L'idée de la composition du Sacre du Printemps suivit la composition de l'Oiseau de Feu mais sa réalisation dut attendre que Petrouchka soit achevé. « En finissant à Saint-Pétersbourg les dernières pages de l'Oiseau de Feu, j'entrevis un jour, de façon absolument inattendue, car mon esprit était alors occupé par des choses tout à fait différentes, j'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d'une jeune fille qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du Printemps. Je dois dire que cette vision m'avait fortement impressionné et j'en parlai immédiatement à mon ami le peintre Nicolas Roerich, spécialiste de l'évocation du paganisme… À Paris, j'en parlai aussi à Diaghilev qui s'emballa d'emblée pour ce projet. » (I.S.) On sait le scandale que provoqua la création de cette œuvre « révolutionnaire ».
« Le Sacre du Printemps a servi de repère à tous ceux qui ont établi l'acte de naissance de ce que nous appelons encore musique contemporaine. À peu près au même titre, et vraisemblablement pour les mêmes raisons, que les Demoiselles d'Avignon de Picasso. Sorte d'œuvre-manifeste, elle n'a cessé depuis sa création, d'alimenter d'abord les polémiques, puis les louanges, enfin les mises au point. Elle n'a donc point cessé, depuis cinquante ans, d'être présente. Paradoxalement, jusqu'à ces dernières années, le Sacre a « fait carrière » beaucoup plus comme œuvre de concert que comme ballet. Et encore maintenant, malgré quelques productions retentissantes, les exécutions « symphoniques » dépassent de beaucoup, en nombre, les exécutions scéniques.
D'autre part, de même que le nom de Schoenberg reste identifié avant tout au Pierrot Lunaire, de même le nom de Stravinsky reste accolé au Sacre du Printemps, je dirais au Phénomène Sacre du Printemps : œuvre et contexte réunis. Cette « pièce » est devenue, par elle-même et par la légende vite répandue autour de sa création, un moment exemplaire de la modernité.
Même si, aujourd'hui, le paysage historique apparaît plus multiple, et la personnalité de Stravinsky plus complexe, nul ne peut encore échapper à l'excitation physique provoquée par la tension et la vie rythmiques de certaines sections dont on imagine sans peine quelle stupeur elles ont dû provoquer dans un monde où l'esthétique du « civilisé » s'épuisait souvent en gracieusetés moribondes. C'était le sang neuf venant des « barbares » une sorte d'électrochoc appliqué sans ménagement à des organismes chlorotiques. On emploie en algèbre le terme de simplification quand on réduit les termes d'une équation à une expression plus directe. C'est bien dans ce sens que l'on peut parler du Sacre comme d'une simplification essentielle. Elle réduit les termes d'un langage complexe et permet de repartir sur des bases nouvelles. »
Pierre Boulez, programme du Festival d'Automne à Paris, 1980.