Pour peu qu'on se plonge dans l'histoire du genre – de Brahms à Messiaen, par exemple – on refusera à Alter-Face le titre de « deux pianos » site privilégié de la force et de la virtuosité, où le brio le dispute au charme du beau phrasé. Appelons l'œuvre d'un nom nouveau : Alter-Face, « double piano ».
Soit deux pianos face-à-face, chacun supportant son double qui l'altère, qui n'est ni le même ni l'autre, mais son reflet brouillé. L'image tremble. Une neige légère occupe l'écran. Des formes dansantes envahissent le champ visuel du presque-endormi qui s'est trop frotté les yeux (ce que René Daumal appelait : les phosphènes). Mille phosphènes dans Alter-Face, mille pixels sonores, mille accords volants, décentrés, cherchant un point de gravité à jamais perdu, « tournant dans l'air du soir ». Ou encore, comme le suggère le compositeur : vibration discrète et tintinabulante des cristaux d'un grand lustre, tandis qu'on donne à l'étage un bal sur chaussons de feutre.
On peut entendre dans Alter-Face comme un hommage à la musique de Morton Feldman : retour perpétuel de petits motifs obsédants – un retour décalé, inattendu, asymétrique, qui vexe tout sentiment d'anticipation. On n'y respire pas, pourtant, le temps infiniment dilaté du Sphinx new-yorkais : comme toujours chez Aperghis, le temps est ici minuteusement strié, palpitant, fibré, découpé à même le muscle. C'est dans ce réseau serré que les deux interprètes se démènent face-à-face, sans un cri, jamais tout à fait libres ni totalement rejoints.
Jean-Luc Plouvier.