Anima commence subito par un piano extrêmement rapide – comme une personne qui parle à toute vitesse. Les autres instruments entrent l’un après l’autre, et donnent naissance à des textures à la complexité croissante. La volubilité du flot musical est interrompue par des accords de piano et l’écoulement du temps se voit alors par moments freiné à toute force, voire stoppé. La tension de la vitesse se relâche graduellement et la musique se fond dans une atmosphère de rituel lent, presque figé. La flûte, la clarinette et le violon « chantent » avec des staccati asynchrones. se développe alors la principale caractéristique d’Anima : la dualité entre un jeu très rapide (ou l’illusion d’un jeu très rapide) et une lenteur extrême – agrémentée d’un jeu sur la résonance et les sons non conventionnels – la vitesse « normale » étant à tout prix à éviter. Je tire une grande partie de mon inspiration pour Anima du travail minutieux sur les transformations que réalise Bruce Bickford dans ses animations.
Vassos Nicolaou
– Comment cette pièce Anima s’inscrit-elle dans votre corpus ?
Anima est pour moi dans la droite ligne de mes pièces antérieures, à commencer par Navigate, écrite en 2009 pour l’Ensemble intercontemporain. J’y reprends certaines idées d’écriture, en particulier les modulations métriques – concept d’un tempo élastique inventé par Elliott Carter. Si ce concept m’habitait auparavant, je crois n’en avoir réellement pris conscience qu’avec Anima et je voudrais à l’avenir le développer plus avant : comment la musique peut-elle couler au travers de ces changements de tempo ? Comment les variations d’agogique peuvent-elles transformer le matériau musical ?
– Comment cette préoccupation s’exprime-t-elle dans Anima ?
Le flot musical est soit excessivement rapide, soit excessivement lent. J’évite le juste milieu, le rythme normal, ce qui coule aisément. L’impression produite peut se rapprocher de certains effets de cinéma : un ciel, où les nuages défileraient très vite, comme en accéléré, ou très lentement, comme englués. Le rythme d’écoulement peut en outre varier d’un instrument à l’autre – les uns jouant très rapidement à l’instant même où les autres sont presque arrêtés. Cela suppose de la part des musiciens à la fois une extrême souplesse et une virtuosité sans faille. J’ai l’habitude d’écrire une musique très virtuose, mais, sachant que j’écrivais pour les solistes de l’Ensemble intercontemporain, j’ai voulu que cette pièce soit pour eux comme un défi « athlétique » en même temps qu’un défi « artistique » : ils doivent ainsi changer très rapidement de caractère, varier les modes d’attaque et d’articulation, changer soudainement de timbres, et passer subitement d’une atmosphère à une autre – et souvent pas tous ensemble, comme une polyphonie de caractères musicaux. Ces contrastes et ce sentiment d’extrême virtuosité sont encore renforcés par l’alternance de sons conventionnels et non conventionnels. Par exemple, le violoncelliste joue toute la pièce avec un archet de contrebasse baroque (c’est Eric-Maria Couturier qui me l’a suggéré durant les répétitions pour la création de la pièce) et cela donne à son instrument un son plus profond, plus puissant et plus présent qu’un archet normal de violoncelle. Comme si l’instrument était amplifié.
– Pourquoi avoir choisi ce titre, Anima ?
Pour plusieurs raisons. D’abord, j’aime assez ce mot – comme j’aimais celui de « Navigate » qui, du point de vue musical n’en est pas très éloigné. Ensuite, pour ce que ce mot désigne, sa polysémie. « Anima », c’est « l’âme », mais c’est aussi la racine du mot « animation », une idée qui m’est chère. Animation signifie mise en mouvement d’un dispositif – de même que la succession rapide de dessins peut donner l’illusion du mouvement, on peut donner l’illusion du mouvement en juxtaposant de courts événements sonores que l’on varie microscopiquement à chaque nouvelle occurrence.
– À propos d’animation, vous citez Bruce Bickford parmi vos sources d’inspiration…
Bruce Bickford est en effet un cinéaste d’animation qui travaille avec de la pâte à modeler. Mais la pièce ne fait pas directement référence à son travail – plutôt à ses méthodes de travail. Le voir à l’œuvre a nourri mes propres méthodes de travail, de même que sa vision du mouvement et de l’animation.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.