informations générales

date de composition
2009
éditeur
Inédit
Commande
Entreprise Siemens, Saint-Denis, festival Agora Ircam

genre

Musique électronique / sur support / instruments mécaniques (Musique électronique / sur support / instruments mécaniques)

informations sur la création

date
8 juin 2009

jusqu'au 28 juin 2009, Entreprise Siemens, Saint-Denis, festival Agora.

Information sur l'électronique

Information sur le studio
Ircam, développpement des capteurs : Emmanuel Flety
Dispositif électronique
sons fixés sur support

observations

  • Conception, design sonore : Pierre Jodlowski
  • Scénographie : Christophe Bergon
  • Design sonore : Jacky Mérit
  • Développement capteurs : Emmanuel Flety - Ircam

Note de programme

Dans l’évolution de mon travail, j’attache, avec le temps, une importance fondamentale à la question de la mémoire. Individuelle ou collective, elle occupe, dans mon imaginaire musical, l’axe de structuration mentale qui fonde l’énergie initiale et la condition de l’existence d’une œuvre. C’est assumer ici que l’acte de création n’est pas strictement l’agencement de phénomènes relativement abstraits mais, pour moi, l’expression d’une revendication plus large, éthique et philosophique. La cause du tremblement économique et social que nous traversons n’est-elle pas, avant toute chose, caractérisée par une amnésie profonde des consciences ? La réitération de processus de dégradation des valeurs morales est-elle compatible avec ce que nous appelons vaniteusement le progrès ?

Je veux donc croire ici que l’acte de création, dans le monde contemporain, doit agir, au-delà des forces poétiques et sensorielles, comme le levier d’une activation de l’esprit, dans sa capacité à structurer le réel.

Aussi, lorsque l’on m’a proposé de réfléchir à un projet devant se développer au sein de l’entreprise Siemens, en région parisienne, j’ai cherché avant tout à comprendre ce à quoi je serai confronté, une fois sur place, et comment cela pouvait entrer en résonance avec mon désir de partage. La réalité d’une entreprise, indépendamment de ses objectifs propres, est avant tout humaine. Des personnes y passent un temps considérable, conjuguent leurs compétences mais aussi leurs histoires, leurs mémoires.

Lors de mes premières visites dans ces bureaux, je me suis retrouvé confronté à des regards inconnus, à des imaginaires, et chacun, dans l’apparente symbiose liée au fait d’appartenir au même groupe professionnel, m’apparaissait comme singulier. Je décidais donc de ne pas travailler sur la réalité sonore du lieu mais sur son imaginaire, projetant, dans une utopie philanthropique, de pouvoir conjuguer ces singularités, au-delà de la hiérarchie des étages, des portes, des parois vitrées. Ces centaines de personnes au travail me sont apparues comme un incroyable potentiel d’images mentales, d’histoires personnelles, de qualités vécues et expérimentées. Lorsque je me trouve dans un lieu public (dans les gares en particulier), j’essaie souvent de sentir ce que chacun se raconte ; et j’entends parfois la musique magnifique que produirait l’agencement de ces flux de pensées : toutes uniques, toutes aussi profondément harmonieuses en ce qu’elles racontent l’humain.

Je décide donc d’interviewer les collaborateurs au hasard d’une déambulation dans les bureaux ; une seule question posée : « parlez-moi de vos souvenirs sonores. » C’est difficile car notre mémoire se structure via des amas complexes associant plusieurs sens, et le paramètre sonore, isolé, demande un effort particulier… Je glane ainsi, sous la forme de traces écrites, un « catalogue » de souvenirs, une centaine environ. Cartes postales sonores, souvenir de vacances, confessions, mémoire de l’enfance : la richesse du catalogue confirme cette intuition première quant à la singularité des individus. Chacun me confie anonymement une part de son intimité, trace autant personnelle que profondément révélatrice de notre trajectoire commune. Les images sonores des souvenirs de vacances nous disent les bruits de la mer, des bateaux, activent des sensations connues ; certains objets évoqués appartiennent déjà au passé (un tic-tac d’horloge, le son d’un carillon de Noël sur un vieux vinyle…) ; d’autres souvenirs s’apparentent presque à des icônes universelles (bruits de pas dans la neige, cris de nouveaux-nés). Tous finalement ont ceci en commun : ils sont le fruit d’une expérience vécue qui devient le vecteur d’un échange et d’un apprentissage mutuel.

J’ai donc à présent la base de mon travail : des bribes d’histoires que je dois modéliser, sous la forme de courtes séquences sonores. De longues heures d’enregistrements, de collecte, de modélisation d’espace, de constructions temporelles sont nécessaires en même temps que jubilatoires : recréer du réel, modéliser le souvenir de quelqu’un, être dans l’échange, en profondeur. Je continue pendant cette période à rencontrer quelques collaborateurs de Siemens et nous partageons cette phase d’élaboration et les questionnements qui vont avec. Dans les studios de l’Ircam, ces rencontres permettent la compréhension de la réalité du travail et la poursuite des discussions. Parler de nos mémoires, voir comment le compositeur tente cette appropriation, comprendre que tout cela peut être « juste » dans sa fonction artistique et sociale.

Et puis il y a ce tunnel ; espace transitionnel fortement symbolique que j’ai voulu créer pour diffuser les souvenirs. Couloir sonore immersif implanté dans un lieu de passage, en l’occurrence l’accès au restaurant d’entreprise Siemens à Saint-Denis, le lieu probablement le plus emprunté. La collaboration avec le scénographe Christophe Bergon commence et se déploie sur une longue phase de travail où nous cherchons les matières des parois intérieures, les couleurs, les lumières. Nous voulons que cet espace soit à la fois pur dans ses lignes en même temps qu’organique dans son comportement. Nous devons tenir compte de nombreuses contraintes et mesurer, une fois encore, l’inscription de ce tunnel dans son adéquation au champ humain : faire en sorte qu’il soit propice à la multiplicité des attitudes : contemplative, agitée, curieuse ou fonctionnelle…

Lors de la dernière résidence de travail, nous modelons la matière du tunnel : métal, bois, plexiglas, câbles (plusieurs centaines de mètres). Nous mesurons, comme le fera remarquer Christophe Bergon, la potentialité organique du dispositif, à la hauteur de notre infinie multitude de gestes : câbler, visser, souder, frapper, coller, peindre, fixer, tendre et détendre puis, longuement, regarder et écouter et recommencer encore…

Le dispositif final intègre un système de détection des mouvements des personnes à l’intérieur du tunnel, basé sur une technique de capteurs infrarouges. Le système de captation, développé par Emmanuel Fléty, ingénieur à l’Ircam, permet d’individualiser le comportement, de suivre les personnes à l’intérieur, d’analyser et retransmettre leur comportement. En effet, il ne s’agit pas seulement de diffuser au hasard les souvenirs sonores mais plutôt de témoigner de leur force respective. Le « passage » dans le tunnel est évidemment fugitif et j’aime à penser que cette « rapidité » d’immersion sonore permet déjà une grande déviation dans nos cheminements quotidiens. Simplement, il est aussi possible de s’arrêter, de faire volte-face pour tenter d’aller à la rencontre de ces imaginaires, d’ouvrir la porte de l’espace mental de ces personnes qui ont toutes quelque chose de fondamental à nous dire.



Pierre Jodlowski, programme de la création, Agora 2009.

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