Erstarrte Schatten (Symphonie VI) pour orchestre, six voix solistes et électronique, clôt le triptyque entamé par Symphonie IV - der Geograph pour orchestre avec piano principal, et Die Tänzerin - Symphonie V pour orchestre. L'appareil orchestral est identique pour les trois pièces du cycle.
Dans chacune des deux pièces précédentes, il s'agissait de faire entendre une musique confrontée à la question de sa propre représentation et, par conséquence, des impossibilités attachées à cette représentation. Un géographe hésitant à se représenter lui-même sur la carte du monde qu'il trace, la difficulté de penser les mouvements et les évolutions d'une danseuse parmi les autres mouvements planétaires et stellaires, ces deux exemples étaient au centre des réseaux de métaphores nécessaires à la construction des deux premières pièces.
Dans Erstarrte Schatten, l'image célèbre des ombres de victimes pratiquement photographiées par la lumière nucléaire de l'explosion d'Hiroshima constitue le socle dramaturgique d'une musique de négativité et de paradoxes : traces ténues de la présence du disparu, entrée instantanée dans l'intemporel, mort sans deuil, sans corps, sans conscience.
Le triptyque lui même, dans son mouvement dramaturgique, pourrait se résumer à la recherche graduelle d'une situation d'impossibilité dans la musique même : se débarasser progressivement de l'emprise des métaphores et imaginer une musique certes fondée sur le néant, mais pour autant sans renoncement ni ascétisme.
L'électronique tentera, par la préférence donnée au traitement de substance sonores bruitées, de proposer une solution possible au problème des pièces d'orchestre avec électronique, souvent réduites au dialogue entre une masse orchestrale et de matériaux sonores pré-enregistrés qui n'ont généralement, de par leur texture, aucune chance de faire entendre leur voix vis-à-vis de l'orchestre : la prégnance culturelle de ce dernier s'impose presque inmanquablement à l'écoute.
L'électronique sera centrée principalement sur les six voix solistes comme sources ponctuelles, ainsi que sur quelques zones sonores de l'orchestre comme sources diffuses (en particulier les cuivres et les cordes). Les traitements sonores appliqués à ces sources consisteront pour l'essentiel en frequency-shifting "composé" (c'est à dire avec une évolution de la fréquence de modulation et une balance entre les branches positives et négatives constamment renouvellées dans l'écriture même), en l'usage de filtres résonants et dans une travail de spatialisation extrêmement articulé, faisant suite à ce que j'avais auparavant développé dans les deux Perspectivae Sintagma et dans la Symphonie III - Anima Mundi. Les moteurs de spatialisation étaient conçus de telle manière que les enveloppes de transfert, l'écriture rythmique, la transformation graduelle de la présence des haut-parleurs en tant que sources ponctuelles ou de « taches spatiales », d'autres paramètres encore concouraient à une écriture de la spatialité au moins aussi articulée que le langage tellement riche de la musique instrumentale.
Pour terminer, l'utilisation ponctuelle de matériaux sonores pré-enregistrés et préparés en studio (hybridations complexes, time-stretching variable, etc.) sera probablement nécessaire, en tant qu'appoint, mais ne remettra pas en cause l'idée de base consistant à maintenir une relation vivante et instrumentale, interprétative, de l'électronique vis à vis de l'orchestre et des voix.
Brice Pauset, éditions Lemoine.