Georges Aperghis (1945)

Thinking Things (2017 -2018)

un spectacle pour quatre interprètes, extensions robotiques, vidéo, lumière et électronique

œuvre électronique, Ircam
œuvre scénique
arrangement

  • Informations générales
    • Date de composition : 2017 - 2018
    • Durée : entre 55 mn et 60 mn env
Effectif détaillé
  • 4 voix solistes non spécifiées

Information sur la création

  • Date : 6 juin 2018
    Lieu :

    France, Paris, Centre Pompidou, Festival ManiFeste


    Interprètes :

    Richard Dubelski, Donatienne Michel-Dansac, Lionel Peintre, Johanne Saunier. 

Information sur l'électronique
RIM (réalisateur(s) en informatique musicale) : Olivier Pasquet
Dispositif électronique : temps réel, amplification, sons fixés sur support, dispositif multimédia (vidéo, lumière), spatialisation, réverbération

Observations

Les impressions robots ont été réalisées grâce au programme In Moov créé et développé par Gaël Langevin.

Écouter l’enregistrement du concert ManiFeste du 6 juin 2018 au Centre Georges Pompidou : https://medias.ircam.fr/xf3df7c

Présentation de la pièce à lire sur le site de l’Ircam.

Note de programme

Entretien avec Georges Aperghis

La drôlerie pour conjurer le réel

Georges Aperghis, Thinking Things est votre troisième projet scénique avec l’Ircam après Machinations et Luna Park. Outre le cadre dans lequel il est produit, il reprend également la structure de base du dispositif scénique de ses prédécesseurs et interroge la technologie et ses dérives.

Oui : les trois formeraient presque une trilogie. Comme son titre l’indique, Machinations tournait autour de la machine, de l’ordinateur. Puis sont venus le contrôle et la vidéosurveillance avec Luna Park et, enfin, le remplacement progressif des hommes par des machines pourvues d’une intelligence propre et capables de prendre elles-mêmes des décisions.

D’où ces Thinking Things, ces objets pensants, qui sont aussi « matière à penser ». Cette « trilogie » était-elle prévue, ou du moins pressentie dès Machinations?

Pas du tout. Au reste, le sujet de Machinations est venu dans un second temps : mon idée première était d’utiliser l’électronique pour travailler sur les phonèmes et produire des sons et des polyphonies dont le corps humain est incapable – des recherches qui se prolongeront dans Luna Park, avec une ré exion sur la voix de synthèse, et à présent dans Thinking Things. Ce n’est qu’ensuite, en passant du temps à l’Ircam sur des ordinateurs, que le sujet de la machine a infusé.

De même, le dispositif scénique est certes presque identique en apparence à celui des précédents spectacles, mais j’en exploite ici d’autres possibilités : non seulement les musiciens se meuvent dans l’espace, mais la scénographie n’est plus simplement utilisée de manière frontale. L’arrière-scène me permet diverses mises en abyme devenant, tour à tour, coulisses, studio télé, espace de jeu, un ailleurs… Un rideau s’y ajoute également sur lequel nous projetons des images, lmées en amont ou en direct, ainsi que des membres de robots. Le dispositif scénique devient signi ant par lui-même.

Vous retrouvez également Olivier Pasquet, avec lequel vous collaboriez déjà sur Machinations…

Nous ne nous sommes toutefois jamais perdus de vue et c’est comme si nous ne nous étions jamais quittés: il devine parfois avant moi la direction dans laquelle j’aimerais aller ! Cette complicité accélère grandement le travail, car je me refuse absolument à connaître le fonctionnement de l’informatique musicale. Je veux garder du recul, ne juger que par le résultat sonore, et non par le procédé utilisé. Tout repose donc sur un va-et-vient avec le réalisateur en informatique musicale (RIM). Je donne des pistes et j’attends des réactions, suite à quoi, soit je fonce, soit je mets en garde, soit je réoriente. Ainsi, chemin faisant, on peut ouvrir d’autres pistes, d’autres intérêts communs. Le processus est bien plus passionnant à deux que seul. La con ance aidant, on a le sentiment de produire quelque chose qu’on n’a jamais fait auparavant.

C’est également ainsi que je travaille sur les autres éléments constitutifs du spectacle : avec les lumières, les vidéos, etc.

Comment articulez-vous les diverses écritures : musicale, filmique, scénique, électronique ?

Tout se fait in situ, au cours des répétitions. En amont, je mets en place une « conduite », qui organise dans le temps (succession, contre- point…) les divers événements tels que je les imagine. Mais je sais qu’il y a mille façons de lmer une même action, mille façons d’amener un geste, et je reste très ouvert pour réarranger le tout, voire supprimer certains événements qui seraient moins pertinents. Ce qui importe, pour moi, c’est la syntaxe : c’est-à-dire la manière dont la succession ou la juxtaposition de ces sons et images peuvent provoquer quelque chose – c’est nalement une pensée qui relève de ce qu’on appelle « harmonie » en musique.

Ne trouvez-vous pas un brin ironique d’interroger la place de la machine dans nos sociétés à l’Ircam?

Si. Cela m’amuse beaucoup ! Et pas seulement ça : mais aussi le fait que je délègue le contrôle de la machine à un autre. Ce qui est finalement l’attitude la plus largement répandue aujourd’hui : cela va même jusqu’à des opérations chirurgicales qui sont réalisées par des robots, certes indirectement contrôlés par un cerveau humain, mais pas entièrement.

La technologie que l’homme a mise au point a, à son tour, «reprogrammé» ses modes de pensée et d’action : imagine-t-on aujourd’hui conduire un véhicule avec autre chose qu’un volant? Notre éducation et notre pratique de la technologie ont modelé notre cerveau.

Au xviiie siècle, on devait tout savoir, tout contrôler, du moins dans un domaine d’activité donné. Je ne suis pas certain qu’on puisse aujourd’hui synthétiser la connaissance autant que les encyclopédistes. De la technologie, on ne connaît chacun qu’un tout petit bout, il serait vain aujourd’hui de vouloir tout savoir ! Dans le même temps, on a également perdu une forme de connexion entre le cerveau et les mains. Aujourd’hui, pour beaucoup d’entre nous, le manuel se résume à taper sur le clavier – un clavier qui a d’ailleurs été conçu et fonctionne d’une manière qu’on ignore. L’homme a changé de cerveau.

Je suis de ce point de vue fasciné par la manière dont Olivier Pasquet travaille: il construit lui-même les outils qu’il met ensuite au service du discours artistique. Il n’utilise pas de choses toutes faites. Il bâtit à partir de briques élémentaires, et nous sommes chaque fois curieux de la manière dont la machine va nous répondre: de quels renseignements a-t-elle besoin pour venir sur mon terrain de jeu ?

Nous en arrivons ainsi au cœur du sujet: les « objets pensants »… Quels sont-ils pour vous ?

On peut bien sûr penser à l’intelligence artificielle – mais le sujet est pour moi bien plus vaste. Je pourrais parler de ces publicités qui promettent de vivre éternellement en téléchargeant le contenu de son cerveau dans un ordinateur : c’est surréaliste et vertigineux ! Ou les drones et autres machines tueuses, à distance ou autonome: savent-ils réellement sur quoi ils tirent ? Leur a-t-on donné suffisamment d’informations ? Certains théoriciens disent que la guerre avec des robots serait plus «humaine»… Tout simplement parce que les robots n’ont pas d’état d’âme: ils ne peuvent pas avoir peur ou faire preuve de sadisme. Ils ne peuvent donc se livrer à aucune exaction. Ce serait une « guerre propre ». J’avoue : je ne sais qu’en penser…

Pour le spectacle, j’ai d’ailleurs repris un petit texte qui décrit une authentique intervention militaire par drone. À ce texte à la fois anodin et menaçant – qui accompagne des images de paysage vu d’en haut – répond la description de la mort d’Hippolyte que l’on trouve dans Phèdre de Racine, avec ce monstre marin qui surgit, semant panique et destruction. Une manière de prendre une certaine distance face à notre sujet, à la fois historique et stylistique.

Et puis il y a, bien sûr, le robot et tout ce qu’il charrie. J’ai assisté au Japon à une cérémonie mortuaire pour les robots – qui se tient lorsque ceux-ci deviennent obsolètes ou ne fonctionnent plus. Si les robots meurent, peut-on dire qu’ils naissent? Ainsi, bien souvent, on a une vision anthropomorphique des robots : n’ont-ils pas des bras et une tête ?

On développe même une anthropologie du robot.

Oui. Et, à l’inverse, que dirait-on si un comportement de robot était transposé à l’homme? Cela engendrerait des situations totalement insolites et folles…

Vous posez donc la question du statut du robot ?

Oui, d’une certaine manière. Je pense qu’il nous faut la poser, à partir du moment où on donne le droit et la possibilité au robot de prendre des décisions. Je ne porte aucun jugement de valeur, mais nous devons prendre conscience que cela va arriver – c’est d’autant plus crucial que c’est l’homme qui lui fournira les critères de ce choix. Mais je ré échis surtout à ces deux corps qui cohabitent : le corps humain et le corps du robot, et leurs capacités et apparences respectives. Je trouve par exemple des ressemblances frappantes entre la fabrication ou la réparation des robots et le geste chirurgical. De la même manière que le réseau veineux humain, lorsqu’il est lmé de très près, peu prendre une allure mystérieuse – on dirait presque un paysage filmé par un drone. J’aime jouer avec ce genre de perceptions ambiguës ou de décontextualisation des images, notamment grâce à la musique ou au texte – j’ai pour cela écrit moi-même pour ce spectacle des « dialogues de robots », dans cet anglais au vocabulaire si particulier qui est leur langue « maternelle ». À l’inverse, Richard Dubelski, équipé qu’il est d’une couronne de cellules piézoélectriques qui lui permettent de déclencher des sons, peut donner parfois l’impression d’être un robot.

Et que se passerait-il si, pour diverses raisons, l’homme s’en allait, quittait la planète, débarrassait le plancher pour longtemps, abandonnant le robot seul sur terre? Je me souviens m’être posé cette question la première fois que j’ai vu fonctionner les bras du robot que Pierre Nouvel a construits. J’ai immédiatement trouvé ces gesticulations très tragiques. Serait-ce les derniers gestes des ultimes survivants du genre humain – comme ces poissons sortis de l’eau qui continuent à essayer de respirer, ou ces poulets qui continuent à courir sans tête ? Ou des robots poursuivant leurs pantomimes absurdes, à l’infini ou presque, suivant leurs programmations ?

Dans votre théâtre musical, vous soulevez souvent des problématiques sociétales ou politiques cruciales: est-ce une manière d’engager votre art?

Je ne crois pas. Mes spectacles n’assènent pas de discours militants. Je me contente de montrer. Concernant ces « objets pensants », je me dis parfois que je suis peut-être trop vieux pour comprendre. Certaines perspectives sont un peu effrayantes – et, en même temps, c’est aussi une matière à rire.

Justement, lorsqu’on voit vos pièces, on s’aperçoit que le fond en est très sombre, voire très pessimiste – du moins si l’on considère l’arc spectaculaire dans son intégralité – alors que chaque fragment qui les compose a des allures de sketch. Ce pessimisme est intentionnel ?

Sans doute en partie. Ce n’est toutefois pas un aspect que je travaille. À chaque instant de ma vie, je suis un homme optimiste – j’essaie de ne pas me laisser sombrer – tandis que, en effet, le fond de ce que je vois du monde est profondément pessimiste. En revanche, je voudrais que mes spectacles soient des moments réjouissants, avec du son, des images, des situations et du burlesque, même quand le sujet est grave. Je pense beaucoup à Méliès, notamment pour son côté forain, miraculeux, pour conjurer le réel.

Finalement, vous vous sentez plus proche des Temps modernes que de Metropolis?

Oui. Même si j’adore Metropolis, mes spectacles sont avant tout de la drôlerie.

Vous mentionniez à l’instant l’œuvre de Georges Méliès. À ce sujet, que vous inspire cet art de la scène qu’est la magie? La question se pose ici d’autant plus fortement que robot et magie ont une part commune d’histoire et d’imaginaire (on peut notamment penser aux automates)…

J’aime beaucoup la magie (j’ai d’ailleurs collaboré autrefois avec un magicien) car j’aime beaucoup les surprises – jusque dans la musique : c’est l’une des raisons pour laquelle j’aime tant les musiques de Haydn, ou les basses continues de Bach par exemple. Avec eux, on ne sait jamais vraiment où ils vont nous mener: ils nous montrent un chemin de toute beauté, pour, tout d’un coup, faire dérailler la machine et nous aiguiller vers un autre discours, encore plus beau, encore plus fort. C’est comme une attraction de Luna Park, avec des rideaux qui s’ouvrent et se ferment. C’est presque une musique d’écoute interactive.

On dit souvent que le public de la magie se divise en deux grandes catégories: ceux qui veulent absolument tout comprendre et ceux qui s’émerveillent sans rien chercher à savoir.

Je fais partie de la seconde catégorie, incontestablement: je me laisse avoir complètement. Je ne veux surtout pas savoir ce qui se passe. Je me souviens encore du tour qui m’a le plus impressionné. C’était aux États-Unis, au cours d’une fête à l’issue d’une représentation de l’ATEM et nous étions une quarantaine de personnes autour de la table où était assis le magicien. Nous étions donc à un ou deux mètres en face de lui. Il a demandé au public une pièce de monnaie et une cigarette, et il a fait passer la cigarette au travers de la pièce de monnaie, comme si c’était un cerceau – c’était à devenir fou. Mais pour moi, ce sont des sucreries, c’est magnifique. Je suis resté très enfant.

Pour qu’un tel phénomène soit justement magique, il faut un contexte dans lequel sont inscrites des règles apparemment immuables, que le magicien semble déjouer. De la même manière, les musiques de Haydn ou de Bach surprennent parce qu’elles s’inscrivent dans un contexte musical établi et codifié. Comment parvenez-vous à aménager un tel contexte dans votre musique et votre théâtre a n de faire surgir la surprise?

Je n’aime pas la ligne droite. Je ne développe jamais le discours comme on croit qu’il va se développer. Il faut certes le laisser se développer un peu, afin, justement, d’établir ce contexte dont vous parlez, mais le dosage des proportions entre la pose et la perte de repères est essentiel. Il ne faut pas que le public retrouve trop rapidement ses marques: sinon, il n’y croit pas. À l’inverse, si l’on se perd tout le temps et que l’on ne retrouve jamais le fil, on perd le spectateur. Cela ne doit pas être aussi simple. Comme ces enfants s’esbaudissant d’un ballon qui apparaît et disparaît : ils peuvent en jouer à l’infini. C’est un geste de prestidigitateur, avec toutes les ruses que cela suppose. Cela exige un travail d’une grande précision en amont. En acceptant l’éventualité que tout peut partir en fumée au cours des répétitions, parce qu’on a trouvé mieux, ou que cela ne fonctionne pas.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas

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