Texte cité dans

Entretien avec Luis Naón et Sasha J. Blondeau. Du quatuor avec électronique

par Jérémie Szpirglas

17 mars 2023


Luis Naón, dans votre notice, vous écrivez : « L’écriture d’un quatuor à cordes a toujours été une gageure. » Pourquoi ? Le poids du genre vous aurait-il inhibé ?
Luis Naón : Je pense que le répertoire a un poids énorme. Rien que les quatuors de Beethoven, Schœnberg et Bartók sont des œuvres de la plus haute expression en musique pure, et des formes de perfection de musique de chambre. On ne peut ignorer ce patrimoine en écrivant. À ce moment naît une deuxième contrainte forte. Un quatuor, c’est quatre personnes mais également une cinquième entité qu’est le quatuor. Si on n’y pense pas, on passe à côté de l’essence même du genre.

J’ai donc douté et hésité à chaque fois. La toute première fois (mon premier quatuor est une œuvre de jeunesse, probablement inachevée et c’est très bien ainsi : il a une valeur personnelle et d’expérience – l’une de celles qui vous forgent mais ne font pas œuvre), je n’en étais pas très conscient, mais pour mon Deuxième Quatuor (1999-2000) et mon Troisième, j’ai senti le poids ainsi que le défi que cela représente. Je n’en ai pas été inhibé pour autant, mais plus aux aguets que jamais, en ce qui concerne les fantômes du passé (ce qui regardent par-dessus notre épaule lorsqu’on écrit)…

Pour vous, Sasha J. Blondeau, c’est votre premier quatuor…
Sasha J. Blondeau : Il est certain qu’écrire un quatuor à cordes n’a rien d’anodin. Je pense que n’importe quel·le compositeur·ice qui s’attelle à l’écriture d’un quatuor sent fortement derrière son épaule la présence de tou·tes celles et ceux qui l’ont précédé·e et le poids des monuments qui en ont résulté. Je crois que le quatuor à cordes est l’une des formes les plus exigeantes de la musique occidentale.

Pierre Morlet, le violoncelliste de Diotima, m’avait approché en 2015, 6 ans avant la création du quatuor que j’ai finalement écrit en 2021. Il m’a fallu un peu de temps pour trouver le meilleur moment pour l’écrire. Cela dit, le fait que ce soit un quatuor avec électronique changeait un peu la donne vis-à-vis de l’écriture pour un quatuor purement acoustique.

Le recours à l’électronique rend-il le défi plus facile à relever ?
S.J.B. : Je ne pense pas qu’on puisse dire que l’ajout de l’électronique facilite ou au contraire rende plus ardue l’écriture pour quatuor à cordes. Je pense que c’est une formation à part entière : celle du quatuor avec électronique et qu’on ne peut pas la penser seulement comme une sorte de quatuor augmenté. Par ailleurs mon utilisation de l’électronique est un peu particulière pour la musique mixte puisque je ne fais aucun traitement sur les instruments. Il s’agit uniquement de synthèse et d’échantillons préalablement enregistrés qui se synchronisent au jeu des musiciens. C’est donc par l’écriture de l’électronique seule que se joue l’intrication entre la partie électronique et les instruments acoustiques.
L.N. : Le défi devient seulement différent ou décuplé. À la difficulté d’écrire s’adjoint celles des temps et des relations avec l’espace des haut-parleurs ainsi que leur nature.

Comment avez-vous approché l’électronique ici ?
S.J.B. : Dans cette pièce, je m’étais lancé un défi puisque, deux mois avant le concert, alors en pleine composition de la partie électronique, je me suis décidé à changer totalement de langage de programmation pour la génération de la synthèse. J’utilisais auparavant un système un peu moins adapté à la pratique du temps réel et j’ai donc appris un nouveau langage, Supercollider. Parallèlement à cela, j’utilise depuis 2014 un langage synchrone, Antescofo, qui est développé à l’Ircam notamment par Jean-Louis Giavitto et qui permet d’avoir une vraie partition électronique dans laquelle l’intégralité des événements électroniques sont décrits puis lancés de manière synchronisée au jeu des musiciens.

Je m’efforce à la même rigueur dans l’écriture instrumentale et l’écriture électronique et de les penser dans un même espace qui est celui de la partition. Le but étant évidemment que cela forme un tout sans qu’aucune des parties ne soit complètement dépendante de l’autre. C’est une vraie formation de musique de chambre.

L.N. : D’abord, j’ai voulu mettre en place trois « couches », niveaux, ou états, d’électronique tout en gardant la réalité acoustique du quatuor intacte. Cette idée était présente dès la conception, même si, au début je ne savais pas comment le réaliser concrètement.

L’un des principes centraux de la composition de l’électronique peut paraître assez technique, mais il épouse pour moi totalement le projet artistique : la mise en relation de quatre personnages qui, par l’artifice du système, construisent un espace de dimension démultipliée, dont le visage n’est que partiellement celui des cordes, pour présenter un monde nouveau.
J’ai écrit de longs fragments du quatuor, bien avant d’avoir une idée claire de sa forme définitive et sans la moindre piste réelle pour la réalisation de l’électronique. C’était la première fois que je suivais cette démarche : en général, les matériaux des différentes parties sont assez symbiotiques, et naissent parallèlement. Cette fois, en gardant en tête la finalité de construire l’électronique en temps réel, et afin d’avoir toujours avec moi les Diotima, j’ai enregistré la quasi-totalité du jeu du quatuor (avec un intervalle de plusieurs mois consacrés à l’écriture). Cela m’a permis de faire une « simulation » sur laquelle j’ai appliqué un système de transformations diverses, que l’on qualifie d’aléatoire contrôlé, dont j’ai affiné progressivement les contours et les paramètres. C’est une méthode que j’aime bien appeler « organique » parce que la transformation (en temps réel) est au plus proche du jeu instrumental, dont elle reflète la richesse et la subtilité, tout en gardant un comportement parfois volatil, fugace et imprévisible.
Cela explique pourquoi la mécanique du genre n’est pas ici bouleversée par l’électronique. Elle garde tout son pouvoir et sa force, à laquelle s’additionnent les transformations « organiques », celles « écrites » et les sons préalablement fixés. Le tout dans un espace immersif, l’Ambisonic.

Justement vous faites ici l’un comme l’autre pour la première fois usage de l’Ambisonic : qu’est-ce que cela change de l’écoute ? Et, plus particulièrement, comment cela change-t-il l’écoute de ce noyau sonore qu’est le quatuor ?
L.N. : L’utilisation du système ambisonique a été l’occasion d’explorer une manière différente d’écriture de l’électroacoustique. Si l’espace est, évidemment, bien différent d’une situation plus classique (stéréo, 5.1 ou octophonie), c’est aussi le déploiement de la matière sonore dans cet espace qui a dicté ses propres règles. Cela m’a conduit, notamment, à revoir mon écriture instrumentale et à introduire des passages très étales et lents, qui ne sont pas, a priori, dans ma nature musicale. Je me suis rendu à l’évidence que la première approche d’écriture pour le quatuor, qui proposait une évolution des matériaux d’une écriture assez dense sur environ 12 minutes, n’était que peu adaptée au temps que nécessite le déploiement du son dans l’espace. J’ai conservé des grands pans de cette première version, mais je l’ai scindée en mouvements distincts.

En ce qui concerne la place des instruments, mon idée initiale était claire. D’emblée, j’ai situé le quatuor de manière frontale et traditionnelle face à l’espace environnant. Les instruments se situent à la lisière du cercle dessiné par le dôme de haut-parleurs.
L’électronique a un rayonnement qui émane des instruments dans l’espace du dôme. Ce déploiement évolue selon les contextes mais reste organique, formant avec le jeu en direct un tout qui devient, pour les perceptions, une sorte de méta-instrument.
Lui répondent des séquences préalablement composées où l’espace est beaucoup plus ample et comporte, par- fois, des éléments extérieurs au quatuor, que j’ai moi-même enregistrés avec un microphone Eigenmeike à 32 capsules. L’espace était donc déjà présent à la prise de son, garantissant des trajectoires exceptionnellement réalistes et naturelles.
Cependant je dois dire que l’espace n’est ici ni spectaculaire ni démonstratif. Il n’y a pas – ou presque pas – de mouvements ne répondant pas à une logique musicale totalement en symbiose avec l’écriture des cordes. Je dirais que l’espace est tellement agréable et naturel qu’on en oublie sa sophistication. Cela a conforté mon but artistique consistant à créer une écoute qui n’est plus constituée de deux univers distincts mais d’un seul et nouvel espace sonore.

S.J.B. : L’ambisonique permet une immersion plus grande et davantage de précision en termes de dépla- cement des différentes sources sonores dans l’espace. Il y a donc eu un vrai travail de mixage pendant les répétitions pour que le quatuor soit au milieu de ce dôme de son, mais ne soit pas non plus écrasé par celui-ci. Je pense que c’est aussi un défi pour les musiciens qui ont un travail très subtil à faire pour trouver un nouvel équilibre. C’est un peu comme s’il fallait tout réévaluer pour adapter chaque ligne musicale, qu’elle soit instrumentale ou électronique, à un espace assez grand et, surtout, très englobant. Cela dit, je pense que ce travail de prise en compte de l’espace a lieu à chaque concert : le quatuor doit toujours adapter son jeu à l’acoustique particulière de la salle dans lequel il se produit.

Enfin, ce concert est placé, centenaire oblige, sous la figure tutélaire de Ligeti : que vous inspire ce voisinage ?
L.N. : J’aime particulièrement les deux quatuors de Ligeti. Plus généralement, je reste subjugué par son ton et son inventivité au cœur de la musique, faisant fi des implications esthétiques. J’aime sa démarche, et je me sens proche de ce chemin bâti au fil de l’œuvre, en toute liberté, tout en gardant le cap sur une exigence absolue. Je n’ai, à proprement parler, utilisé aucune technique « ligetienne » dans ce quatuor, même si ses incursions restent, pour les avoir étudiées et pratiquées, dans mon socle général d’invention. Au cours de l’écriture, je me suis senti plus proche des quatuors de Bartók, et notamment les troisième et quatrième, dans l’analyse desquels je me suis replongé après avoir écrit de grandes parties du mien.
S.J.B. : Pour moi, Ligeti est évidemment l’un des compositeurs majeurs du 20e siècle. Si j’étais plus fasciné par Stockhausen quand j’étais étudiant, ma relation à Ligeti s’est développée avec le temps et j’ai encore aujourd’hui une très grande affection pour sa musique. Je crois que c’est justement sa singularité, sa propension à pouvoir avancer seul à une époque qui fonctionnait beaucoup par écoles, qui me touche. Il y a la puissance de son expressivité, dans des pièces d’esthétiques parfois assez différentes, sa grande subtilité dans son travail d’intrication des textures et des rythmes qui rendent ses pièces souvent poétiques, mais je veux aussi saluer l’humour dont il pouvait faire preuve dans sa musique.

Note de programme du concert du 17 mars 2023 à l'Espace de projection de l'Ircam
© Ircam-Centre Pompidou mars 2023