À l’origine de Puneigä, c’est la langue elle même, ce dialecte suisse alémanique, qui vous a inspiré…
Heinz Holliger : Ces derniers temps, ce sont de plus en plus des langages presque éteints, archaïques, très peu parlés, qui me fascinent. Les dialectes suisses sont très riches de ce point de vue : ce sont des sources linguistiques non « salies » ou « abusées », qui se nourrissent de traditions exclusivement orales. Dans Puneigä, c’est la langue du peuple des Walser — un peuple qui s’étale de Courmayeur (derrière le mont Cervin) jusqu’au Piémont et au Tessin, et de Davos jusqu’en Autriche (attention : ce Walser-là n’a rien à voir avec Robert Walser, qui m’a beaucoup inspiré également). C’est un allemand archaïque, comme médiéval, uniquement parlé, qui a été ainsi préservé trois siècles durant. Même pour un germanophone, c’est une langue aux sonorités presque exotiques à la première écoute.
C’est un langage cristallisé.
Oui : laissé intact. Un peu à l’image de la tradition japonaise du Nô, qui s’est entretenue pendant cinq siècles. On pourrait comparer cette démarche à celles des Bartók et Veress, qui retranscrivaient des chants anciens que ne connaissaient plus que des femmes très âgées. Ou à celle de Janácek qui, pendant ses promenades, notait dans son carnet la musique des bruits de gouttes d’eau, d’arbres, de feuilles, du vent. C’est ce sentiment de découverte sonore, que je veux aussi transmettre à d’autres, aux plus jeunes. Adopter l’attitude d’un enfant qui apprend tout, à l’oreille.
Les poèmes dont je me suis inspiré ne sont toutefois pas issus du folklore : ils ont été écrits par Anna Maria Bacher qui, pour l’occasion, a inventé pour ce dialecte une orthographe et une syntaxe propres. C’est de la grande poésie. Détail amusant : Anna Maria Bacher ne parle pas l’allemand « normal ». Ensemble, nous discutons surtout en italien. Ou dans mon patois bernois, mais qu’elle comprend difficilement.
Pourquoi ce titre, Puneigä ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Ça ne veut rien dire du tout. C’est le nom d’un lieu à l’aura un peu mystique de la vallée du Pumatt : un tout petit étang qui, au printemps, lorsque le soleil s’y reflète, apparaît comme un œil très bleu. Un peu plus tard dans la journée, quand le soleil a passé, on ne voit plus que la roche. Personne ne connaît l’origine de cette toponymie étrange. J’ai quant à moi une hypothèse, qui n’est pas aussi poétique qu’on pourrait l’imaginer, celle d’une contraction de deux mots : « Pumatt », qui est donc le nom de la vallée, et « Neigä », qui signifie « pente ». Cette vallée se partage en deux : en altitude, elle est en pente douce, puis elle descend abruptement. « Puneigä » fait peut-être référence à cette rupture de pente.
J’aime le mystère de ce titre. Wolfgang Rihm, après avoir entendu l’œuvre, m’a demandé si ce n’était pas un mot grec… Du reste, le mot lui même n’apparaît pas dans le texte chanté : je l’ai choisi parmi tous les poèmes pour son allure un peu magique, incantatoire.
Heinz Holliger, ManiFeste 2013, concert du 30 juin 2013, propos recueillis par Jérémie Szpirglas.