Les Sequenze sont en soi de véritables rencontres jalonnant l'œuvre de Luciano Berio depuis 1958 : rencontre avec la voix de Cathy Berberian, la flûte de Severino Gazzeloni, la harpe de Francis Pierre. Autant de « duos » instrument-instrumentiste dont Berio métamorphose les interactions afin d'en voir naître de nouveaux événements. Le compositeur s'attache ici comme ailleurs à la relation musicale, culturelle et sociale entre la pensée et la matière qu'elle modèle, entre la création de notre temps et l'histoire de la musique, entre le compositeur et son interprète.
Chaque Sequenza est une sorte de portrait-sculpture de l'instrument(iste). Elle fait référence à l'histoire de l'instrument ou à son répertoire. Il s'agit pour Berio d'intégrer cette histoire culturelle pour aller au-delà. Ces sequenze mettent alors en question l'image de l'instrument(iste).
Le rapport entre l'interprète soliste et son instrument est naturellement théâtral. Berio laisse jaillir cette théâtralité et peut aussi, comme dans les Sequenze pour voix, trombone, ou guitare, la rendre explicite par des jeux de scène ou d'expressions. De plus, ces Sequenze inaugurent des sonorités inouïes. Elles poussent jusqu'à leur limite les modes de jeu de l'instrument. La virtuosité que leur interprétation exige est essentielle. Cette virtuosité naît de ces conflits entre l'instrumentiste et son outil, entre sa pensée et sa technique ; conflits dont Berio sculpte les étincelles sonores.
« composer pour un virtuose digne de ce nom n'est aujourd'hui valable que pour consacrer un accord particulier entre le compositeur et l'interprète et aussi comme témoignage d'un rapport humain. »(Luciano Berio)
Luciano Berio explore la poésie de son ami Edoardo Sanguineti depuis trente ans (Epifanie (1959-1961), Laborintus II (1963-1965), A-Ronne (1974-1975), etc). En 1994-1995, le poète offre au compositeur un texte d'introduction à chaque Sequenza, ensemble intitulé « Incipit sequentia sequentiarum, quae est musica musicarum secundum lucianum »(Commencement à la séquence des séquences, qui est la musique des musiques selon Luciano)
Sur la Sequenza II, pour harpe
ho ascoltato catene di colori, muscolosamente aggressivi : ho toccato i tuoi ruvidi rumori rigidi : J'ai écouté des chaînes de couleurs, musclées et agressives. J'ai écouté tes bruits rudes et raides
Cette Sequenza est l'étape initiale qui mènera à Chemins I pour harpe et orchestre (1965).
Berio brise l'image d'épinal d'une harpe fragile et impressionniste. Elle devient un instrument terrien qui « doit sonner comme une forêt que parcourt le vent ». La forme de cette Sequenza est tripartite. La harpe se fait instrument monodique et résonant, puis elle dévoile sa richesse harmonique par le jeu des accords et des arpèges, pour combiner ces jeux et atteindre sa plus grande virtuosité dans la dernière partie. Cette pièce inaugura des sonorités, alors inouïes par le jeu des pédales, de sons percussifs et autres bruits divers.
Anne Grange.