Pierre Boulez (1925-2016)

Dialogue de l'ombre double (1985 -1995)

version pour basson et électronique

œuvre électronique, Ircam

  • Informations générales
    • Date de composition : 1985 - 1995
    • Durée : 18 mn
    • Éditeur : Universal Edition, Vienne
  • Genre
    • Musique soliste (sauf voix) [Basson]
Effectif détaillé
  • basson

Information sur la création

  • Date : 3 novembre 1995
    Lieu :

    Paris, Ircam, Espace de projection


    Interprètes :

    Pascal Gallois.

Information sur l'électronique
Information sur le studio : Ircam
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Andrew Gerzso
Dispositif électronique : dispositif électronique non spécifié

Titres des parties

  • Sigle initial (chuchoté, hâtif, mystérieux)
  • Strophe I (assez vif, flexible, fluide)
  • Transitoire I/II
  • Strophe II (assez modéré, calme, flottant)
  • Transitoire II/III
  • Strophe III (très lent)
  • Transitoire III/IV
  • Strophe IV (très rapide)
  • Transitoire IV/V
  • Strophe V (vif, rigide)
  • Transitoire V/VI
  • Strophe VI
  • Sigle final (très rapide, agité, mais murmuré)

Note de programme

Dialogue de l'ombre double, dédiée à Luciano Berio et écrite pour son soixantième anniversaire en 1985, est créée le 28 octobre 1985 à Florence par Alain Damiens. L'œuvre est réalisée à l'Ircam avec Andrew Gerzso, assistant musical. Sur la suggestion de Pascal Gallois, Pierre Boulez la transcrit en 1995 pour basson, ce qu'il avait déjà fait auparavant pour Domaines, une autre de ses œuvres pour clarinette. Dans Dialogue, la musique reste la même, mais les différents registres des deux instruments nécessitent des transpositions. La partie préenregistrée est réalisée par Pascal Gallois.

Dialogue de l'ombre double – vocable emprunté au Soulier de satin de Claudel – est une alternance de strophes et de transitions interprétées par le même instrumentiste. Les strophes sont jouées sur scène « en direct » ; les transitions ont été préalablement enregistrées et sont diffusées par haut-parleurs. A la présence réelle et localisée des uns, s'oppose la présence imaginaire et diffuse des autres. Les strophes sont chacune centrées sur une idée unique ; les transitions nous font passer insensiblement d'un motif à l'autre.

L'opposition entre les parties de clarinette/basson (interprète et bande) ne se fait pratiquement jamais par superposition des lignes créant une polyphonie à deux voies. Celle-ci est réduite à quelques tuilages de transition. L'opposition de l'instrument et de l'ombre double naît dans la succession de l'une par rapport à l'autre, n'utilisant comme terrain d'affrontement que la seule dimension horizontale qui est celle du texte, du discours, du « dialogue ».

Or si le véritable dialogue entre deux êtres différents implique un parcours irréversible du temps, celui auquel nous avons affaire ici, naissant du dédoublement d'une personnalité, ressemble plutôt aux méandres d'une réflexion intérieure. Le temps n'y est pas linéaire, mais circulaire, ce qui est corroboré par l'existence des deux trajets (chiffres arabes, chiffres romains) parcourant l'œuvre.

Quel que soit le parcours choisi, l'instrument entre dans le domaine de l'ombre par un accès, pour en sortir par un autre. Entre-temps, il aura marqué son passage de jalons qui troubleront l'ombre, mais finiront par l'abandonner à elle-même.Le signe initial voit l'approche de l'ombre qui d'abord lointaine (son filtré) se fait peu à peu plus palpable (son naturel, puis amplifié, réverbéré par la table d'harmonie d'un piano) par un mouvement tournoyant (jeu de haut-parleurs) convergeant vers l'instrument. Ici a lieu la bifurcation entre le parcours aux chiffres romains et celui aux chiffres arabes.

Strophe I (2 dans la version aux chiffres arabes) se fonde sur un processus d'écriture qui sera largement développé tout au long de l'œuvre. La monodie de la clarinette/basson est une juxtaposition de cellules à la façon des perles d'un collier. Ces cellules sont polarisées (+/-), en l'occurrence elles sont constituées ici d'élans et de désinences (tempo/cédé). Les cellules mezzo forte s'alternent régulièrement aux cellules mezzo piano.

Strophe II (4) commence dans une grande douceur, quand une secousse nerveuse, une irruption volcanique, vient traumatiser le discours. Ces ruptures apparaîtront sporadiquement, de moins en moins saillantes. Entre elles, nous retrouvons l'enchaînement de cellules utilisant des valeurs rythmiques de moins en moins tendues.

Strophe III (1) : jeu d'écriture entre des sons filés, tenus, et des attaques sforzando avec désinences fugitives.

Strophe IV (6) : l'écriture, hachée, se disloque, s'opposant à la grande envolée de la cinquième strophe.

Dans Strophe V (3), l'enchaînement conduit à un climat dans la partie centrale, où les cellules sont considérablement allongées dans le temps et leur sonorité, augmentée par la réverbération du piano et la diffusion des haut-parleurs. A la fin de cette strophe, les cellules reprennent leur proportion normale et la réverbération décroît.

Strophe VI (5) est la libération. Cette strophe développe une grande vocalise, souple, sur un ambitus éclaté. Le tempo oscille, instable, fuyant. Cette phrase culmine vers des tenues suraiguës et stridentes avant de retomber dans la deuxième partie de la strophe, dans le registre grave ancré au , port d'attache de la clarinette/basson tout au long de cette pièce. Le phrasé alterne la ligne continue et son ornementation par flatterzunge.

Sigle final : l'ombre alterne les passages murmurés (le cercle se referme) et les brusques interjections. Comme au commencement le son, d'abord filtré, se dévoile peu à peu pour être diffusé triple forte par tous les haut-parleurs.

L'instrument entre alors sur un contr'ut qu'elle tiendra jusqu'à la fin. L'ombre, quant à elle, retrouve les différents types d'écriture précédemment utilisés, en dessinant une sorte de mosaïque de la commémoration. La pièce finit, par liquidation, dans l'immobilité d'un unisson.

Les transitions entre les strophes nous dévoilent les différents terrains de dialogue entre la clarinette/basson et la bande. Les instruments se fondent parfois l'un dans l'autre « en toute amitié » ; parfois ils divergent violemment pour trouver finalement un compromis. Le jeu d'influences mutuelles change alors d'aspect selon le parcours choisi.

Damien Colas.