Si l'on voulait faire ressortir un trait caractéristique de la pensée compositionnelle de Helmut Lachenmann, qui reste si difficile à classer, ce serait peut-être sa forte orientation vers le matériau – un « héritage » de la musique des années cinquante qu'il n'a jamais désavoué. En effet, Lachenmann n'a jamais fixé son attention exclusivement sur une pensée abstraite de l'agencement. Le résultat sonore des procédures compositionnelles est au cœur de son travail. Il a développé ce rapport de la disposition du matériau et de la perception [Wahrnehmung] dans un de ses textes majeurs : « L'écoute est désarmée – sans l'écoute », où il suggère de comprendre la musique « comme ensemble d'agencements », comme un « paysage que la perception doit explorer ».
Dans cet essai, il n'accorde cependant aucune sorte de priorité à un aspect donné du phénomène musical : ses dimensions structurelles et sensorielles sont au contraire comme les deux faces – l'avers et le revers – de la médaille. Ce n'est pas non plus par imprécision que l'image topographique choisie par Lachenmann fait son apparition dans ce contexte. La métaphore, à laquelle on a traditionnellement recours, de la musique comme architecture de sons suggère une relation sans lacunes entre le projet, la réalisation et l'œuvre achevée. L'idée de la musique comme paysage est donc bien plus juste par son caractère essentiellement « fugitif » : de même que les divers gauchissements, anfractuosités et plis synclinaux se refusent à une vue panoramique et à une mainmise, à une toise immédiate, de même le matériau musical s'avère résistant face aux actes arbitraires que sont les apprêts compositionnels. À ce moment d'indétermination virtuelle correspond l'inconstance de l'écoute : non seulement celle de l'écoute individuelle d'un « auditeur » potentiel, mais aussi celle d'une écoute en quelque sorte supérieure, qui embrasse virtuellement l'ensemble de toute l'expérience musicale possible. Combien de fois ce qui a pu être structurellement bien pensé ne tourne-t-il pas au simple bricolage, du fait que le compositeur est justement dépourvu de cette « oreille spéculative ». Dans une telle perspective, le concept de « perception » [Wahrnehmung] – aussi général soit-il – est élevé au rang d'une catégorie critique, et ce n'est pas un hasard si, ainsi compris, il joue un rôle central dans la pensée de Lachenmann.
Il est frappant de voir qu'un compositeur qui conçoit son travail également comme réaction contre les « handicaps et les limitations socialement médiatisées » de l' « appareil esthétique » entretient un rapport extrêmement parcimonieux avec l'instrumentarium électronique ou électroacoustique. Instrumentale au sens fort, la musique de Lachenmann place en son centre le caractère de la médiation, ou si l'on préfère, sa dimension d'instrumentalité.
Son projet d'une « musique concrète instrumentale », développé dans les années soixante, orientait le regard pour ainsi dire de manière microscopique sur l'action devenue convention qui se cache derrière la façade du son. Il a ainsi développé une palette d'une inépuisable richesse quant aux gradations entre le son et le bruit, sans pour autant travailler à leur fusion et à leur lissage sous une surface qui recolle le tout. La recrudescence de « sonorités philharmoniques » dans les œuvres des quinze dernières années n'est pas une rechute dans une quelconque habitude, mais une partie intégrante de la stratégie de Lachenmann pour diriger ce mode d'observation microscopique sur le familier ; pour, dans l'antre du lion, dans la cage du familier, envoyer la sonde acoustique vers les strates de l'inconnu, vers l'étranger.
Avec Zwei Gefühle, son œuvre la plus récente, Helmut Lachenmann dévoile d'une manière étonnamment directe les composantes affectives de son expérience compositionnelle, et marque par le sous-titre – musique avec Leonardo – l'importance de la source d'inspiration. Il est remarquable qu'un compositeur contemporain s'engage tellement « à découvert » dans un texte qui met en parallèle l'acte de la connaissance (de soi) créative et le règne de la nature. Ce qui laisse supposer en retour que le beau naturel, exilé de l'esthétique depuis Hegel, peut acquérir, à notre époque d'exorcisation complète de la nature, une qualité nouvelle en quelque sorte explosive : le règne turbulent des forces naturelles aura permis de dégager une connaissance du conflit intérieur – un conflit qui peut certes se décrire avec les catégories de la raison, mais qui ne se dénoue pas dans cette description.
S'agissant d'un texte historique, Lachenmann a dû briser un moment de « recul ». Ainsi, c'est une dramatugie complexe qui conduit l'articulation du texte. L'ingénieux entrecroisement des deux récitants reflète – tout à fait au premier plan – la dualité de sentiment dont parle le texte de Leonardo, et ouvre un espace de jeu pour toutes les nuances imaginables de la parole, depuis l'articulation instrumentale de phonèmes isolés (surtout consonantiques) jusqu'à la déclamation quasi théâtrale du texte. La musique n'est pas simplement superposée à cette dramaturgie. Selon la préposition du sous-titre – avec –, elle apparaît comme une strate complémentaire, comme un autre fil au sein de cet entrelacs (langagier) complexe. Le texte n'est ainsi ni noyé dans la musique, comme pourrait y inviter le geste dramatique, ni simplement commenté en musique. Il faut au contraire comprendre la partie instrumentale pure comme une manière de prolongement, de décloisonnement de l'entité « texte-musique ». Et les fils de l'entrelacs pourraient également être conçus comme des lignes de mémoire tissées de façon dense et différenciée, en un impétueux stream of consciousness.
Wolfgang Fink, programme du Festival d'automne à Paris, cycle Helmut Lachenmann.