Il y a, à la Tate Gallery, un Turner de la dernière époque, une peinture à l'huile intitulée : Norham Castle, Sunrise. Le château du XIIe siècle de ce tableau est dessiné contre un soleil énorme, doré. Ce qui m'a immédiatement saisi dans cette merveilleuse image, c'est la manière dont les choses — les champs et les vaches, et le château même — semblent avoir littéralement fondu sous l'intense lumière du soleil. Comme si la peinture n'était pas encore sèche.
D'une manière abstraite, cette constatation a eu son importance dans la façon dont j'ai composé ma pièce. On peut donner à un « objet solide » la forme ponctuée, clairement définie d'une phrase musicale : il peut être « fondu » dans une continuité trouble de sons. Mais il peut également y avoir toutes sortes de transformations et d'interactions entre ces deux manières d'écrire. Toujours est-il que cette pièce est une contemplation de l'aube, une célébration des couleurs et des bruits du petit jour.
Cette œuvre est, de tout ce que j'ai composé jusqu'à présent, celle qui explore le plus en profondeur la qualité du son en soi. Cette pièce m'a été commandée pour l'ensemble de 14 musiciens du London Sinfonietta. D'emblée, j'ai voulu éviter le « petit » son qui caractérise tant d'oeuvres modernes écrites pour ce type d'ensemble. J'ai au contraire voulu donner l'illusion d'un tissu orchestral substantiel, ce qui m'a amené à choisir des types d'accords, des registres, des densités et (très important) la direction et la vitesse du mouvement harmonique. Celui-ci est presque toujours lent. Les sonorités verticales, associées à de longues tenues internes, ont le temps de se déployer, ce qui crée l'impression d'une masse considérable. D'autre part, les basses ne sont presque jamais utilisées mélodiquement. J'ai tenté de combiner deux conceptions du timbre : celle que j'appellerais « illuminative », propre à Debussy par exemple, et celle que je qualifierais de « fonctionnelle », que l'on trouve chez Messiaen par exemple (chaque mode, chaque tâla, chaque oiseau est strictement défini par son instrumentation).
At First Light est divisé en trois mouvements, mais d'une manière non classique. Dans l'ouverture, des fanfares se superposent, dégringolent en nébuleuses indéfinies. Après une pause, vient un deuxième mouvement développé, lui-même divisé en plusieurs sections contrastées, avec de nombreux changements abrupts d'atmosphère et de dynamique. Le mouvement conclusif survient sans rupture et progresse de façon continue, illuminant des harmonies toujours plus résonantes. L'ouverture du troisième mouvement constitue le moment crucial de l'œuvre, un moment de sérénité où le son, plutôt que d'être projeté dans une narration dynamique, est contemplé. La dialectique entre une approche statique et une approche dynamique du son est essentielle dans la composition ; elle pourrait s'illustrer par l'opposition entre deux grands compositeurs contemporains, Messiaen et Carter. Ce qui domine chez le premier, c'est ce qui est ; chez le second, c'est ce qui se passe. Essayer de trouver une liberté d'évolution entre ces deux univers musicaux est un grand défi. C'est dans cet esprit que je me suis inspiré de la toile de Turner, et particulièrement de la relation qui s'y manifeste entre objets solides et surface continue.
D'après George Benjamin, notices des concerts de l'Ensemble Intercontemporain et du Festival Archipel, Genève, 18 mars 1992.
Note de programme, par Philippe Albèra
At First Light, pour un ensemble de chambre, assura une aura internationale au jeune compositeur, l'œuvre déclenchant un concert unanime de louanges. Écrite pour le London Sinfonietta qui l'a créa en novembre 1982 sous la direction de Simon Rattle, elle est le point d'aboutissement d'une première phase créatrice, celle d'un compositeur d'à peine vingt-deux ans en possession de moyens exceptionnels. Si Benjamin adopte le type des formations contemporaines réduisant le grand orchestre à un groupe de solistes (un quintette à vent, une trompette, un trombone, un piano/célesta, deux percussions et un quintette à cordes), il tente d'obtenir une sonorité ample et puissante, quasi orchestrale, par le choix des intervalles et des accords, de leur disposition dans les registres, par l'utilisation de sons-pédales, de mixtures originales, de la percussion, du piano et du célesta. La pièce s'inspire d'un tableau de Turner, Norham Castle Sunrise, typique du préimpressionnisme de son auteur, où la structuration ne provient plus du dessin proprement dit, dans le cadre d'une esthétique imitative, mais d'une diffraction du spectre lumineux créant des fondus-enchaînés de couleurs, des mélanges subtils et presque irréels, dans un état de liquidité et de fusion de la matière. On est tenté par l'analogie entre cette image et l'œuvre du compositeur, même si, comme ce fut le cas pour Debussy, la peinture vient ici traduire et stimuler une recherche purement musicale, l'élément naturel étant le symbole, et non le prétexte, d'une imagination sonore ne pouvant plus s'appuyer sur des critères traditionnels. Il est non moins tentant d'invoquer, à côté de Debussy, les influences mêlées de Scriabine (avec sa recherche d'équivalence entre le son et la couleur), de Schoenberg (la fameuse pièce centrale de l'opus 16, dont le titre, « Farben » [couleurs], est en soi programmatique), ou de Messiaen, avec ses synésthésies sons-couleurs. De fait, l'œuvre doit à chacun de ces illustres prédécesseurs dans sa tentative de structurer la forme à partir de la sonorité en tant que telle.
La première partie, très brève, introduit d'emblée la dialectique qui fonde la pièce, celle d'une relation changeante entre des textures bruiteuses, presque indéfinies, et des sons brillants, d'une clarté aveuglante (la petite trompette, sur l'une de ses notes les plus sonores) : elle va s'enrichir au fil de la pièce d'un jeu entre des accords pleins et des ornementations virtuoses, entre des structures de sons complexes et des profils mélodiques autonomes (trompette et hautbois), le tout amenant, du point de vue formel, à une opposition entre moments statiques et moments dynamiques, dans ce que l'on peut qualifier de dramaturgie du phénomène sonore. De là provient sans doute un ton incantatoire qui rappelle Varèse, auquel les solos de hautbois dans l'aigu font songer, ces fixations sur une note ou un intervalle, ces réitérations mélodiques, ces appels sonores comme venus d'un monde archaïque. C'est l'un des aspects les plus fascinants de cette pièce où l'on perçoit, chez un compositeur à ses débuts, la prise de possession d'un territoire : cette intégration de gestes simples, bruts et impératifs, à l'intérieur d'une écriture raffinée, colorée, sensible.
La troisième partie, avec son insistance pleine de douceur sur la tierce mineure colorée par des paires d'instruments différents, a le caractère d'une transfiguration, notamment par la reprise d'éléments antérieurs dans une optique nouvelle : construite comme un crescendo, elle finit dans des éclaboussures de lumière. Les solos eux-mêmes exploitent les registres extrêmes, comme dans le surprenant duo du piccolo dans le grave et de la contrebasse dans l'aigu au cœur du deuxième mouvement. L'extraordinaire souplesse de l'écriture instrumentale s'inscrit dans un rythme harmonique fluctuant, où l'auditeur est tantôt immergé dans le son, tantôt entraîné dans son flux irrésistible, jusqu'à en être submergé : une métaphore possible pour un art de la composition qui vise à la fois les moments extatiques, où jaillissent des forces indomptées, et les moments dynamiques, directionnels, plus calculés.