En 1955, Michel Foucault fait lire à Jean Barraqué La Mort de Virgile de Hermann Broch qui vient de paraître en France. Barraqué est immédiatement fasciné et envisage désormais de consacrer toute sa vie à articuler son oeuvre à partir de ce roman, « commentaire lyrique de soi-même », comme le définit lui-même Hermann Broch.
Trois fragments – sur douze prévus – de ce monumental projet, drame sans acteurs ni action (André Hodeir), furent effectivement achevés : Le Temps restitué, ...au-delà du hasard et Chant après chant.
Quant au Concerto, ce sera la seule œuvre achevée (en tout cas sous forme d'un premier grand mouvement) en marge de ce projet, encore « qu'il regarde fixement du côté de la Mort de Virgile » (Jean Barraqué).
Il s'agit de seize séquences instrumentales enchaînées pour clarinette, vibraphone et dix-huit instrumentistes, répartis en six formations de trois membres, comprenant chacune : un bois, un cuivre – dont le saxophone – et une corde pouvant être, outre un instrument de quatuor à cordes, une harpe, un clavecin ou une guitare.
Le premier jet fut lancé en 1962, l'œuvre fut terminée en 1968 et créée le 20 novembre de cette même année, à Londres, avec Hubert Rostaing à la clarinette et le BBC Symphony Orchestra sous la direction de Gilbert Amy.
Sur le strict plan de la syntaxe, le Concerto révèle la même utilisation de la technique particulière dite « des séries proliférantes », qui est une manière pour Barraqué de s'affranchir sensiblement du système sériel orthodoxe, qui correspondait à sa quête d'une « rigoureuse liberté » et qui lui permettait de manifester musicalement l'idée qui l'obsédait, à savoir que tout doit bouger tout le temps.
« Curieuse œuvre que ce Concerto, écrit Jean Barraqué dans une lettre à un ami datant du 7 septembre 1968. Peut-être la seule dont j'ai rêvé – hors moi, à la frange de l'amusement, du rire, du jeu dans le drame et la tristesse. Une virtuosité somptueuse qui part, revient, se noie, oublie les paysages vus... comme un cerf-volant ! ! ! Oui, un peu ça... »
Esthétique du discontinu certes – Barraqué pensait que c'est le discontinu qui caractérisait le XXe siècle –, esthétique de brisures, mais, dans ce Concerto, discontinuité somptueuse, élans vers le ciel, arc-en-ciel, univers infiniment mouvant, qui ne se récapitule jamais, mécaniques oniriques... Et puis ce qu'il y a de bien particulier dans ce Concerto, c'est justement la façon d'aborder l'esprit du Concerto.
La conception de la partie clarinette a été marquée par le jeu de Hubert Rostaing, merveilleux clarinettiste de jazz (il a joué longtemps avec Django Reinhardt) et grand ami du compositeur, et la partie du vibraphone peut-être par celui de Milt Jackson que Barraqué appréciait beaucoup. Quelle joie, quelle émotion, mais quel déchirement aussi, pour le clarinettiste, de porter ces phrases souvent cadentielles, qui trahissent la séduction du monde, « la persistance grandiose et scintillante du monde » (Broch), phrases sensuelles, libres, qui « growlent » parfois de façon exubérante, quasi-mélodies empreintes de nostalgie souvent, toujours englouties – comme inéluctablement – par l'univers mouvant certes, d'une richesse et d'une intensité de coloris fabuleuses, mais d'une intégrité absolue, d'une rigueur – d'une certaine manière d'un ascétisme extrême, univers qui est le cœur même de la personnalité de Barraqué, et que révèle ici l'ensemble instrumental. ...Toujours englouties sauf à l'extrême – fin... comme un dernier soupir... avant le chiffre II (second mouvement qu'aurait peut-être envisagé le compositeur ?)... « l'inachèvement sans cesse »...
Jean-Pierre Peuvion.