« Court propos sur un long travail pas à pas pour la composition d'un opus »
On a souvent le tort de ne voir en Perec que le virtuose de la langue, capable de mettre en place des opérations sophistiquées et des contraintes non moins étonnantes. La vie mode d'emploi, La disparition, Quel petit vélo..., sont des livres dans lesquels certains lecteurs amoureux de l'auteur ne vanteront que les opérations de contrainte. D'autres n'y verront que les élucubrations d'un auteur original, « un individu barbu » (pour plagier La disparition), amateur de calembours. Ceux-là aussi passeront à côté de l'artiste qu'il fut.
Avec Espèces d'espaces, ouvrage qui ne peut laisser insensible un compositeur – la musique traite en grand partie de l'espace –, c'est un Perec moins radical que l'on découvre, et sous une allure non narrative – bien que l'élargissement de l'espace chapitre par chapitre est cependant déjà une forme de narration –, le livre donne la possibilité de construire une « petite histoire » traitant des choses de tous les jours, en passant du plus anodin au plus monstrueux, comme cette lettre ayant pour objet la collecte des plantes destinées à garnir les fours crématoires.
C'est cette aisance à passer de la simple description – avec l'utilisation incantatoire de listes – aux aspects les plus sombres de l'être qui m'a donné cet envie d'écrire une musique spécifique liée à l'ouvrage. Ma musique, sans être « perequienne » ou oulipienne, est organisée à partir de contraintes et donne à entendre, sur le plan dramatique, des contrastes volontaires entre tension et détente, « sérieux » et dérision.
Par ailleurs, le travail que j'ai développé depuis des années dans le domaine de la micro-variation à partir d'éléments répétés et obsessionnels n'est pas loin du traitement des listes dans l'écriture de Perec. Il s'agit dans ce cas de la mise en place de processus non toujours directement repérables à la première lecture.
La composition de la partition se fait donc dans trois directions principales : la mise en place de processus communs au texte et à la musique, l'utilisation d'une sorte de « madrigalisme » qui apparaît de manière plus locale et enfin un traitement musical plus libre lié à la rythmique du texte et à sa propre musicalité propre.
À propos de la scénographie qu'il veut mettre en place, Alexis Forestier nous dit : « concevoir une scénographie en quête de cette oscillation entre la logique descriptive et le surgissement de l'inattendu. Comment franchir les seuils, passer d'un lieu à l'autre, mais aussi d'une idée à une autre, sans se cogner. » C'est bien de cela dont il s'agit aussi dans la partition, passer d'un espace à un autre, franchir le seuil de perception qui créera l'inattendu et espérons-le, « l'inentendu ».
Pour ce faire, deux personnages occupent la scène : une chanteuse/actrice et un acteur. Deux autres encore : un écran sur lequel certaines parties du texte seront projetées et un haut-parleur qui fera entendre des bribes de texte préalablement enregistrées. Ces différents « personnages » s'expriment dans un contrepoint nerveux, sans avoir chacun une fonction définitivement claire. La chanteuse pourra chanter mais aussi commenter, l'acteur pourra jouer mais aussi chanter, le haut-parleur pourra annoncer, commenter, souligner mais aussi transformer et l'écran pourra annoncer, commenter, énumérer, conclure.
Philippe Hurel, décembre 2011.