Je voulais faire quelque chose sur l'ignominie du siècle. Pour l'an 2000, une sorte de fête profane. J'avais entrepris un montage de textes de différents auteurs. Finalement, en lisant Hamletmaschine de Heiner Müller, je me suis dit : tout est là, et avec quelle force ! Je me suis engagé dans ce texte en même temps que Machinations. Je travaillais la journée en studio à l'Ircam et, le soir, je rentrais pour me replonger dans Hamletmaschine. Outre cette synchronie dans leur genèse, il y a, commun aux deux pièces, le mot « machine ». Et puis, enfouie sans doute au fond de mon inconscient, il y a cette idée d'accouchement qui les traverse obscurément toutes deux : des images qui accouchent d'autres images. Heiner Müller parle du « ventre d'une mère » qui « n'est pas à sens unique » (Hamletmaschine, 1 ). Le ventre de Machinations, c'est la machine. Les deux pièces se frôlent – elles sont au plus loin l'une de l'autre. Un travail formel, grammatical, encyclopédique : Machinations. Une fresque, à la fois intérieure et extérieure : Hamletmaschine.
Chaque phrase de Heiner Müller est un tel condensé de forces que, pour la porter, pour l'accoucher, pour la faire entrer à l'intérieur de soi et l'en ressortir, ce n'est pas une mince affaire. Il y a toute l'histoire d'Hamlet, le père, la mère, Ophélie ; l'histoire politique, aussi, qui s'y superpose : « J'étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac BLABLA, dans le dos les ruines de l'Europe. » (Hamletmaschine, 1). Et puis, il y a lui, Heiner Müller, qui entre en lui-même. Comme Van Gogh, comme Artaud. Comme les grands « suicidés » qui, tout d'un coup, ouvrent leur corps, pour voir ce qu'il y a dedans : « J'ouvre par effraction ma viande scellée. Je veux habiter dans mes veines, dans la moelle de mes os, dans le labyrinthe de mon crâne. Je me retire dans mes intestins... » (Hamletmaschine, 4). Il en est tellement effrayé, de ce qu'il y a dedans, il est tellement blessé à la tête – « Mes pensées sont des plaies dans mon cerveau. Mon cerveau est une cicatrice... » –, que cette frayeur lui fait dire : « Je veux être une machine ». Ne plus penser, ne plus écouter ce qui se joue dedans. « Bras pour saisir jambes pour marcher aucune douleur aucune pensée », dit-il encore. On peut évidemment – certains ne manquent pas de le faire – « accompagner » un tel texte de musique. À mes yeux, c'est indigne. Mais, si on décide d'y plonger, de le porter, c'est dangereux. On a affaire à quelqu'un qui a projeté sa propre histoire sur l'histoire sociale et politique avec une telle force qu'il a le cynisme de celui qui va se suicider. Là, maintenant, la minute d'après. Même si, comme moi, on partage son constat désenchanté, faire sien ce cynisme, c'est du vitriol. C'est une compagnie que j'ai eue pendant un an et qui m'a cuit à petit feu. Il a fallu réagir, aller chercher des énergies très loin au fond de soi. Je n'avais pas mesuré, en commençant, les exigences de ce texte ; je ne savais pas qu'il allait me pousser vers de tels rivages.
Je n'imagine pas Hamletmaschine représentée sur scène (même si ce fut fait, et parfois très bien). C'est pourquoi j'ai décidé de faire un oratorio. De ne rien montrer. Quand Heiner Müller écrit : « Sur une balançoire la madone au cancer du sein » (Hamletmaschine, 3), que peut-on donner à voir ? J'ai tout fait pour qu'on entende tout le texte (...). Hamletmaschine ne peut absolument pas se chanter à la façon d'un opéra ou d'une cantate. On est comme face à un commentaire sur le vif. Le texte ne demande aucune musique. Il ne demande qu'un état pour le dire. Un état corporel de la part du chanteur qui va le vocaliser, mais aussi un état écrit, écrit par moi : tessiture, vitesse, souffle, parlé ou non parlé...
J'ai parfois cherché à banaliser le texte, à le faire bégayer lentement. Il est lu avec des répétitions : on avance dans une phrase, on recule, on reprend, on avance un peu plus, on revient en arrière... Je voulais donner l'impression que cette écriture a commencé depuis trois mille ans, et que des mots s'y ajoutent chaque jour. (...)
Mon « oratorio », comme je l'appelle, est plein d'ellipses. Mon style musical, ce n'est pas le développement. Même si, comme tout le monde, j'ai été formé à développer. Il y a des pages et des pages de partition – au moins le triple – que j'ai jetées. Ça partait dans des développements. Avec un grand plaisir, j'ai coupé. Ces sauts font l'effet de piqûres. Des euphorisants. C'est ce qui a fait Hamletmaschine. Je ne voulais rien de prévisible. De l'imprévisible tout le temps, comme si c'était une improvisation. C'est ce qui coûte cher. C'est la guerre des nerfs. J'ai mis beaucoup de temps pour trouver la forme. Plusieurs fois, j'étais sur le point d'arrêter. Et puis, quand j'ai parlé avec Jean Jourdheuil, quand je lui ai évoqué le chœur, il m'a dit : « Müller pensait Bach ; il pensait cantates... ». Ses propos m'ont aidé à poursuivre. Jourdheuil a monté Hamletmaschine plusieurs fois. Bob Wilson aussi. Je n'ai pas vu son spectacle, mais je crois savoir que la pièce est jouée quatre fois de suite en entier. Et, à chaque reprise, le plateau tourne. Moi, mon but était de faire des multiples en une seule fois... Les chœurs disent le texte allemand, les chanteurs le texte français. Les chœurs sont aussi des témoins, comme dans le drame antique, comme dans les Passions de Bach aussi. C'est comme s'ils se tournaient vers les personnages pour leur dire : « Alors... » Hamletmaschine est un oratorio profane : c'est la passion du XXe siècle, un siècle d'horreurs ; c'est une machine qui broie tout. Mais, plus simplement, « oratorio » veut dire pour moi : une action sans scène. Ce n'est pas du théâtre, ni de l'opéra. Il n'y a rien à voir.
Propos de Georges Aperghis sur Hamletmaschine, recueillis par Peter Szendy, programme du festival Agora 2001, Ircam-Centre Georges Pompidou.