Filtres (1984) est une commande de Radio France, à l'initiative de Charles Chaynes. L'œuvre est sous-titrée « Cahier pour deux pianos » : à l'image des cahiers de peinture chinoise, elle est faite de plusieurs pièces qui se suivent dans un ordre déterminé, mais qui peuvent aussi être présentées isolément.
Pourquoi ce titre ? Face à l'œuvre à faire, j'ai ressenti de multiples idées, intentions, pulsions, qui me venaient spontanément. J'ai d'abord voulu les laisser être, puis mon travail m'est apparu comme un filtrage : il me fallait passer au crible les suggestions, les processus sonores, voire les formalismes que je voulais développer mais qui devaient s'intégrer dans l'œuvre. J'ai eu ainsi l'impression d'avoir à épurer un flux qui préexistait, de réfracter les idées musicales surgies « toutes seules » par une expérience musicale et pianistique et une certaine volonté d'artisan.
La notion de filtre est importante dans le monde physique. Les filtres peuvent colorer un flux vibratoire lumineux ou sonore, modifier la matière et la forme. On peut caractériser un filtre linéaire par sa réponse à une impulsion : n'est-ce pas ainsi que procède le piano ? Notre conduit vocal articulant la parole peut être simulé par un filtre récursif. La peinture chinoise tire parti d'un support poreux qui fait buvard comme un papier filtre. Les mots « filtre » et « feutre » ont la même origine : Le feutre constitue un bon filtre pour les fluides On sait l'importance des feutres dans le piano : il y en a plusieurs espèces, et leur rôle est décisif pour déclencher ou arrêter les vibrations. Et les cordes du piano sont elles-même autant de filtres résonnants très sélectifs, qui peuvent être assemblées en un immense filtre en peigne par la pédale forte, mais aussi choisis pour renforcer une harmonie spécifique grâce à la troisième pédale (à laquelle je recours dans Filtres).
L'œuvre a bénéficié d'une phase expérimentale, grâce à une possibilité offerte par Guy Reibel à Radio-France dans le cadre du concert-Lecture Histoire d'une œuvre. Après une première lecture et un premier enregistrement réalisées par les pianistes Christian Ivaldi et Jean-Claude Pennetier, l'œuvre a été remise sur le métier, bénéficiant ainsi d'un véritable banc d'essai. J'ai pu ainsi amplifier le processus de « filtrage » que j'ai déjà évoqué pour amender bien des détails, mais plus encore pour expérimenter sur la forme et tenter de la dégager non seulement de préconceptions imaginées, entendues intérieurement, mais aussi de l'effet d'un résultat acoustique. J'avais préparé une dizaine d'« esquisses » – en fait développées et précises – mais je n'avais pas décidé avant les premières séances si l'œuvre serait un mouvement unique ou un album. Les séances, les réactions des interprètes – extraordinairement brillants dans leur lecture immédiatement musicale, mais aussi très réactifs – m'ont déterminé ou éclairé sur mes intentions. J'ai retiré deux fragments qui s'intégraient mal au cahier que j'entrevoyais. L'un transposait au piano des expériences que j'avais réalisées à l'ordinateur sur les descentes, montées, accélérés ou ralentis sans fin : j'en ai repris une partie dans ma pièce pour orchestre Phases. L'autre tentait de proposer aux pianistes un jeu quasi-improvisationnel de clusters dans certaines régions de fréquence, de vitesse et de dynamique : la partition se réduisait essentiellement aux spécifications évolutives des tessitures. Ici l'expérience avec les interprètes a été cruciale. Mes spécifications opéraient mal : d'autres auraient mieux fonctionné, mais je n'ai pas ressenti de nécessité personnelle à poursuivre ce travail, qui se serait d'ailleurs mal intégré à l'œuvre.
Entendre mes esquisses m'a donné une vision plus claire de leurs rapports dynamiques, de leur proportions et de leur ordre – ce que j'ai pu vérifier en permutant certains enregistrements. J'ai gardé les pièces séparées comme autant de tableaux – souvent apparentés (comme I et II ou VII et VIII), comme dans les cahiers chinois, qui manifestent des gradations et des contrastes. Les germes qui sont à la source des premiers tableaux subissent des mutations, comme si leur empreinte était altérée par l'expérience. J'ai laissé dans les pièces centrales apparaître en filigrane de très brèves réminiscences d'autres musiques (Amy, Berio, Boeuf, Henze, Murail, Schoenberg, Subramanian, Varèse). Le mouvement général tend à amplifier le germe initial dans un dispositif d'abord serré, puis plus fantasque et impulsif, et enfin détendu. Les deux dernières pièces associent le jeu sur les cordes à l'usage du clavier, accès « légitime » du piano.
Jean-Claude Risset.