*« Thésée n’est pas cruel parce
qu’il abandonne Ariane.
[…]
Non, Thésée est cruel parce qu’il abandonne
Ariane sur l’île de Naxos.
[…]
Une simple plage fouettée par des vagues rugissantes,
Un lieu abstrait où seules bougent les algues.
C’est l’île où personne ne vit,
Le lieu où les obsessions tournent en rond, sans
échappatoire.
Un étalage permanent de mort. C’est un lieu pour l’âme.*
R. Calasso, Les noces de Cadmus et Harmonie
L’histoire d’Ariadne, abandonnée par Thésée sur l’île désertée de Naxos, après avoir quitté pour lui le foyer familial, est l’un des plus fameux mythes de la Grèce antique. Si l’une de ses versions les plus connues est celle de l’arrivée de Bacchus sur l’île et son mariage subséquent avec Ariadne, la plupart d’entre elles se soldent sur sa mort, provoquée par l’égoïsme de son amant. Qu’elle se pende ou meurt en couche – des oeuvres de Thésée –, qu’elle soit tuée au cours d’une bataille ou monte au ciel après avoir été forcée à suivre Bacchus, Ariadne est une victime sans défense, sous le regard de milliers de dieux qui peuplent la Terre et les Mers. Des dieux qui observent le spectacle de cette femme pleurant sur les rives de Naxos comme ils considéreraient les vains efforts d’un insecte enfermé dans une bouteille : elle ne peut que se soumettre au destin, parce qu’ils n’en ont rien à faire. Son désespoir, sur cette île déserte, gardée de toutes parts par les flots, est le symbole môme de la solitude : un lieu où l’obsession tourne et tourne sur elle-même, sans autre issue que la mort.
Ariadne est donc le récit d’une absence par abandon. Une femme naufragée sur une île déserte tente de rassembler toutes les pièces du puzzle de sa vie. Des bribes de souvenirs se détachent d’un brouillard dense dans lequel se mêlent différentes versions du mythe, avec pour seul invariant la voix d’Ariadne à laquelle personne ne prête attention, passée inaperçue du regard négligent des dieux. La protagoniste, dans un ultime effort d’échapper à sa condition, tente de se retrouver elle-même, afin de retracer une vérité qui, en dépit de la variété des légendes, pourrait mettre un terme à ses souffrances.
Ariadne est un monodrame pour voix, instruments spatialisés et électroniques, pensé comme une installation immersive, qui commence avant même que le public ne pénètre dans la salle de concert, de sorte que l’espace de la performance, les instruments, la voix et le public lui-même s’étend des confins du foyer et de ses rumeurs, jusqu’aux voix des différents destins d’Ariadne encagés dans les instruments augmentés, disséminés dans la salle comme autant de récifs dans la mer, et jusqu’au public, qui figure l’onde emprisonnant Ariadne en même temps que l’indifférence des dieux à sa peine.
Au moment même où le public pénètre dans la salle de concert, la musique commence à prendre forme, peu à peu, transformant les bruits de fond en sons, au moyen de l’électronique en temps réel, dans un processus qui brouille les frontières entre performance et audience, laquelle devient un élément actif du dispositif.
Maurizio Azzan & Daniele Bellomi, note de programme du concert ManiFeste du 17 juin 2021 au T2G.