Afin d'apprivoiser les terreurs que nourrit son imaginaire du monde, l'homme en travestit les désordres dans les mythologies qu'il se crée : accordant au langage une puissance incantatoire, ses récits ont alors valeur d'exorcisme et les duretés du temps se révèlent dans sa poésie. Leur regard étant tout d'angoisse intérieure, les poètes sont toujours aveugles...
C'est ainsi que Trois mythologies et un poète aveugle parle du monde, non à la manière d'un discours, mais dans les modalités plus spécifiques, indirectes, sensibles, inventives, de ces incertitudes de langue où se dévoile la poésie. Lyrisme : chant hésitant d'une langue en travail d'elle-même.
Dialoguant avec un « poète aveugle » – Homère, Œdipe, le mendiant à la canne blanche de la station Réaumur-Sébastopol, l'ordinateur (autre élément mythique, à la fois attractif et répulsif, fascinant et inquiétant, de la modernité...) –, trois poètes entretissent les voix particulières de leurs trois mythologies personnelles. Ce qu'elles disent de notre monde n'est pas un discours rationnel, linéaire et figé, mais une élaboration langagière en recherche perpétuelle où ce qui importe est moins ce qui dans l'instant est dit, que ce qui reste en puissance de dire, ce « derrière » les mots, cet « autre » du langage qui fonde la créativité poétique et la relation de la poésie au monde. Paroles en recherche d'elles-mêmes, paroles en gestation...
Ce qui ici est en jeu, ce sont les échanges, les variations, les glissements, les accidents et les interférences : Trois mythologies et un poète aveugle est une mise en acte des rapports du monde et des langages qui cherchent à en rendre compte. A travers cette « mise en scène », c'est une tentative d'expression dynamique et dialoguée de quatre visions mythiques différentes.
D'un côté, deux ordinateurs. L'un, à partir de règles de composition, d'un dictionnaire et d'une syntaxe, produit, en temps réel, des poèmes qu'il affiche sur un écran ; l'autre, piloté par le générateur de texte qui lui communique sa sémantique, génère, également en temps réel, un discours musical. Absents au monde réel, aveugles au contexte dans lequel ils se produisent, fermés dans leurs insensibles interactions programmées, ces deux ordinateurs pourraient ainsi, dans un environnement autiste, dialoguer infiniment seuls. Ils constitueraient alors un spectacle autre affichant l'absence trop visible de l'homme... Et c'est en cela qu'ils seraient trompeurs !
Car les ordinateurs ne produisent jamais à partir de rien : l'homme est toujours leur maître qui leur donne la matière à traiter et la manière de le faire. Si l'ordinateur produit des textes qu'il propose aux voix de la lecture ou du chant, les « mythologies » qu'il exprime sont celles imaginées par les trois poètes. Si l'ordinateur génère de la musique, cette musique est le produit d'une écriture musicale. S'il y a ambiguïté perceptive, c'est seulement parce que le résultat audible de la soirée n'est qu'une des concrétisations parmi une infinité d'autres possibles, des alternatives inscrites tant dans la conception de l'écriture musicale que dans celle de l'écriture textuelle. Ce que Jean-Pierre Balpe et Jacopo Baboni Schilingi ont en effet programmé, c'est une abstraction d'écriture en perpétuelle évolution, la virtualité d'un ensemble de résultats possibles susceptibles de se matérialiser un jour ou l'autre, ici ou là...
Car le résultat visible et audible en un lieu donné, un jour donné, à un moment donné, est aussi, de façon inséparable, le produit des interactions avec le générateur de texte et des influences que l'interprétation par des instrumentistes utilisant des instruments Midi introduisent dans le programme. Ce qui est vu et entendu est à la fois là et pas là, insaisi dans une virtualité abstraite. L'interaction est en effet générale et permanente. Les trois mythologies sont ainsi bien générées en temps réel par un ordinateur. Les textes affichés et lus – peut-être lus car les poètes-lecteurs conservent leur droit à la liberté – n'existent que dans le moment de leur affichage pour disparaître ensuite à jamais sans aucune chance d'être un jour réécrits identiques. Chacune des mythologies est le croisement des calculs de l'ordinateur et des désirs d'écriture programmés, avec les mots qu'il considère comme les siens, pour chacun des trois poètes, dans le style qui lui est propre. La musique qui nourrit un incessant dialogue avec les textes est à la fois conçue par son compositeur, produite par la signification des textes, et modifiée par les interprètes. Toute représentation est le résultat unique et strictement non-reproductible d'un ensemble de contextes dynamiques d'interprétations. L'être du spectacle est une puissance d'être dont ne peut être captée qu'une des manifestations possibles.
Trois mythologies et un poète aveugle se construit ainsi comme un dialogue. Les thèmes du poète aveugle empruntent parfois leur existence à l'une quelconque des autres mythologies, tel poème de l'une quelconque des mythologies se construit sur des propositions du poète aveugle ou de n'importe quelle autre mythologie... Quelle est la voix maîtresse ? Qui apprend de qui ou de quoi ? Qui propose et qui interprète ? Chaque poète-lecteur apprend de l'autre comme l'ordinateur apprend de lui et modifie sa façon d'écrire. Comme le flot musical, les mythes s'échangent, glissent, se construisent, se déforment sans cesse pour, dans la temporalité particulière d'une « représentation » donnée, créer un « événement » poétique et musical spécifique où la voix, sous toutes ses formes, parce que, par ses intonations, ses accents et ses rythmes, elle est proche de la musique, joue un rôle central.
Lecture et musique : plus exactement Lecture-Musique ou Musique-Lecture, musique de la lecture et lecture dans la musique...
Ni illustration musicale, ni mise en musique de textes, mais échanges de modalités différentes d'expression explorant l'ensemble des relations entre le texte et ses possibilités sonores.
Six voix s'enchevêtrent ainsi en permanence à la musique pour composer une « symphonie » pour voix et instruments : la voix du poète aveugle, la voix de l'ordinateur, la voix de Jean-Pierre Balpe, la voix d'Henri Deluy, la voix de Joseph Guglielmi, la voix de Donatienne Michel-Dansac.
Toutes parlent de mythologies différentes mais en se mêlant, elles se reconnaissent et se répondent dans un jeu constant d'allusions et d'échos où la musique n'est qu'un des modes particuliers de construction du dialogue.
Quatre instruments : le piano midi, joué par Jean-Marie Cottet, l'ensemble de percussions midi, utilisées par Eve Payeur, la soprano Donatienne Michel-Dansac, les algorithmes du synthétiseur
Ces quatre instruments dialoguent en temps réel avec les constructions abstraites et programmatiques des deux ordinateurs, tissant comme une toile sonore où se prennent et d'où parfois se dégagent les mots proposés par cet ordinateur qui parle, chante, joue ou se tait selon les nécessités du moment.
Sans l'ordinateur, instrument dont la mythologie s'affiche en permanence, une telle soirée ne serait pas possible. L'ordinateur est partout présent, contrôle et initie l'ensemble des échanges. Pourtant son omniprésence n'est que très peu visible. Sans cesse l'instrument doit s'effacer devant l'authenticité de la présence humaine : le but recherché n'est en rien la virtuosité technique. L'ordinateur n'est là que parce qu'il permet de maîtriser des possibilités d'expression inédites. La liberté de l'invention dans la contrainte de l'expression : donner les moyens de changer sans fin mais pour dire mieux.
Pour atteindre la véracité tangible du monde, l'immatériel a besoin du corps et de ses mouvements qui, même des plus ténus, affirment sa présence.
Jacopo Baboni Schilingi.