force. Le hoquet voco-instrumental de la fin de l’œuvre est une sorte de figure en relief, alors que le filtre résonant a plutôt une fonction de creusement du matériau sonore.

Références

Partition publiée chez Chester Music Ltd, reproduction avec l’aimable autorisation de Première Music Group.

Références bibliographiques

sur Saariaho

  • BATTIER, Marc, NOUNO, Gilbert, « L’électronique dans l’opéra de Kaija Saariaho, L’Amour de loin », in Carlos AGON, Gérard ASSAYAG, Jean BRESSON, The OM Composer’s Book, coll. Musique et sciences, Ircam, Centre Georges-Pompidou, 2006.
  • GRABOCZ, Martha, « La musique contemporaine finlandaise : conception gestuelle de la macrostucture / Saariaho et Lindberg », Cahiers du CIREM, Musique et geste, n ° 26-27, décembre 1992-mars 1993.
  • LORIEUX, Grégoire, « Une analyse d’Amers de Kaija Saariaho », DEMéter, novembre 2004, Université de Lille-3, <http: www.univ-lille3.fr=“” revues=”” demeter=”” analyse=”” lorieux.pdf=””>, lien consulté le 7 juillet
  • SAARIAHO, Kaija, « Timbre et harmonie », dans Le timbre, métaphore pour la composition, Jean-Baptiste Barrière, éd., Paris, Ircam - Christian Bourgois, 1991.
  • SAARIAHO, Kaija, McADAMS, Stephen « Qualités et fonctions du timbre musical », in Le timbre, métaphore pour la composition, Paris, Christian Bourgois, 1991.
  • SAARIAHO, Kaija, BARRIERE, Jean-Baptiste, CHABOT, Xavier, « On the realisation of NoaNoa and Près, two pieces for solo instruments and the Ircam signal processing workstation », in Proceedings of the 1993 International Computer Music Conference, Tokyo, 1993.

sur NoaNoa

  • RIIKONEN, Taina, « Shaken or stirred – virtual reverberation spaces and transformative gender identities in Kaija Saariaho’s NoaNoa (1992) for flute and electronics », Organised Sound , 8, Cambridge University Press, 2003, p. 109-115.
  • CD-ROM « P. Gauguin : Noa Noa, Diverses choses, Ancien culte Mahori », éditions Emme, ASIN: B0000CGADX.

Autre

Références discographiques

  • « Chamber Music », Trio Wolpe, NoaNoa ; Cendres ; Mirrors (2 versions) ; Spins and Spells ; Monkey Fingers ; Velvet Hand ; Petals ; Laconisme de l’aile ; Six Japanese Gardens, KAIROS 0012412, 2004.
  • « Conspirare, Chamber Music for solo flute », NoaNoa, Patti Monson, avec des œuvres de Reich, Dick, Meltzer, Higdon, Bresnick, 1 cd CRI 867, 2000.
  • « Private Gardens », NoaNoa ; Lonh ; Près ; Six Japanese Gardens, Camilla Hoitenga, ONDINE ODE 906-2, 1997.
  • « Electro acoustic Music III », NoaNoa, Camilla Hoitenga, avec des œuvres de Karpen, Nelson, Dusman, Fuller, Risset, NEUMA 450-87, 1994.

Liens internet

  • Site personnel de la compositrice, <http: saariaho.org=””>.
  • Page de Kaija Saariaho sur le site de son éditeur, <http: www.musicsalesclassical.com=“” composer=”” short-bio=”” 1350=””>.
  • Emission de radio, et un entretien par Bernard Girard <http: dissonances.pagesperso-orange.fr=”” saariaho.html=””>.
  • Site Music Finland / Composers & Repertoire, <http: composers.musicfinland.fi=”” musicfinland=”” fimic.nsf=”” comaa=”” 356208d41c39bbccc225748100354e34?opendocument=””>.

[^Saariaho,1991]: SAARIAHO, Kaija, « Timbre et harmonie », dans Le timbre, métaphore pour la composition, Jean-Baptiste Barrière, éd., Paris, Ircam - Christian Bourgois, 1991, p. 412-453.
[^Grabocz, 1993]: GRABOCZ, Martha, « La musique contemporaine finlandaise : conception gestuelle de la macrostucture / Saariaho et Lindberg », Cahiers du CIREM, Musique et geste, n° 26-27, décembre 1992-mars 1993, p. 158.
[^Battier & Nouno, 2006]: BATTIER, Marc, NOUNO, Gilbert, « L’électronique dans l’opéra de Kaija Saariaho, L’Amour de loin », in Carlos AGON, Gérard ASSAYAG, Jean BRESSON, The OM Composer’s Book, coll. Musique et sciences, Ircam, Centre Georges-Pompidou, 2006, p. 21-30.



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