Somme de morceaux choisis préservant l’ordre et la langue originale des Elégies de Duino de Rainer Maria Rilke, les Dix-huit Madrigaux de Philippe Fénelon réfléchissaient peu ou prou de leur modèle et de sa dramaturgie. Aussi le discours était-il tout entier dans le poème et le parcours proposé autorisait-il, par la subtilité de sa lecture et de son écoute, une certaine dimension narrative.
« Rilke évoque le passage du temps, la fugacité des choses, le tragique de la destinée humaine et sa précarité, le bouleversement possible de l’existence. Il nous montre que le vrai bonheur n’est pas dans l’accumulation mais dans le dessaisissement des choses, et que la tâche de la poésie est d’assumer cette douleur de l’humanité », écrit Philippe Fénelon. Dans le prolongement des Dix-huit madrigaux, le Quatuor à cordes n° 4 emprunte toujours à Rilke. Après l’opus 10 d’Arnold Schoenberg et le Quatrième Quatuor de Brian Ferneyhough, dont ils s’éloignent sensiblement, les quatre instruments en appellent en effet à la voix. « Nous ne sommes que bouche » (Lied IV).
Quatre poèmes consacrés à la musique traversent un unique mouvement, vaste structure où alternent et se superposent des éléments d’une écriture en perpétuelle évolution, traduisant avec acuité une musique dite « eau du bassin de notre source ». Dans un ondoiement sonore ininterrompu, les harmonies se déforment, engendrant une matière étirée, ambiguë, faite de glissandos et de quarts de ton, distants à l’accoutumée du langage de Philippe Fénelon. Cette matière n’est plus enserrée dans une modulation incessante de la phrase, mais astreinte à des couleurs et des nuances lui conférant une mobilité suggestive. Si le Quatuor à cordes n° 3 était une déviation des modèles de Per archi, empruntant à Maderna et à Berio les matériaux de leurs quatuors respectifs, les sons du Quatuor à cordes n° 4 semblent réconciliés, libérés de toute inquiétude.
Pensant à la musique, Rainer Maria Rilke, secrétaire de Rodin, se souvient du labeur obstiné du sculpteur, mais aussi de l’architecture médiévale et de l’art monumental égyptien. La musique « se dresse », écrit-il à Lorenz Lehr, violoncelliste suisse, dans un envoi rédigé sur un exemplaire des Elégies duinésiennes. Ses colonnes soutiennent d’authentiques temples sonores. Anticipant sur un fameux essai de Martin Heidegger, Rilke nous enseigne ceci : édifier, bâtir, est déjà, en soi, donner lieu, habiter. Nul art, sinon la musique, « souffle des statues » ou « silence des images », ne ménage à ce point ce que le philosophe nomme les Quatre, le Quadriparti : la terre et le ciel, les divins et les mortels, lesquels forment un tout à partir d’une unité originelle.
Cette correspondance entre le son et l’espace renonce à une fragmentation de l’œuvre musicale, et découvre une ouverture vers la grande forme si chère à Philippe Fénelon dans ses opéras, ses airs de concert, ses concertos ou, ici, dans le récit de la dernière section. Se dessine alors une succession d’événements imprévisibles, suggérés par l’abstraction des architectures, mais construits, agencés, ordonnés selon de rigoureuses correspondances. Quatre Quatuors, quatre Lieder et quatre Codas s’enchaînent, parfois brisés (dans la section III), parfois inversés (dans la section IV).
Cette insistance sur la coda, sur la péroraison, tout comme l’inachèvement des fragments rilkéens soulignent l’idée que la musique, par essence invisible, est un chant éloigné, « pur, énorme, inhabitable », nous dit le poète, et désormais étranger. « Forte est ta vie, mais ton chant est plus fort, / qui s’adosse en pleurant à ta nostalgie » (Lied III). Philippe Fénelon retrouve dans le Quatuor à cordes n° 4 le visage retourné de l’Ange s'éloignant du sein originel. Celui-ci porte en lui la perte et l'absence que suppose tout adieu.
Laurent Feneyrou.