Parcours de l'œuvre de Sylvano Bussotti

par Laurent Feneyrou

Compositeur, Sylvano Bussotti est aussi pianiste, récitant, acteur, peintre, dessinateur, poète, dramaturge, diariste, novelliste, metteur en scène, scénographe, décorateur, costumier… Issu d’une famille où les arts plastiques occupent une place importante, il aurait pu s’y destiner, mais c’est vers la musique que tend toute sa création. « Je pense que la musique exerce une discipline formelle, un pouvoir de synthèse qui finit par engloutir l’hétérogénéité1 ». Rendre compte de son esthétique sur la base de ses écrits se heurte à un double obstacle : non seulement Bussotti évoque principalement ses expériences scéniques, ses amitiés, ses admirations ou ses collaborations, et lui-même, mais il adopte aussi une position peu théorique. Ce qu’il revendique surtout, c’est l’union des arts, dans le sillage du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, des actions de Fluxus et du Living Theater, avec lequel il collabore en 1968, tout comme, plus lointainement, de l’œuvre d’art totale de Wagner, voire de Léonard de Vinci ou du marquis de Sade. « La salle de concert, la galerie de peinture, le cabinet artistico-littéraire, le studio de radio, tout milieu intellectuel tend aujourd’hui, de plus en plus irrésistiblement, à la rupture de ses propres étiquettes et disciplines individuelles pour s’abandonner à des mascarades interchangeables et multiformes». Ou encore : « Dans les arts, la contamination est un fait établi – mieux, une nécessité vieille presque d’un siècle. Tant pis pour ces musiciens aveugles et illettrés qui, inexorablement, sont condamnés à finir sourds». Et l’œuvre se veut subjective, égocentrique, où tout art concourt à l’expression de mondes et de théâtres intérieurs.

Le signe

La première période de Bussotti comprend un nombre conséquent de partitions composées entre 1937 et la fin des années 1950 – il a entre six et vingt ans environ. On y croise des formes établies de l’histoire de la musique : ronde, chanson, motet, valse, divertimento, nocturne, cantate… Des transcriptions aussi, notamment de Corelli – d’autres, plus tardives, de Monteverdi à Puccini, suivront. Le violon d’abord, puis le piano, avec ou sans voix, constituent l’essentiel des effectifs – avant des essais pour ondes Martenot à la fin des années 1950. Le nom de Bach voisine avec des éléments mythologiques, le recours aux poètes de l’Antiquité grecque dans la traduction de Salvatore Quasimodo et un goût littéraire où se côtoient Le Tasse, Trakl, Rilke, Antonio Machado, André Chénier et André Gide : Tre canti (1951-1952), Juvenilia I (1951-1953), un ballet « wagnérien » pour ténor et piano. Mais c’est la rencontre avec la pensée de Theodor W. Adorno qui structure pleinement la création musicale de Bussotti.

En 1961, à Darmstadt, Adorno lit son cours « Vers une musique informelle », dans lequel il se livre à une critique du sérialisme, coupable d’avoir renoncé à l’expression et aux tensions entre matériau, composition et sujet créateur : une nécessité strictement mathématique, indifférente au phénomène individué, dégénère toujours en insuffisance musicale ; l’urgence, pour une construction, d’apparaître comme fondée accuse son caractère contingent et extérieur au sujet. À cette rationalité s’oppose la musique informelle – l’expression, en français dans le texte, dénote à l’origine le rapprochement de la musique et de la peinture, sur le plan du concept et des procédures. « J’entends par “musique informelle” une musique qui se serait affranchie de toute les formes abstraites et figées qui lui étaient imposées du dehors, mais qui, tout en n’étant soumise à aucune loi extérieure étrangère à sa propre logique, se constituerait néanmoins avec une nécessité objective dans le phénomène lui-même». La musique informelle rejette le souci exclusif du matériau comme de l’organisation. Les notions de logique et de causalité ne lui sont pas étrangères mais y interviennent sous forme modifiée, comme dans les rêves, et non littéralement. Il lui appartient en outre de se confronter avec l’idée d’une liberté radicale. Or, en 1959-1960, Bussotti compose trois cycles, en quête de cette liberté : Five Piano Pieces for David Tudor, où la mention du pianiste américain n’est pas une dédicace, mais comme « une indication d’instrument », et dont la graphie de la partition va de la musique traditionnellement notée au dessin ; Sette fogli, une « collection occulte » ; et Pièces de chair II, pour piano, baryton, voix de femme et instruments – quatorze pièces, à l’occasion subdivisées, et où sont reprises, dans le désordre, les Five Piano Pieces for David Tudor. Ces œuvres aléatoires manifestent l’influence de Cage, auprès de qui Bussotti est enfin joué, en Allemagne, à la Galerie 22 de Düsseldorf, puis aux Cours d’été de Darmstadt. Il entend y dépasser le sérialisme, dont la rupture avec le passé s’avère moins définitive qu’il n’y pouvait paraître, avec Cage, voire malgré lui. Car une distance se devine : ouverture, happenings, musiques gestuelles et surtout graphie musicale suspendent certes la définition structurale de l’œuvre, mais plus encore, réintroduisent chez Bussotti l’Histoire.

Contrairement à la partition d’antan, qui n’était que tablature, suite de signes sur lignes et portées, une partition qui n’arrêtait pas le regard et ne donnait esthétiquement rien à voir, l’œuvre de Bussotti est graphique. La notation la plus minutieuse d’événements sonores se double de sections de pure tendance au happening. Une relation s’établit entre visuel et sonore, où la graphie, hyperbolique, est conçue non comme la fixation d’un matériau acoustique précis, mais comme un appel à l’imagination de l’interprète et comme une invite à associer des éléments.


Sylvano Bussotti, La Passion selon Sade, Chiffre 6 © Ricordi, Milan, 1966.

Roland Barthes, qui a consacré à l’œuvre de Bussotti un article, écrit à ce sujet :

« Lorsque Bussotti dispose sa page et, d’un trait plein, noir, calligraphié, la couvre de portées, de notes, de signes, de mots et même de dessins, il ne se contente pas de transmettre aux exécutants de son œuvre des opérations à effectuer, comme le faisait l’ancien manuscrit musical – dont la forme janséniste, si l’on peut dire, a été assez bien représentée par la basse chiffrée ; il construit un espace homologique, dont la surface – puisque la page est condamnée à n’être qu’une surface – veut être avec rage, avec précision, un volume, une scène, striée d’éclairs, traversée de vagues, rompue de silhouettes ; ou encore, tout en même temps (et c’est là le pari) : d’une part un grimoire de signes multiples, raffinés, codés avec infiniment de minutie, et d’autre part une vaste composition analogique, dans laquelle les lignes, les emplacements, les fuites, les zébrures ont à charge de suggérer, sinon d’imiter, ce qui se passe réellement sur la scène de l’écoute5 ».

Contre l’idée selon laquelle la musique savante serait d’abord écriture, et ensuite son, ou du moins que cette musique, écrite, fixée en signes et portées, est en un même mouvement visuelle et sonore, une telle conception, renouvelée, de la notation rend le signe étranger à une symbolisation univoque, stable, du son et à la linéarité d’une forme donnée a priori. Par l’ouverture, il s’agit de rendre plus complexe non la combinatoire, mais la manière d’exercer son imagination. Bien plus, si les notes sont dans le dessin, transformant celui-ci en signe musical, la graphie contraint aussi à percevoir la page dans son ensemble, globalement, et instantanément, comme si le musicien se trouvait devant une œuvre d’art plastique. Bussotti introduit de la sorte de l’espace dans la musique, art du temps.

La scène

Stricto sensu, l’interprétation est, chez Bussotti,représentationde la partition. C’est pourquoi son œuvre, y compris concertante, est primordialement théâtrale. Cette passion du signe sur le page résonne d’une passion du geste violent et d’une passion du signe, sadien, sur la chair. Aussi Bussotti compose-t-il La Passion selon Sade (1965-1966), une passion au sens de celles de Bach, avec ses stations dramatiques et ses formes établies, mais aussi un « Golgotha de chambre », un « mystère » ou un « boudoir musical », tenant à l’occasion du piano-bar. Lors de la création, Bussotti lui-même en fut le maître de chapelle, une sorte d’officiant de cehappening, de cette messe noire, à la Huysmans, tandis que Cathy Berberian, aux attitudes aguicheuses, crues, se livrait à d’éblouissantes vocalises. Du Divin Marquis, il n’y a pourtant pas grand-chose, sinon deux titres :La Philosophie dans le boudoiretLes 120 Journées de Sodome, ainsi que deux personnages : Justine et Juliette, chantées par une même voix, le vice et la vertu en une. Bussotti a par ailleurs introduit un sonnet de Louise Labé, éminemment vocalique, et quantité d’allusions, notamment à Verdi et Puccini. Dans cette partition, où les corps des musiciens sont traversés par la libido d’un autre, en l’espèce le créateur, les timbres que Bussotti considère comme « historiques », ceux de l’ensemble, se veulent dénaturés par l’usage des percussions, à l’instar de la voix, contrainte, victime, qui incarnerait le sort auquel Sade soumet ses héroïnes. Et le blasphème, la corruption vocale et instrumentale, aux sonorités fragiles, délicates, suaves, se double d’une corruption formelle : la cruauté est aussi celle du démembrement de l’œuvre. Le thème du sadomasochisme, en relation avec celui de la Révolution française, évoque sans douteLa Dialectique de la raisond’Adorno et Horkheimer, commentant les « pyramides gymniques des orgies de Sade » à la lumière de la domination absolue de l’universel et de la Raison moderne – l’auteur deJuliettene permet pas à ses adversaires de laisser cette Raison céder à l’horreur qu’elle s’inspirait elle-même. Si l’œuvre de Bussotti est politique, ce n’est plus au sens classique du terme, celui d’une idéologie ou d’un parti, ou au sens de l’art engagé, mais en tant que le corps, ses désirs, ses obsessions sont traversés d’enjeux politiques. Il n’est guère étonnant qu’il ait rendu hommage à Michel Foucault qui étudia la manière dont le pouvoir gouverne nos corps à travers nombre de dispositifs, de stratégies et de procédés disciplinaires. Une constellation autour de Sade naît chez Bussotti :Tableaux vivants (avant La Passion selon Sade)(1964), pour deux pianos, Extraits de concerts (1965), pour voix et instruments, et diversSolo(1966-1967), pour autant de formations… Il y reviendra avec*Intégrale Sade(1989), miroir inversé de laPassion*, une œuvre presque nécrophile, hantée par une créature féminine insensible à la douleur. Le corps non plus organe, mais machine, portant moins le plaisir de la souffrance que le «sex-appealde l’inorganique ». « Le sadisme “intégral” peut devenir la métaphore la plus puissante de l’eros de la communication, et le langage le plus puissant dont nous disposons, alors que le corps glacial et assertif, presque mort, peut, lui, devenir l’excitant psychique absolu ».

Du théâtre de Bussotti, dont celui-ci a réuni des pans entiers dans le vaste cycle des Tredici trame, un cycle provisoire et incomplet, parce qu’en devenir, comme une sorte de méta-œuvre interdisciplinaire – Intégrale Sade en est d’ailleurs le premier numéro (Tredici trame n. 1) – mettons en évidence quatre éléments ou principes.

  1. C’est un théâtre de la voix, laquelle serait au commencement de la musique. « La Musique, découverte primordiale de l’homme, comme l’une de ses attitudes premières parmi les plus spontanées et immédiates, dont les origines se situent dans la chair même de l’être humain, jaillit de sa voix comme chant, et pas seulement en tant que libération d’instincts, mais surtout comme expression sensible de la pensée7 ». Bien plus, la voix est l’espace musical et théâtral par excellence, y compris dans des œuvres non scéniques. Il convient d’en décliner les possibles : phonème, syllabe, mot, expression, articulée ou non, comme le chant, la récitation, l’exclamation, la déclamation, le cri et autres gymnastique des lèvres, de la bouche, des dents, de la langue, du larynx…, tout est matériau, produit par la chair de l’homme, inscrit en elle. Bussotti cite à cet égard Cesare Pavese : « La voix est, avec l’odeur du corps, ce que nous avons de plus inaltérable ». Reste à déterminer les relations entre voix et texte. C’est, explique le compositeur, une imposture de considérer qu’un texte puisse s’immiscer dans la musique – il n’existerait même aucun exemple probant d’un rapport objectivement et rationnellement analysable entre expression verbale et expression musicale : « En réalité, mettre en musique un texte, appliquer à la composition une signification au moyen d’un titre choisi, n’éclairera l’œuvre qu’indirectement, d’une lumière extra-musicale, appliquée selon une autre opération de la pensée, qui ne signifie ni écouter, ni exécuter, ni réaliser, ni même concevoir, de quelque manière, de la musique8 ». La musique ne rend pas le verbe et n’atteint pas ses sentiments, mais reste close en soi, « dans sa nature purement imaginaire et prisonnière de sa phénoménologie abstraite de matière acoustique ». La voix, néanmoins, recherche une qualité d’émotion ou s’éprend narcissiquement d’elle-même, au plaisir de sa beauté.

  2. C’est un théâtre de fragments, desquels sont faits les livrets. Un exemple, parmi tant d’autres : **Lorenzaccio (1968-1972), « mélodrame romantique » en cinq actes, vingt-trois scènes et deux hors programme, pour cinq chanteurs, trois danseurs, récitants et mimes, sextuor vocal, double chœur et orchestre, en hommage au drame d’Alfred de Musset. Gorgée d’autocitations et d’anamorphoses, recouverte de velours, de voiles, de soies, de pourpres, d’ors et d’argents, l’œuvre, monumentale, somme de la pensée théâtrale de Bussotti, est constituée d’emprunts à quantité d’auteurs : Adorno, Anacréonte, Benjamin, Braibanti, Campana, Chénier, D’Annunzio, Foscolo, Homère, Joyce, Mallarmé, Metzger, Monteverdi, Palazzeschi, Penna, Pétrone, Pradella, Rilke, Stendhal, Le Tasse, Verdi, Léonard de Vinci, Walter von der Vogelweide, Weber… Indistinctement, des poètes, des écrivains, des peintres, des musiciens, des critiques, des amis, sans souci de chronologie, et parmi une trentaine de sources, qui altèrent la linéarité du drame de Musset. Et le même principe prévaut dans des œuvres concertantes. Ces fragments de textes sont à l’image des fragments musicaux, associés, reliés, réunis, enchaînés, comme les cadences dans Voliera (1986-1989) (Tredici trame n. 8), pour piano et dix instruments, avec voix blanches ad libitum. À l’occasion, un fragment, sinon une œuvre entière, parfois dans le désordre, se retrouve dans une autre. Et l’œuvre de s’intégrer dans un cycle ou un recueil : Tredici trame ou Il catalogo è questo (1976-1981), au titre mozartien, recueil de pièces pour instrument concertant et orchestre, dans le souvenir du répertoire de ce genre au xixe siècle. En voici le plan :

I. Opus Cygne

  1. Inattuali

a) La classe de garçon

b) Corps de ballet

  1. Nudi

  2. Raramente

a) Derrière la lumière

b) Massimo sistema

c) Cupola

II. Raragramma

a) Raragramma

b) R. & R.

  1. L’Enfant prodige

  2. Paganini

a) Capriccio e castigo

b) L’éducation à la danse

c) A una forma del corpo

  1. Calando Symphony

a) La grazia in un paesaggio

b) Les Adieux

  1. Finale con Riccardo

  2. Biblioteca viennese

  3. Telemaco

  4. Pomeriggio musicale

  5. Pietro su pietra

III. Trittico

  1. Intermezzo

  2. Timpani

  3. La Fiorentinata

IV. I Poemi

  1. H III

  2. Poemetto

  3. « A Fiesole in poema giovanile »

  4. Tragico

Ainsi, la construction d’une pièce est à l’image de celle d’un cycle, sinon de l’Œuvre entier.

  1. C’est un théâtre classique, presque aristotélicien, car cathartique, et dans lequel Ivanka Stoianova retrouve les phases de la tragédie antique : dolor, furor et nefas. L’horreur ne lui est donc pas étrangère, comme dans Tieste (1989-1993), d’après Sénèque (Tredici trame n. 3). Classiquement, l’abomination n’est pas montrée sur scène, mais décrite, racontée, sinon remémorée par ses protagonistes, qui deviennent ainsi comme le chœur de leur tragédie. Le discours n’est direct que dans deux scènes : la réunion des deux frères, Atrée (Bussotti, lors de la création) et Thyeste, puis la révélation du premier, apprenant au second qu’il vient de manger ses propres enfants. Un théâtre, également, de la réécriture, en strates : le mythe de Thyeste, réécrit par Bussotti, d’après la réécriture par Sénèque d’éléments mythologiques de la tragédie grecque. Comme souvent, Bussotti redistribue les vers d’origine et introduit la figure de leur auteur, Sénèque (basse). Des sections entières ne sont pas mises en musique, mais déclamées, magnifiant le son de la parole. De plus, Bussotti exaspère l’isolement des protagonistes, élimine presque entièrement leurs dialogues et les plonge dans un jeu de miroirs et d’échos. Au terme de la barbarie, Thyeste atteint une catharsis, non loin de la rédemption wagnérienne – Bussotti dit d’ailleurs de son wagnérisme qu’il lui est constitutionnel.

  2. C’est un méta-théâtre : théâtre dans le théâtre, histoire dans l’histoire, cercles concentriques de la mémoire y sont monnaie courante. Le personnage est parfois donné par plusieurs artistes, comme dans Lorenzaccio, dont le héros est interprété par un mime et un danseur, quand son alter ego, Musset, est confié à un acteur (Bussotti, lors de la création). À l’inverse, un même acteur est successivement George Sand (chantée aussi par une mezzo-soprano) et Catherine Ginori. Sous ces masques, où les sexes se transforment, les dramatis personae sont mis en crise, par leur dispersion, mais aussi par leur manifestation partielle, quand ce n’est pas leur absence – Lorenzaccio n’apparaît que sous cette forme de pantomime, telle une trace de lui-même, son effacement. L’unité de chacun d’eux n’est pas donnée sur scène, mais dans l’esprit du spectateur. Avec la multiplication des scènes, des lieux et des actions, jusqu’à l’irreprésentable, avec la désagrégation de la narration, ce qui se livre au regard et à l’écoute, c’est Musset lisant son propre Lorenzaccio, écrit pour n’être lu ou vu que dans l’imagination d’un seul. Ce point est crucial : Bussotti réintroduit le sujet créateur, l’auteur que le structuralisme avait tenté en vain de déconstruire. « Le seul au monde qui Voit, avec l’œil de l’esprit, scène et personnages, figures ou apparitions d’une histoire, avec une telle précision qu’ils semblent Vrais, c’est sans aucun doute l’auteur, quand il image une Œuvre qu’il devra encore écrire10 ». Mais si la biographie ou l’autobiographie sont dûment mentionnées comme constitutives par Bussotti lui-même, le sujet n’en est pas moins ruiné, mais autrement. Il s’absente non sous le processus (la série), mais par les innombrables visages qu’il prend dans le temps et dans l’espace. C’est pourquoi L’Ispiratione (1984-1986), mélodrame en trois actes d’après l’une des Traces d’Ernst Bloch, questionne encore l’Histoire. Harno Lupo, homme de la musique et du temps (basse), et Futur, femme du théâtre et de l’espace (Tilda Swinton, lors de la création), s’animent dans un lieu sans lieu, une utopie au sens strict, et par un temps sans temps. Car Bussotti brouille la chronologie11, dans un double futur : octobre 2031, soit cent ans exactement après sa naissance (ce qui légitime le jeu de l’autocitation, notamment de pages de Nympheo), et 2752, mais en miroir du millénaire précédent, circa 1700. Dans ce monde, astronautes, androïdes et robots sont appariés aux contemporains des peintures de Guardi et Longhi, entre autres contaminations zoomorphes, biologiques et synthétiques. « L’Ispiratione est une sorte de boîte à joujoux à l’échelle géante12 ».

Éléments d’esthétique

La scène est également celle du ballet, un genre que Bussotti pratique régulièrement : Raramente (1964-1970), « mystère chorégraphique », Autotono (1977), « un divertissement » dont les instruments sont librement choisis, Le Bal Mirò (1981), ballet pantomime sur un argument de Jacques Dupin, pour lequel le peintre du titre réalisa décors et costumes, et qui entend éveiller « la faculté magique de l’image », Ermafrodito (1999), « grand fantaisie mythologique »… Cela, indépendamment d’autres œuvres, adaptées pour la danse, au milieu parfois de pièces de maîtres anciens. L’une des réalisations majeures est Bergkristall (1972-1973), ballet en un acte et sept scènes d’après Adalbert Stifter, pour grand orchestre. De ce « drame de l’innocence dans l’infini », entre romantisme de la source, Jugendstil et surréalisme, trois dimensions sont à souligner. La première est que le principe de répétition y est explicite, par exemple dans la cinquième section, où des fragments sont exposés successivement, donnés ensuite en combinaisons changeantes et enfin simultanément – c’est une constante dans l’œuvre de Bussotti, où la répétition de fragments entiers, variés dans l’orchestration, par l’ajout ou la soustraction d’une voix, symbolise l’incessante régénération du matériau. La seconde est que l’imitation, catégorie que l’avant-garde avait honnie, y fait retour, comme dans l’Adagio final, qui imite le scintillement de cristaux de neige au soleil levant. La troisième est que, comme souvent, le ballet trouvera sa version dédoublée dans un autre ballet, sur le même Cristal de roche de Stifter : Cristallo di Rocca (1972-1983), en un prologue et une veillée avec douze scènes pour chœur et orchestre.

La voix, comme manifestation de soi, le positionnement de l’interprète et de son instrument, liés l’un et l’autre dans une sorte d’étreinte amoureuse, l’opéra et le ballet, qui exhibent sur scène le corps du musicien ou du danseur, et celui de Bussotti, tout participe d’une poétique du corps, ostentatoirement homosexuelle. Donner corps et, plus spécifiquement, souligner la coalescence du musical et du sensuel, ou du sexuel, dans le son : « Musique et sexe se ressemblent trop pour ne pas paraître condamnés l’un et l’autre à un sacrifice mutuel13 ». Aussi la musique de Bussotti se situe-t-elle sous le signe de l’eros. L’image du faune y contribue grandement dans Nuit du Faune (1990-1991) ou Questo fauno (1998-1999), d’après L’Éducation de Pan de Luca Signorelli. Bien sûr, le faune mallarméen – et celui de Debussy – n’en est pas absent, mais on croise aussi Pan et ses tardives répliques romaines, Faunus ou Sylvanus, les divinités issues des replis les plus sombres de notre imagination, dragons et boucs ithyphalliques qui habitent les grottes où débordent nos pulsions, lesquelles se heurtent de plein fouet, chez Bussotti, au jeu de l’érudition. Il n’est même jusqu’à The Rara Requiem (1968-1969, révision en 1970), pour ensemble vocal, chœur, guitare, violoncelle, instruments à vent, piano, harpe et percussion, qui ne doive se lire à la lumière de l’eros. Un requiem, genre par excellence sinon de thanatos, du moins de la mémoire du disparu, qui se trouve renversé en un rituel orgiastique. On pourrait disserter sur le nom de Rara, personnage allégorique que s’invente Bussotti dans les années 1960 et qui traverse quantité de titres d’œuvres : Rara (1964-1967), Ultima Rara (pop song) (1969), Raragramma (1979-1980), Raramente, déjà mentionné… Ce n’est toutefois pas ce qui retiendra notre attention, mais le fait que cette œuvre est née de la volonté insistante d’une personne bien vivante, et jeune, d’obtenir de Bussotti qu’il lui compose un requiem, pour l’écouter avant de mourir. Un requiem vivant et d’amour, pour « contempler en musique sa propre ombre ultra-terrestre : presque une métaphore, la plus belle et la plus sereine qui soit, sur l’immortalité ». Au long des parcours circulaires et lents des deux vastes sections de l’œuvre, l’immortalité s’identifie au pouvoir de raviver le passé avec une intensité telle qu’il devient une essence bien réelle et présente, partant, à la dimension mémorielle.

Plus encore que le corps, composante évidente, trop évidente, histrionique, de l’art de Bussotti, le critique et musicologue Luigi Pestalozza a donc fait de la mémoire la catégorie princeps de celui-ci, notamment dans I semi di Gramsci (1962-1971), pour quatuor à cordes et orchestre, d’après les lettres de prison du communiste italien, et le Quartetto Gramsci (1971), reprise pour quatuor à cordes de la première avec orchestre. La mémoire s’y exerce doublement. D’abord, au regard des mots de Gramsci : « La mémoire n’est pas le texte gramscien caché, tu et lisible au bas de la partition, mais dans les deux cas, le contraire : la musique est la mémoire du texte gramscien, des mots qui, écrits, ont pour mémoire le son, leur musique14 ». Ensuite, de la première œuvre à la seconde. Mémoire de l’autre et mémoire de soi, comme présence opérante, mais silencieuse. Du poids du passé, Bussotti écrit cependant, non sans ironie ou acerbité, et certes tardivement : « L’accumulation d’œuvres du Passé paralyse la musique vivante, obligeant les musiciens à rechercher sans cesse, jusqu’à l’absurde, de nouvelles formules. L’ENREGISTREMENT, en s’ajoutant à l’ÉCRITURE, rendra plus difficile encore de composer de la musique, mais aussi de l’interpréter15 ».

Tout autant que politique, cette mémoire ouvre une dimension esthétique : celle du baroque et du maniérisme, qui connotent une philosophie de l’art et de l’existence, faite de citations, de Wunderkammern, d’un savoir si riche et pesant qu’il en devient mélancolique. Du maniérisme, on retrouve deux dimensions essentielles : l’imitation au carré et la surabondance. L’art de Bussotti en appelle à des allusions, des copies ou des citations, imaginaires ou non. En cela, cet art participe d’un artifice au second degré, d’un art de l’art, et laisse accroire que le semblant porté à l’excès est plus vrai que la nature, ou du moins que sensations et sentiments priment sur la conformité avec ce qui serait perçu objectivement. Mais la forme se brise, s’évide, et l’œuvre s’organise autour d’une absence, sous un masque qui cache un envers à jamais invisible. Le jeu maniériste consiste à donner corps à la jouissance en la faisant passer alternativement de son excès à son défaut. Chez Bussotti, musicien abondant, pléthorique, débordant, cet excès a force de loi. L’absence de limite, le défi lancé à la raison, l’inutile de l’ornement, voire l’incontinence, s’opposent au nécessaire et suffisant de la logique sérielle. Dans The Rara Requiem, Bussotti met en musique un fragment des Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke : « Le beau n’est que le commencement du terrible », au croisement d’une ritournelle calme et dans une polyphonie presque gelée. Dans les tensions qui agitèrent l’histoire de l’art entre le beau classique et le sublime, né avec Kant, Bussotti a fait son choix : son art revendique une certaine « élégance ».


  1. Sylvano Bussotti, dans Enzo Restagno, « Conversand  », Nympheo, CD Ricordi, CRMCD 1019, 1992, p. 7.
  2. Sylvano Bussotti, « Extra » [1981], Disordine alfabetico, Milan, Spirali, 2002, p. 132.
  3. Sylvano Bussotti, dans Musiques en création, Genève / Paris, Contrechamps / Festival d’automne à Paris, 1989, p. 59.
  4. Theodor W. Adorno, « Vers une musique informelle » [1961], Quasi una fantasia, Paris, Gallimard, 1982, p. 294.
  5. Roland Barthes, « La partition comme théâtre » [1976], Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1995, t. 3, p. 387.
  6. Giovanna Morelli, Dopo il melodramma. Il teatro lirico di Sylvano Bussotti, Pise, ETS, 2009, p. 83.
  7. Sylvano Bussotti, « Musica e nuova musica » [1966], Disordine alfabetico, op. cit., p. 202.
  8. Sylvano Bussotti, « Extra », op. cit., p. 140.
  9. Voir Ivanka Stoianova, « Sylvano Bussotti : B.O.B. – Bussottioperaballet / Stratégies dissipatives dans Questo fauno et Tieste», Musiques vocales en Italie depuis 1945, Notre Dame de Bliquetuit, Millénaire III, 2005, p. 29-60.
  10. Sylvano Bussotti, « L’immagine fiabesca » [1983], Disordine alfabetico, op. cit., p. 180.
  11. De même, Phèdre (Fedra) (1980-1988), en trois actes et un intermède, se déroule au temps de la tragédie de Racine (Hôtel de Bourgogne, le 1er janvier 1677, date de création de Phèdre, devant la Cour) et l’année de naissance de Bussotti (1931).
  12. Giovanna Morelli, Dopo il melodramma, op. cit., p. 74.
  13. Sylvano Bussotti, « L’Homo Musicus » [1981], Disordine alfabetico, op. cit., p. 298.
  14. Luigi Pestalozza, « Bussotti al mio specchio: la categoria della memoria » [1988], L’opposizione musicale, Milan, Feltrinelli, 1991, p. 220.
  15. Sylvano Bussotti, « Il peso del passato e della storia, la sua influenza sulla cultura vivente » [1995], Disordine alfabetico, op. cit., p. 282-283.
© Ircam-Centre Pompidou, 2016


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